Pascal Bruckner livre avec Mon petit mari, une fable à la fois hilarante et effroyable sur la fin du patriarcat et les affres de la vie conjugale. A bientôt 60 ans, le philosophe romancier garde l’esprit sagace du penseur libertin et libertaire. Rencontre.

Pascal Bruckner ne fait pas dans la concession. Brocardeur de première, l’auteur du Nouveau désordre amoureux, de La Tentation de l’innocence et des Voleurs de beauté s’empare avec férocité des mythologies qui fondent notre époque : dictature de l’hédonisme, survalorisation de la beauté, peur de vieillir… Aux antipodes des discours bienséants, cet  » éternel galopin  » (in Lire, de septembre 1997), classé à la fois parmi les philosophes politiquement réactionnaires et parmi les libres-penseurs de la chair signe avec Mon petit mari un conte drôle et cruel sur la mise à mort du mâle dominant. A une époque, où la virilité tourne fou, où le mariage bat de l’aile et le patriarcat fait mauvaise figure, l’homme se sent tout petit. Bruckner pousse la métaphore jusqu’au bout : Léon, le pauvre héros de Mon petit mari se métamorphose en homoncule. Le déclencheur de cette terrifiante transformation ? Chaque enfant qu’il donne à la plantureuse Solange lui ôte 39 centimètres. Après un fils et une fille, les deux jumeaux donnent le coup de grâce : Léon mesure 0,88 mètre. Comment va-t-il assumer son autorité face à sa progéniture et continuer à séduire son épouse ? Bref, rester à la hauteur ? Mâle en point le Léon.

Weekend Le Vif / L’Express : A l’aube de la soixantaine, comment va Pascal Bruckner, le pourfendeur du jeunisme ?

Pascal Bruckner : C’est vache, ça… Ben, écoutez, je survis. Ce qui est essentiel, c’est d’être dans un état physique et psychique convenable. Mon objectif est de continuer à vivre comme j’ai vécu jusqu’à maintenant. Ne rien changer de mon existence. Sans accorder le moindre crédit à l’idée de sagesse. Il n’y a pas de sagesse de la vieillesse, il n’y a que du renoncement. On renonce à certaines choses parce qu’on est plus capable de les faire. La Rochefoucauld a une phrase extraordinaire :  » Les vieillards donnent de bons conseils à défaut de pouvoir encore donner de mauvais exemples « . C’est absolument vrai. S’il existait un miracle dans les sociétés contemporaines, ce ne serait pas de vivre jusqu’à 100 ans, ce qui en soi peut devenir une véritable calamité, ce serait d’avoir jusqu’au bout la vivacité et le dynamisme d’un homme de 30 ans, le bon côté de son immaturité. Il y a deux types d’immaturité. La mauvaise, pulsionnelle, capricieuse, impatiente. Et la bonne qui permet de ne pas se laisser gagner par le scepticisme, la fatigue, la lassitude, celle qui nous aide à poser un regard neuf sur le monde.

Chaque fois qu’un enfant naît, Léon, le triste héros de Mon petit mari perd plusieurs centimètres. Pourquoi la paternité le fait-il rétrécir au moment précis où il doit prendre ses responsabilités ?

D’abord parce que c’est drôle. Et aussi parce que les enfants nous signifient que nous ne sommes pas immortels. La naissance des enfants, comme disait Hegel, est la mort des parents. L’enfant nous remet dans l’ordre des générations. Il nous apprend que nous ne sommes plus des enfants nous-mêmes ; des enfants vieillis peut-être mais des adultes.

Vous dépeignez les enfants comme des petits monstres angéliques. Voyez-vous l’enfant-roi, dont les livres de psychologie destinés aux parents déboussolés traitent abondamment, comme une malformation de notre société ?

