Transformer nos vieux jeans en tapis trendy ? C’est l’idée de Carpet of Life, start-up belge d’upcycling. Un projet novateur, lancé par deux soeurs, et qui permet de soutenir des tisserandes sahariennes précarisées.

Pas moins de 250 millions de jeans sont vendus annuellement en Europe. Chaque dressing belge en compte en moyenne sept, dont certains ne quittent très certainement jamais le placard… Une idée pour ces oubliés de la garde-robe ? Les envoyer au Maroc. Non pas dans le but d’en faire don aux plus nécessiteux mais plutôt pour les transformer en tapis, grâce à une jeune entreprise de chez nous, Carpet of Life, qui emploie là-bas des tisserandes expérimentées. Pour ce faire, il suffit de déposer, à Gand, au siège de la société, un lot de vêtements usés – il faut compter environ 15 kilos pour un modèle d’environ 1,30 m sur 2,10 m, qui sera vendu 545 euros tout compris. La start-up se charge du reste, le client pouvant néanmoins suivre le processus de fabrication de A à Z via son compte Pinterest. Concrètement, les fripes parcourent environ 3 000 km en camion pour rejoindre l’atelier marocain, situé à M’Hamid El Ghizlane, un petit village en bordure du Sahara. Certaines artisanes travaillent sur place, d’autres de chez elles. Au total, une cinquantaine de femmes réparties dans quatre villages sont ainsi mises à contribution.

Les jeans usagés sont d’abord coupés en longues bandes. Puis, ces dernières sont attachées manuellement pour former les fils qui constitueront la carpette, dont le design est élaboré en cours de processus, sans croquis préalable – même si certains dessins traditionnels, comme les carreaux par exemple, sont récurrents. Trois à quatre personnes bossent sur le même tapis et s’accordent préalablement sur le patron et les couleurs. Libre au propriétaire des denims de faire part de ses envies mais il est impossible de savoir précisément à quoi ressemblera le projet finalisé, l’entreprise mettant un point d’honneur à laisser à ses collaboratrices une part de créativité. Outre les jeans, d’autres vêtements peuvent être expédiés, comme des écharpes en laine, des serviettes, des nappes ou des bas Nylon. Seule exception : les sous-vêtements, question d’hygiène et de respect des mentalités. Si les pièces envoyées possèdent une histoire particulière – robe de mariage, dressing de grossesse ou d’une personne décédée -, on le signalera, en guise d’inspiration, dans une lettre jointe au package.

TRADITION NOMADE

Dans les villages d’anciens nomades du Sahara, l’art du tissage se transmettait naguère de mère en fille. Si cette dernière était incapable de confectionner une carpette, elle n’avait que très peu de chances de trouver un mari. Et pour cause, ces  » boucherouites « , ou  » tapis de chiffons « , étaient à la base de toute la décoration, des murs au sol. Vivant dans une grande précarité, les habitants n’avaient d’autre choix que de les confectionner à l’aide de bâches de tentes déchirées, de vêtements usés et d’autres rebus du genre. La tradition a commencé à se perdre lorsqu’a débuté la commercialisation à bon prix d’articles conçus mécaniquement. Carpet of Life tente donc désormais de sauvegarder ce savoir-faire, tout en surfant sur la tendance de l’upcycling. Pour preuve, la boîte gantoise compte déjà de nombreux fans, parmi lesquels la rédactrice en chef néerlandaise de Harper’s Bazaar, qui a envoyé au Maroc sa toute première pièce griffée – un pull bleu en coton Versace Classic. Des entreprises soutiennent également l’initiative, comme le label kids Fred & Ginger, qui a commandé pour ses boutiques une série de tapis confectionnés à l’aide d’anciens échantillons et de rouleaux de tissus inutilisés. Et la ville de Gand possède également son propre exemplaire, en guise de symbole de multiculturalité. Pour le confectionner, cinquante-six femmes de diverses nationalités ont fait don d’une pièce chère à leurs yeux.

