Durant tout l’été, Le Vif Weekend zoome sur de grands photographes et leur vision de la femme. Suite de cette série avec les années 1970 qui voientle Français Guy Bourdin bousculer radicalement la photographie de mode et propulser la femme dans le domaine de l’inquiétante étrangeté.

C’est un peu le fou lucide des tragédies shakespeariennes, qui assène la crue vérité du drame humain. En l’occurrence, celui des décadences ordinaires de la société de consommation, consacrée mode de vie par les Trente Glorieuses finissantes. Tour de force : Guy Bourdin (1928-1991) est entré dans la photographie de mode comme le loup dans la bergerie, il méprise le luxe qu’il mine superbement de l’intérieur – lui se nourrissait de préférence d’une baguette de pain et d’une sardine quotidienne. Une mission d’infiltration active qu’il mène au plus près du gouvernement glamour, la rédaction du magazine Vogue, bible fashion à laquelle il restera tout de même fidèle pendant plus de trente ans. Avant d’être mis sur la touche avant l’aube des lisses années 1990, auxquelles il ne survivra qu’un peu plus de 365 jours.

Ses outils, une radicalité apprise de Man Ray, son mentor, soutenue chez Bourdin par une saturation inédite de la couleur. Alors que tous ses contemporains ne jurent que par la sensualité du noir et blanc, ce qui fit dire à un Jean-Baptiste Modino, grand admirateur :  » Dans l’univers visuel de l’époque, découvrir ces images faisait le même effet qu’aujourd’hui la 3D. On n’avait jamais vu d’images aussi vives  » (1). Il y a ce sens de l’ambiguïté troublant aussi, voire scandaleux, du David Lynch avant l’heure, c’est lascif et psychiatrique à la fois. Un peu de Kubrick épisode Orange Mécanique avec ça, pour la barbarie urbaine et la violence  » intello  » de certaines de ses images comme cette prise de courant bavant du sang sur le sol d’un appartement clinique. Et puis un art de la mise en scène et de la narrativité totalement révolutionnaire pour le papier glacé. Car Guy Bourdin, comme nul autre avant lui, pense le magazine comme le support exclusif de ses clichés. Il crée expressément pour un format particulier, la double page, déclinée dans Vogue en huit tableaux mensuels. Qui disent sous forme de micro-fictions à suspense, éclairées comme un cliché de Weegee revisité en colorama, une femme fragile et fatale, victime consentante de sa sensualité, soumise à sa puissance érotique. Qui disent donc une époque, celle de la confrontation entre la libération sexuelle et la lutte du mouvement féministe contre l’ancestral couillisme macho. Un tournant sociétal que Bourdin gère a posteriori comme un champion de F1 se sort d’une chicane : on sait en effet que l’artiste n’était pas tendre avec ses mannequins, allant jusqu’à laisser l’hiver imprimer ses reflets violets sur leurs corps frigorifiés, par souci chromatique. Ou qu’il laissa la déesse marine Ursula Andress, poireauter six heures sur une table de verre, le temps qu’il trouve des roses assorties à la chair de l’actrice…

Les années 1970 sont aussi pour Guy Bourdin une décennie bénie du point de vue créatif grâce à son exceptionnelle collaboration avec le chausseur Charles Jourdan, son mécène. Qui lui donna carte blanche pour réaliser ses campagnes publicitaires, un des premiers (et rares) mariages réussis entre un propos artistique et un intérêt commercial. A contre-courant de tout ce qui se faisait jusque-là en matière de pub, Guy Bourdin révolutionne le genre en construisant des scénarios à fort accent polar où le produit joue le rôle de figurant, là où il occupait le devant de la scène auparavant. Comme sur le cliché ci-dessus, réalisé en 1978 : la chaussure participe à l’intrigue mise en scène par Bourdin, celle d’un adultère supposée et bientôt vengéà Raconter une histoire, activer l’imaginaire reste jusqu’à preuve du contraire le meilleur moyen de capter l’attention des lecteurs, accessoirement acheteurs. Une efficacité commerciale furieusement provocante pour un homme qui négligeait l’argent et les honneurs.

(1) In Les Inrockuptibles, 23 juin 2004.

A lire : Guy Bourdin, collection Photo Poche Actes Sud.

Retrouvez, le 31 juillet prochain, les années 1980, avec Bettina Rheims.

Baudouin Galler

Un sens de l’ambiguïté troublant, voire scandaleux. Lascif et psychiatrique à la fois.

Une femme fragile et fatale, victime consentante de sa sensualité.

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