À 34 ans, Nicolas Guiot a vu Le Cri du Homard, son premier court-métrage, couronné par un Magritte et un César en 2013. Une belle histoire de cinéma commencée derrière la caisse du Parc, à Charleroi.

Il y des choses que l’on n’a pas envie de voir pour ce qu’elles sont. Parce que ça bousculerait notre conviction d’être dans le bon. Du haut de ses 6 ans, Natalia n’a qu’une seule certitude, dictée par l’instinct animal de survie qui se fiche des apparences : Boris, ce frère revenu du front tchétchène, avec son regard de brute hébétée, son corps marqué de cicatrices que même sa propre mère feint d’ignorer, ce frère a changé. A jamais. Le récit qui s’écrit devant la caméra presque naturaliste de Nicolas Guiot n’est pas une histoire de rédemption rassurante. Le Cri du Homard, premier film du jeune cinéaste originaire de Charleroi, collectionne, depuis sa première projection, les récompenses auxquelles se sont ajoutés en début d’année un Magritte et un César du meilleur court-métrage.  » Une carte de visite extraordinaire « , reconnaît celui qui, grâce au zèle d’une presse régionale prompte à retrouver les siens,  » ne s’est jamais senti aussi carolo  » que depuis la remise de ce trophée qui a soudain (re)fait de lui l’enfant d’un pays quitté depuis plus de dix-sept ans déjà.  » Aujourd’hui, je me sens tout autant bruxellois et je ne me vois pas retourner vivre là-bas, mais c’est là que sont mes racines « , reconnaît-il. L’endroit aussi où tout a commencé.

D’où vous est venue cette envie de faire du cinéma ?

C’est arrivé petit à petit. Adolescent, j’allais voir des films tout seul dès que je le pouvais. Ma mère acceptait aussi de me servir de caution morale si c’était enfants non admis. Puis, je suis devenu bénévole au cinéma Le Parc, à Charleroi (lire par ailleurs), ce qui m’a permis de découvrir un nombre incroyable de films. A 17 ans, je suis parti à Liège étudier la philosophie. A la fin de mes études, j’ai tenté l’examen d’entrée à l’INSAS (Institut National Supérieur des Arts du Spectacle), à Bruxelles, mais je n’ai pas été retenu. Sur le coup, j’étais très déçu mais j’ai entamé une licence en écriture et analyse de scénarios à l’ULB où j’ai croisé la route de Luc Dardenne : il est devenu mon directeur de mémoire et, surtout, m’a fourni mon premier boulot sur le tournage de L’Enfant.

La réalité d’un plateau est sûrement moins glamour que l’idée qu’on s’en fait, non ?

En effet ! J’ai débuté comme stagiaire régie et je ne pouvais pas rêver mieux pour apprendre toutes les ficelles d’un métier bien plus organisé et hiérarchisé que les gens ne l’imaginent. Sur un plateau de cinéma, chaque poste a son équipe, son chef, son adjoint, ses assistants, ses stagiaires… La régie est là pour aider tout le monde et veiller au bien-être de tous. C’est sans doute le job le plus ingrat qui soit : vous êtes très loin des idéaux et des grandes théories universitaires. Tout à coup, vous basculez dans le concret, à courir partout pour dénicher un accessoire improbable, à bloquer des voitures vêtu d’un gilet orange toute la nuit… Au départ, je n’étais pas du tout fait pour ce job, je devais d’ailleurs être très mauvais quand j’y repense, parce que je suis plutôt quelqu’un de lent qui n’a pas beaucoup de sens pratique, et là, on me demandait de réagir au quart de tour ! Mais j’y ai fait mon trou. Surtout, j’y ai rencontré des techniciens, des comédiens qui sont devenus des amis et avec lesquels je travaille encore aujourd’hui.

Comment est née l’idée de tourner un film inspiré par la guerre en Tchétchénie, conflit si proche et en même temps si éloigné de nous ?

Je suis tombé un peu par hasard sur un documentaire diffusé par Arte intitulé Les Corbeaux blancs qui parlait justement de ces jeunes soldats russes revenus de Tchétchénie complètement détruits, délaissés par le pouvoir et incapables de se reconstruire, de se réinsérer après avoir vécu des choses abominables. Ici, on en parlait très peu, rares étaient les journalistes qui s’étaient rendus sur place et les témoignages que l’on entendait étaient particulièrement atroces. La thématique de l’indicible, du non-dit me poursuit aussi depuis que j’ai travaillé, pendant mon mémoire de philosophie, sur la notion de silence telle qu’évoquée par le philosophe Jean-François Lyotard, lorsqu’il parle de l’incapacité qu’avaient, par exemple, les rescapés d’Auschwitz à mettre en mots certaines expériences…

Votre film ne montre rien des exactions, le héros n’en parle pas non plus. Et pourtant, on devine l’horreur à chaque plan…

La force du cinéma, c’est justement de pouvoir exprimer beaucoup de choses sans les dire. Au-delà d’un problème bien pragmatique de production qui m’aurait de toute façon empêché de reconstituer le conflit, ce qui m’intéressait reposait davantage sur l’après que sur le pendant. Je ne voulais pas non plus que les dialogues, en russe d’ailleurs la plupart du temps, soient trop explicites. J’ai plutôt cherché à montrer les conséquences impalpables de ce genre de conflit.

