Gentleman-éditeur, Giulio Cappellini n’a pas son pareil pour flairer le talent. Des stars du design comme Marc Newson, Jasper Morrison ou Marcel Wanders se sont fait un nom en travaillant pour lui. Cette année, le designer bruxellois Sylvain Willenz rejoindra la dream team ! Rencontre avec un éternel chasseur de nouvelles têtes.

Quand on vous la raconte, l’histoire a tout d’une quatrième de couverture de roman de gare. Le genre de pitch un peu mélo où un type plein d’espoir en rencontre un autre qui a le pouvoir de changer sa vie. On a un peu de mal aujourd’hui à imaginer des superstars du design comme Marc Newson, Jasper Morrison ou Tom Dixon dans la peau du petit jeune qui aurait encore tout à prouver. Et pourtant, pour eux comme pour tant d’autres, tout a vraiment commencé lorsque leur route a croisé celle d’un dandy italien au flair infaillible. Ces  » premières fois « , Giulio Cappellini s’en souvient comme si c’était hier. Marcel Wanders l’attendait dans son atelier à Amsterdam avec des pâtisseries italiennes et du cappuccino. Ronan Bouroullec, lui, était tellement nerveux à l’idée de lui montrer son projet de  » cuisine désintégrée  » qu’il s’enfilait clope sur clope à l’extérieur de la salle d’exposition pour tenter de se calmer. Histoire de faire baisser la pression, Giulio est tout simplement sorti en griller une avec lui. Pour d’autres, il y a eu  » le  » coup de fil, suivi d’un vol, direction Milan, portfolio sous le bras avec en bout de course, parfois deux ou trois ans plus tard, une chaise ou un fauteuil édité par l’une des plus prestigieuses firmes de design. Quant à Sylvain Willenz, c’est à New York, dans le showroom de l’éditeur, que tout a commencé.  » J’avais mon portfolio sur moi avec un poster du projet Candy, rappelle le designer bruxellois. Par chance, Giulio était en ville et j’ai obtenu un rendez-vous avec lui le lendemain. J’étais convaincu que cette collection de meubles en métal avait un  » potentiel Cappellini « . Lui aussi, apparemment. Le courant est tout de suite passé entre nous.  » Des dizaines d’e-mails et trente-six mois plus tard, les tables – une version ronde et une version carrée disponibles dans cinq coloris différents – seront finalement dévoilées lors du Salon du meuble qui aura lieu à Milan du 17 au 22 avril prochain.

En détournant des barres d’acier normalement utilisées pour renforcer des structures de béton armé, le jeune diplômé du Royal College of Art, à Londres, sublime l’aspect commun et généralement peu attirant de ce matériau. La texture nervurée purement fonctionnelle devient décorative une fois recouverte de peinture laquée.  » Le travail de Sylvain Willenz est extrêmement sophistiqué, assure Giulio Cappellini. Il nous a fallu près de trois ans pour réussir à produire les pièces comme nous le voulions. Le produit que nous présentons à Milan doit être le bon. Le prix doit être correct aussi. Il ne suffit pas de balancer des prototypes. Il faut ensuite que la production suive. Je crois beaucoup dans le potentiel de Sylvain. Ce garçon pourrait bien devenir le nouveau Jasper Morrison. Mais ces choses-là prennent du temps. « 

Créée en 1946, la société Cappellini fabriquait à l’origine des meubles plutôt classiques de manière artisanale. Fraîchement diplômé en architecture, Giulio intègre l’entreprise familiale en 1979 et lui fait prendre un virage résolument contemporain, voire franchement avant-gardiste. Le secret de la Cappellini touch ?  » Lorsque je démarre une relation professionnelle avec un jeune designer, je ne lui passe jamais une commande pour un objet bien précis, explique Giulio Cappellini. Je lui montre notre catalogue et je lui demande d’imaginer quelque chose qui y trouvera sa place. Si vous regardez nos produits, vous trouverez des créations en apparence très simples de Jasper Morrison ou des frères Bouroullec à côté des formes organiques de Marc Newson. Chacun a son propre langage mais c’est important que tous se sentent membres d’une même famille. Nous avons réellement tous grandi ensemble. Derrière Cappellini, il y a l’idée de liberté.  » Un goût du risque et de la nouveauté, aussi, qui font du directeur artistique de la maison italienne l’un des trendsetters les plus influents de la planète design, selon Time Magazine.

Il y a dans le métier un véritable effet  » vu, approuvé et édité  » par Cappellini qui vous donne le pouvoir de lancer et même de faire des carrières. Grisant ?