Oui. Mais ça ne date pas d’aujourd’hui. J’étais moi-même un enfant-roi. J’ai connu cette consécration. Ça a quelque chose d’assez beau l’enfant-roi, c’est la célébration des commencements. Mais trop célébrer l’enfant c’est l’enfoncer dans son enfance, ne pas lui donner les moyens d’en sortir. Le mythe de l’enfant-roi fonctionne parce que tout le monde voudrait retomber en enfance. Le rêve des adultes aujourd’hui, c’est d’avoir des corps développés alliés à l’irresponsabilité de l’enfance, à sa spontanéité. Nous sommes d’ailleurs convoqués en permanence en tant qu’enfant-roi dans les supermarchés. Le monde commercial fait de nous des espèces d’enfants gâtés à qui on demande sans arrêt de ne jamais se frustrer, de ne jamais rien se refuser. Le supermarché est l’espace même de la tentation permanente et du refus de la frustration. Le consumérisme nous replonge en enfance, c’est sa force, son génie. Nous y succombons tous.

Sade et Fourier ont façonné deux des grands systèmes amoureux de la modernité. L’un serait fondé sur la haine et la vexation. L’autre sur la charité. Mon petit mari comporte ces deux systèmes. Il y a un va-et-vient permanent entre la compassion et la violence envers Léon ?

Oui, c’est vrai. Au départ, nous avons un couple de gens très amoureux. Et malgré leur différence de taille, Solange accompagne Léon dans toutes les épreuves sans jamais l’abandonner. Mais petit à petit ses enfants et son épouse vont le transformer en martyr de la petitesse, du rétrécissement, ce qui va faire de lui le bouc-émissaire de sa famille. Dans ce couple, il y a effectivement à la fois la tendresse maximale et la cruauté absolue. On n’est jamais aussi cruel qu’avec les êtres qui vous sont proches. Parce qu’on les a sous la main et qu’on peut les  » sadiser  » tranquillement.

Quand il commence à rapetisser, Léon garde étonnamment son phallus intact. Il reste d’ailleurs l’amant de Solange tant que son pénis reste à taille humaine. Voyez-vous Léon comme un homme objet, victime de la dictature de l’orgasme ?

Tout le livre est fondé sur un renversement des valeurs. C’est l’homme qui est petit et la femme qui est grande. C’est l’homme qui est un objet sexuel et la femme le prédateur. Quant à la dictature de l’orgasme, je pense que beaucoup d’hommes voudraient vivre sous cette dictature. Même s’ils en sont victimes. Il suffit de lire Houellebecq : le corps de la femme reste l’objet le plus fascinant et le plus interdit qui soit.

Mon petit mari développe une idée pour le moins pessimiste du mariage. Ce dernier est-il forcément un broyeur de personnalité, une machine infantilisante ?

Oui et non. Je me garderais bien de généraliser. Cela dit, pour les hommes c’est souvent le cas. Curieusement, comme la critique du machisme a eu lieu, beaucoup d’hommes se disent que pour complaire à la nouvelle vision sympa que l’homme doit donner de lui-même, ils ont droit à toutes les régressions : redevenir un enfant parmi d’autres, se laisser materner, bercer, cajoler. On voit beaucoup de couples modernes où l’homme devient peu à peu l’enfant de sa femme.

Autre conséquence de la fin du machisme : la boussole de la virilité tourne fou… En substance, beaucoup de femmes semblent dire :  » mon homme doit être capable de déchirer ma robe le soir et de la recoudre le matin « …

C’est là toute l’ambiguïté du féminisme contemporain qui récuse l’homme comme macho mais qui le convoque comme amant. Aujourd’hui, vous n’avez plus le droit d’être macho mais vous avez plutôt intérêt à être un bon amant, c’est-à-dire un homme à la virilité affirmée. Premier point. Le deuxième point, c’est que les femmes elles-mêmes sont dans une ambiguïté tout à fait patente puisque elles ne veulent plus du macho autoritaire et en même temps n’arrêtent pas de se plaindre que les vrais hommes ont disparu. Donc on ne sait plus très bien où est la place de l’homme. Cela dit, malgré les changements de mentalité, ce monde est encore taillé pour les hommes : l’accession aux postes à haute responsabilité leur est toujours largement favorable. C’est pour ça aussi que l’homme fait une bonne victime dans mon livre. C’est une victime ridicule. Parce qu’il a été dominant. C’est toujours drôle de voir s’écrouler les idoles.