PARFAIT DUO

Derrière ce projet se cachent deux frangines (lire par ailleurs notre dossier  » Jamais sans ma sæur « ), installées dans la cité est-flandrienne : Hendrikje et Marion Meyvis.  » Notre point de départ est la co-création : un mix d’ici et de là-bas, de tradition et d’innovation, résume Hendrikje. Malgré notre implication sociale, nous ne voulons pas que notre entreprise soit considérée comme une association à but non lucratif. Nous proposons un article branché et nous travaillons sur l’image de marque. Nous souhaitons que les gens achètent notre produit parce qu’ils le trouvent beau et non parce qu’ils veulent faire une bonne action.  » Les tisserandes marocaines sont d’ailleurs à égalité avec les autres employés.  » Nos compétences sont complémentaires, explique Marion. Elles possèdent les techniques, nous avons le sens commercial. Nous les aidons à mettre au point une ligne vendue en Occident, et elles sont très fières du succès rencontré au-delà de leurs frontières. Leur confiance en elles en est boostée. Nous leur avons remis un appareil photo digital pour immortaliser la confection et elles le font avec grand plaisir. Internet est rare dans cette région du pays mais elles se rendent spécialement dans un cybercafé pour nous envoyer les clichés.  »

Les soeurs Meyvis ont lancé Carpet of Life il y a un peu plus d’un an sur la base d’une idée de Butterfly Works, une entreprise amstellodamoise qui se décrit comme  » studio de design social « . L’ambition de cette structure : lutter contre la pauvreté par le biais du design. Cette société met des projets sur pied puis cherche des repreneurs pour les faire fructifier dès que le concept commence à plaire. Elle a initié la transformation de carpettes en 2009, avec Taragalte Concept, un partenaire marocain qui se bat pour la préservation de l’héritage ancestral.  » Cela faisait un moment que nous rêvions de lancer un label équitable, complète Marion. L’idée d’origine était de le créer nous-mêmes mais lorsque nous avons appris que Butterfly Works cherchait un successeur pour Carpet of Life, nous ne pouvions pas laisser passer cette opportunité.  » La région qui entoure M’Hamid compte de nombreux artisans et lors de leur dernier voyage, les deux soeurs ont découvert un autre produit qu’elles commercialiseront dès le mois de mai prochain : des échelles en osier dont l’extérieur est recouvert de sacs en plastique.  » Malgré la récente loi interdisant les sachets non biodégradables, le Maroc a un gros souci avec ceux-ci, note Hendrikje. Par endroits, le désert en est jonché. Grâce à ce produit, ces déchets retrouvent une utilité.  »

VECTEUR D’ÉMANCIPATION

Autrefois, M’Hamid était la dernière oasis où les caravanes faisaient étape avant de se lancer dans le désert pour gagner Tombouctou, au Mali, soixante jours plus tard. De cette halte mythique, il ne reste désormais plus grand-chose. En cause : une sécheresse persistante et la progression du désert. Les anciens nomades sont aujourd’hui forcés de vivre de façon sédentaire dans le village et cette situation entraîne une série de problèmes sociaux, comme la migration des hommes vers les villes dans le but d’y chercher un emploi. Nombreux sont ceux qui n’en reviennent pas, soit parce qu’ils ont honte de ne pas avoir trouvé de job, soit parce qu’ils ont débuté une nouvelle vie là-bas. Une catastrophe pour les femmes et les enfants restés au village. Carpet of Life leur permet donc de subvenir aux besoins de leurs familles.  » Un emploi rémunéré leur offre aussi un statut et le tissage est en outre une activité très sociale, explique Marion. Elles travaillent ensemble, boivent le thé et discutent de leurs problèmes. La plupart sont analphabètes et nous les formons également à la lecture et à l’écriture en arabe.  » Ce qui a frappé les deux Gantoises lorsqu’elles se sont rendues sur place, c’est l’attachement que les tisserandes avaient pour leur oeuvre.  » Elles considèrent presque les tapis comme leurs propres enfants, constate le tandem. Lorsqu’il est terminé, elles vont parfois jusqu’à le baptiser avec de l’eau.  »

PAR IRIS DE FEIJTER

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content