Je ne vois pas les choses comme ça. D’ailleurs la plupart des designers qui ont travaillé ou travaillent encore avec moi sont devenus des amis. Ça m’est égal qu’ils soient nés à Sydney, Tokyo ou Bruxelles. Qu’ils aient 18 ou 80 ans. Au-delà du fait que nous devons éditer des meubles ensemble, faire des affaires, c’est la qualité de l’histoire que nous allons construire qui m’apparaît comme la plus importante. Personne n’a réellement besoin d’une nouvelle table, d’un nouveau sofa, d’une nouvelle chaise. Il existe des milliers de très bons produits sur le marché. Nous devons réussir à faire rêver les gens. Pour lâcher la bride, laisser libre cours à la création, il faut se sentir en confiance.

Vous n’avez jamais l’impression que la plupart des éditeurs attendent que vous fassiez une première sélection parmi les nouveaux talents. Qu’ils vous laissent prendre tous les risques, en somme ?

Peut-être ( rire). Mon ami Rolf Fehlbaum, le patron de Vitra, m’a déjà supplié de ne pas m’arrêter. Je ne suis pas quelqu’un de jaloux, au contraire. Le risque d’une première édition, je le prends avec le designer. C’est normal qu’il travaille aussi pour d’autres entreprises, même si je préfère que ce ne soit pas un de mes concurrents directs. Mais au final, nous avons tous beaucoup de respect les uns pour les autres, dans notre métier. Quand je rencontre quelqu’un de valeur, j’ai plutôt tendance à le présenter à d’autres éditeurs : Alberto Alessi, Piero Gandini chez Flos, Claudio Luti chez Kartell. Je suis fier que mes designers connaissent le succès. Cela veut dire que j’ai encore l’£il ( rire).

Le design est à la mode, bien plus qu’il y a vingt ans en tout cas. Et il y a de facto de plus en plus de candidats pour ce job. Comment vous y prenez-vous pour repérer un bon élément ?

Je voyage beaucoup, je parle avec les professeurs dans les écoles de design. Sur cent appelés, vous en aurez nonante qui feront sans doute un boulot correct pour un qui sortira vraiment du lot, deviendra le nouveau it boy ou girl et restera dans l’histoire. Je me laisse guider par mon instinct. Une attirance pour un détail, un dessin, un prototype. Je tombe littéralement amoureux de cet objet et je me dis que je ne pourrais pas vivre sans le mettre en production. C’est une question de feeling : il faut que le courant passe avec le créateur.

Beaucoup se lancent dans cette carrière avec le fantasme de devenir très vite des superstars, non ?

Moi, je sais qu’un jeune designer a besoin de temps, plus qu’il ne l’imagine d’ailleurs, pour se développer, apprendre à connaître et comprendre le marché. Quand ils sont étudiants, ils s’imaginent qu’il ne leur faudra qu’un an pour avoir la notoriété de Marc Newson ou de Marcel Wanders. Ces types-là ont des looks de rock stars auxquelles les jeunes rêvent de s’identifier. Mais derrière cette façade, il y a des années de travail. Un vrai parti pris créatif aussi. Je reçois au bureau plus de 300 portfolios par mois. Certains m’envoient dans un même carton des projets minimalistes ou carrément baroques. Ils n’ont pas de style propre. Ils viennent avec une chaise qu’ils trouvent géniale et qui, pensent-ils, les rendra millionnaires sans se rendre compte qu’Achille Castiglioni a conçu la même en mieux il y a plus de cinquante ans !

N’est-ce pas un peu paradoxal justement : de plus en plus de personnes, des trentenaires, notamment, disent aimer le design mais ce sont les classiques du XXe siècle qui se vendent le mieux…

Inventer une nouvelle forme, ce n’est pas facile du tout au regard des lignes magnifiques de ce qui a été créé dans les années 60. Pas facile en tout cas de les surpasser. Mais ce qui compte finalement, c’est que les gens soient sensibles au design. Pendant des années, ils ont eu peur d’acheter un meuble contemporain par crainte de s’en fatiguer, de devoir s’en débarrasser au bout de quelques années. La crise aidant, on a peut-être tendance à acheter  » safe « , à opter pour des produits qui durent. Heureusement, les intérieurs d’aujourd’hui ne sont plus uniformes. L’attitude du consommateur a changé : il se sent libre de mélanger les genres, les marques, les époques même parfois. Il ose placer côte à côte ses souvenirs de vacances en Inde ou en Chine et un meuble très moderne.

Il ne faut donc pas être un designer mort pour connaître le succès ?