On a pu le lire dans une récente enquête sur les nouveaux solitaires publiée dans Le Monde 2 : il existe de plus en plus de célibataires assumés… Comme Pascal Bruckner ?

Le couple moderne poursuit une quête impossible : son épanouissement accouplé à celui de chacun des membres qui le forme. C’est étonnant. Dans les années 1960, on pensait que le couple allait dépérir par le développement d’une forme de vie communautaire. Et là, c’est plutôt la monade individualiste qui triomphe. J’ai vécu deux fois en couple. Pour le moment, je suis effectivement célibataire. Et plutôt content de l’être. J’ai toujours eu beaucoup de réticences à entrer dans la vie de couple et beaucoup de joie à en sortir. Evidemment, on perd un certain nombre d’avantages mais suis resté ancré sur une vieille idée de la liberté qu’est l’indépendance. Le célibat, c’est la volonté de ne pas laisser l’autre empiéter sur votre vie privée. Ne pas avoir à rendre de comptes, ne pas être obligé de mentir en permanence, pouvoir donner libre cours à tous ses désirs sans en référer au tribunal suprême de la fidélité conjugale.

Pardonnez-vous facilement l’infidélité ?

Oui. D’abord parce qu’on me l’a souvent pardonnée. Je considère que la fidélité physique – je ne parle pas de la fidélité morale – est un idéal difficile à réaliser pour les être faibles que nous sommes. Tout le monde trompe, tout le monde est trompé. Mais ce n’est pas bien grave, on survit très bien. Tout dépend où l’on place sa jalousie. Soit on est jaloux de l’autre et on est très malheureux parce que personne ne vous appartient et que les désirs, même ceux d’une personne qui vous aime, peuvent se porter à tout instant sur une autre. Soit on est jaloux de son indépendance. Ce qui est mon cas. Je valorise mon indépendance au détriment d’une fidélité illusoire. Je ne considère d’ailleurs pas que l’exclusivité sexuelle soit une bonne chose.

Votre fable s’inscrit-elle volontairement dans l’air du temps ?

Oui et non. La fable est un genre désuet et l’histoire tout à fait contemporaine. La fable me permet de prendre une certaine distance par rapport à l’actualité. C’est parfois en étant le plus désuet qu’on est le plus actuel. Le principe du contretemps est assez fécond en art comme en littérature. On a toujours l’idée naïve qu’il faut coller à son époque, être absolument contemporain de tout ce qui se passe. C’est le principe de la mode. Comme disait l’autre, il faut être absolument moderne, c’est-à-dire ne jamais s’abstraire une minute de tous les courants du temps. Je pense que c’est assez vrai quand on est jeune. Puis après, quand on prend un peu de bouteille, on se dit que le réinvestissement dans des formes littéraires ou artistiques dépassées permet de dire beaucoup de choses que les formes plus modernes ne disent pas.

Passerez-vous Noël en famille ?

Mais oui, je le passerai en famille ! Avec ma fille, sa mère, mon ex-belle mère… On va être assez nombreux. C’est la situation idéale : ne pas vivre en famille mais en avoir tous les avantages : les fêtes, les réunions, la chaleur. Cela rejoint mon rêve d’indépendance absolue. Noël est un moment magique. Et la métaphore de notre société : on est submergé de cadeaux jusqu’à saturation du désir. Noël, c’est aussi la célébration de l’enfant : Jésus, le premier enfant-roi. On y revient. L’enfant-roi est en fait un mythe christique qui désigne un enfant comme notre sauveur. Merveilleux et inquiétant à la fois.

Mon petit mari, par Pascal Bruckner, Grasset, 218 pages.

Propos recueillis par Baudouin Galler

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