Il est difficile de ne pas penser, en regardant ce soldat traumatisé à vie, aux jeunes Belges qui sont partis combattre en Syrie…

Pour moi, il y a quand même une différence de taille : ceux qui partent aujourd’hui en Syrie le font sur une base volontaire, pour défendre une cause dans laquelle ils croient. Les soldats russes envoyés de force à la boucherie en Tchétchénie n’avaient pas le choix. Bien sûr, derrière cette guerre, il y avait aussi une idéologie fondée sur une haine ancestrale du Tchétchène que la journaliste assassinée Anna Politkovskaïa n’hésitait pas à qualifier de  » nouveau Juif « . J’ai mis dans la bouche du père de Boris des propos tenus par Poutine qui n’hésite pas à traiter les Tchétchènes de  » chiens enragés qu’il faut exterminer « .

En même temps, en faisant coïncider le retour de Boris avec la prise d’otage par un commando tchétchène de centaines d’enfants dans une école à Beslan, vous refusez de choisir un camp…

Boris, comme beaucoup de ses semblables, a sans doute été tout autant bourreau que victime, car les pires tortures à l’encontre des soldats russes se passaient parfois au sein même de leur propre armée. S’il y a un jour eu des enjeux politiques et financiers très discutables à la base du conflit, l’idéologie a fini par se diluer. On assiste à une banalisation du mal qui fait qu’on massacre un peuple et qu’on envoie des gamins se faire tuer sans plus savoir pourquoi. C’est aussi pour cela que j’ai voulu raconter cette histoire à travers les yeux de Natalia qui n’est pas du tout partisane : elle ressent juste une peur viscérale à l’égard de ce frère qu’elle ne reconnaît plus. Elle choisit de s’enfuir là où les adultes vont tenter de cacher leur malaise derrière un semblant de savoir-vivre.

Quel a été votre plus grand défi dans ce tournage ?

Le casting ! Il nous a pris presque un an, car nous devions trouver des russophones qui parlent aussi français pour pouvoir être dirigés. Puis, tourner avec un enfant n’est, en soi, jamais facile. Ici, la petite fille devait en plus être bilingue. Mais finalement, c’est ce dont je suis le plus fier : 80 % du travail de direction d’acteur était fait une fois le casting terminé. On ne devait plus se préoccuper que des nuances. Aujourd’hui, même lorsque l’on met au point un court-métrage, la pression est de plus en plus forte sur le réalisateur pour qu’il tourne avec quelqu’un de connu. Avec le risque qu’il passe avant le personnage. Qu’il bouffe le film. Sans avoir la moindre garantie de faire un succès commercial.

Aujourd’hui, vous êtes aussi et même surtout producteur. Qu’est-ce qui vous plaît dans cette facette-là du métier ?

Lorsque j’ai fondé Ultime Razzia en 2006 avec Benjamin d’Aoust, Jérôme Duquène, Grégory Lecocq et Stéphane Tassin, c’était au départ pour produire nos propres films, mais au fur et à mesure, nous nous sommes ouverts à d’autres réalisateurs. Je me suis retrouvé producteur un peu par accident mais finalement j’y ai pris goût. Car c’est l’une des rares personnes, avec le réalisateur, à suivre le projet de A à Z, à l’accompagner dans son succès. On est un peu dans l’ombre, on fait le maximum pour mettre son équipe en avant. La place de producteur me convient assez bien d’ailleurs. Je suis un peu de l’école de Peter Brook et de Terrence Malick : si je le pouvais, je laisserais mes films vivre leur vie et les gens en parler à ma place.

Ce César du meilleur court-métrage, c’était une vraie belle surprise ?

Complètement ! Nous ne nous y attendions pas du tout, vraiment ! Nous étions déjà ravis de faire partie des douze films présélectionnés. Puis d’être dans les derniers nominés. Mon producteur français n’est pas un type qui a le bras long et on entendait tellement dire que tout est affaire de copinage et de lutte d’influences ! Je peux attester que non ! Quand on voit le nombre de films tournés aujourd’hui, le simple fait d’être sélectionné dans un festival, d’être sur la shortlist aux Césars, aux Magrittes, aux Oscars, c’est déjà une victoire. C’est en tout cas le message que je veux faire passer à tous les jeunes réalisateurs.

PAR ISABELLE WILLOT / PHOTOS : JULIEN POHL

 » SI JE LE POUVAIS, JE LAISSERAIS MES FILMS VIVRE LEUR VIE ET LES GENS EN PARLER À MA PLACE.  »

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