Non, et heureusement d’ailleurs ! Même si les projets les plus ambitieux demandent souvent du temps avant de devenir populaires. C’est pour cela que je préfère parler de long-sellers plutôt que de best-sellers. Dans notre catalogue, nous avons des meubles de Tom Dixon ou de Jasper Morrison qui ont plus de 25 ans et qui se vendent mieux maintenant qu’au moment de leur lancement. Ce qui me fait dire que, parfois, cela vaut la peine de passer un peu plus de temps à travailler sur des produits existants – pour en améliorer le confort ou en réduire les coûts de fabrication, notamment – que de lancer à tout prix quelque chose de nouveau qui va phagocyter vos classiques. Le fait qu’un objet perdure au catalogue, c’est devenu une garantie de qualité pour le consommateur qui se sent prêt à prendre le risque d’investir.

Malgré l’intérêt croissant du grand public pour le design contemporain, est-ce plus difficile de faire ce métier aujourd’hui qu’il y a vingt ans ?

Certainement ! Dans les années 80, il suffisait de se laisser séduire par la ligne d’un objet pour décider de l’éditer… et d’essayer de le vendre ! Aujourd’hui, l’offre est beaucoup plus étendue, notamment grâce à des distributeurs comme Ikea qui ont fait beaucoup pour démocratiser le design. Il est sorti des showrooms et des musées pour se retrouver dans les magazines, pas toujours spécialisés. Que l’on vive à Milan, Bruxelles, Dubai ou Bombay, on dit aimer le design. Tout est question de pouvoir d’achat. Et d’espace disponible aussi : nous serons de plus en plus nombreux à l’avenir à devoir nous contenter d’un petit 70 m2 en ville pour vivre… Mettre quelque chose de nouveau sur le marché, c’est une responsabilité : il faut justifier que ce que vous proposez est plus intéressant et plus beau que ce qui existe déjà.

Tout n’a donc pas été fait en design ?

Certainement pas ! Même s’il faut se surpasser. Nous avons à notre disposition de nouveaux matériaux, de nouvelles techniques de production. Nous pouvons jouer avec les textures. La qualité se trouve dans les détails. Prenez le travail de Ronan et Erwan Bouroullec : ce qu’ils créent n’est pas purement rationnel. Cela vous touche en plein c£ur.

La crise vous force-t-elle à être plus prudent – et donc peut-être moins ambitieux – dans ce que vous proposez au consommateur ?

Je crois qu’il est possible aujourd’hui de continuer à développer des objets plus expérimentaux, des pièces quasi uniques, qui flirtent avec l’art contemporain. Mais une marque comme la nôtre doit aussi être capable de produire des meubles qui soient plus populaires dans le bon sens du terme, plus accessibles aussi sans que cela implique de faire des concessions à la créativité. Comme je l’ai dit, les gens mélangent : ils achètent une table chez Cappellini et des chaises chez Ikea. J’étais encore la semaine dernière dans un de leurs magasins : ils sont vraiment bons en design ! Mais il faut savoir ce que l’on achète. Il n’y a pas de miracle. Nous sommes davantage dans l’expérimental. À nous de réussir à montrer ce qui se cache derrière nos produits : les années de recherches, le coût de fabrication de nos moules, le 100 % made in Italy, la garantie de durabilité.

Êtes-vous souvent copiés ?

Vous n’avez pas idée ! Cela nous arrive de montrer des modèles au Salon du meuble de Milan, en avril, et de trouver des copies sur le marché avant même que nous ayons réussi à mettre nos meubles en production en respectant les standards de qualité que nous nous imposons ! Le grand public connaît les marques de mode mais pas les marques de design. Les gens reconnaissent les formes d’un sofa ou d’une chaise de Jasper ( NDLR : Morrison) ou de Marc ( NDLR : Newson). Et parfois même sans le savoir, ils achètent une copie. C’est étrange, vous ne trouvez pas ? Les vrais amateurs de Vuitton ou Prada veulent un original. En design, on veut le modèle créé par le designer sans accepter de rémunérer l’éditeur qui détient les droits de fabrication. Je crois qu’à l’avenir nous allons devoir  » estampiller  » nos produits Cappellini comme cela se pratique déjà chez Cassina ou chez Vitra.

Si les marques de mode sont si connues aujourd’hui, c’est aussi parce qu’elles font sans cesse parler d’elles, notamment dans des campagnes de pub. À quand Brad Pitt prenant la pose dans un fauteuil Cappellini ?

Cela me coûterait très cher ( rire) ! Nous n’avons pas les mêmes rythmes de travail que la mode et nos deux mondes s’observent et se jalousent à Milan. La faune qui gravite autour de la Fashion Week n’est pas la même que celle qui arpente les rues de la ville pendant le Salon du meuble. La mode nous envie notre culture, nous fantasmons sur leur turnover ( rire) ! Ce qui nous différencie le plus, c’est la pérennité de nos produits. C’est là qu’est notre force, c’est là-dessus que nous devons communiquer.

Quel regard portez-vous justement sur toutes ces marques de mode qui disent faire du design ?

Je ne pense pas que cela nous fasse du tort en tout cas. Mais nous ne jouons pas dans la même cour. Chacun son métier. Je n’ai pas peur de dire à Monsieur Armani qu’il n’est pas un créateur de meuble au sens où moi je l’entends. Je ne prétends pas pour autant que tout est à jeter. Ce sont deux univers totalement différents avec d’autres contraintes et d’autres notions de temps. Ce qu’ils font convient très bien pour décorer des hôtels ou des restaurants. Mais quand on est une marque de mode, distribuer des meubles, ce n’est pas du tout évident. Dans un flagship store, sur une même surface de vente, vous écoulez pour 10 000 euros de sacs contre à peine 2 000 euros de canapés. Je vous laisse faire les maths à long terme. Mais bon, je ne veux pas paraître méprisant : je respecte le travail de tous dès qu’il y a de l’innovation derrière, si c’est malin. Après tout, peut-être qu’il y a des gens prêts à payer très cher pour un canapé griffé…

Les mêmes que ceux qui investiraient dans une chaise Cappellini pour Disney ?

Je reconnais que cette collaboration avec Disney en a surpris plus d’un, moi le premier pour être honnête. Je reçois des propositions de partenariats à la pelle et je suis donc très prudent lorsque je fais du stretching de marque, comme on dit. J’ai toujours refusé de lancer un parfum ou une ligne de vêtements. Où serait ma légitimité ? Quand Disney m’a sollicité pour imaginer une collection de meubles en cobranding, je me suis d’abord demandé ce que nous avions en commun. Leur manière de communiquer n’est pas du tout la nôtre et je ne vous parle même pas du côté kitsch de leur merchandising. Et puis j’ai visité leur QG à Los Angeles. Je me suis penché sur leurs archives et j’ai été carrément bluffé. Walt Disney était vraiment un visionnaire. Il a fait travailler des artistes, des architectes. J’ai découvert la culture Disney : c’est la seule société qui n’a pas recours au système Pantone et a développé sa propre palette de couleurs. Beaucoup de gens n’ont vu dans cette aventure qu’un coup de marketing et peut-être que l’avenir leur donnera raison. L’expérience en tout cas en valait la peine : au sein de cette entreprise gigantesque, je me suis senti chez moi.

L’avenir du design se jouera-t-il, comme pour tout le secteur du luxe, dans les pays dits émergents ?

Indiscutablement, ces nouveaux marchés sont très importants. En Inde, il existe une véritable culture du design car c’est là que se retrouvent les plus grands collectionneurs d’art contemporain. En Amérique du Sud aussi : 80 % des pièces que nous vendons dans notre magasin de Miami partent là-bas. L’Europe n’est plus le centre du monde, en termes de chiffres mais aussi de créativité. Ceux qui vous disent que les Chinois ne sont que des copieurs se trompent complètement. Il y a là-bas des photographes et des artistes incroyables. Pour la collection  » Cappelini loves… « , je suis en train de mettre en place des collaborations avec des artisans et des designers en Inde, en Amérique du Sud et au Vietnam.

Vous n’avez jamais eu envie de rassembler, pour une photo de famille, tous les créateurs qui ont un jour travaillé avec vous ?

J’en rêve ! Je vous avoue que j’ai déjà commencé à dresser une liste. C’est trouver une date qui convienne à tout le monde qui risque de poser problème car tous ces designers sont très occupés et vivent aux quatre coins du monde ! Peut-être dans la foulée d’un Salon de Milan ? Je nous verrais bien tous au soleil, à siroter un verre de prosecco, au bord du lac de Côme…

PAR ISABELLE WILLOT

 » TOUT N’A CERTAINEMENT PAS ÉTÉ FAIT EN DESIGN. MAIS NOUS DEVONS NOUS SURPASSER. LA QUALITÉ SE TROUVE DANS LES DÉTAILS. « 

 » L’EUROPE N’EST PLUS LE CENTRE DU MONDE, NI EN TERMES DE CHIFFRE D’AFFAIRES, NI EN TERMES DE CRÉATIVITÉ. « 

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