Vieux docks et port moderne forment un labyrinthe fascinant et une source d’inspiration pour Martin tom Dieck, plume phare de la nouvelle BD allemande.

Ce parfum nous suit depuis le ponton de Landungsbrücken : un fumet de bouillon ou, peut-être, de levure de bière. N’y a-t-il pas la grande brasserie Astra, là-bas, de l’autre côté du fleuve, avec son enseigne, un c£ur transpercé par une ancre, rappelant les tatouages des vieux dockers ? Au fur et à mesure qu’avance la barcasse, derrière les relents de mazout d’un moteur fatigué, on croit aussi humer des odeurs de café fraîchement torréfié ou de curcuma. Un drôle de cocktail assurément, venu du port franc et poussé par un vent malin qui frise, d’est en ouest, les eaux de l’Elbe et fait claquer les pavillons des bateaux.

A l’aube, on a remercié la tricoteuse anonyme qui avait confectionné l’épais bonnet de marin bleu  » traité antimite définitif « , avant d’apprécier la chaleur de cette gargote au bord de l’eau où était proposé un petit déjeuner anti-frimas. Il fallait bien un  » Met  » (tartine à la viande crue et à l’oignon), un gobelet de café brûlant et une lampée de rhum local pour affronter la température tombée à – 10 degrés. Sur le port, on pouvait aussi trouver un peu de chaleur et un passage à l’abri du vent, quelque 20 mètres sous la ligne de flottaison d’un cargo orange de la Hapag Lloyd en instance de départ.

Inauguré en 1911, dévolu à présent aux piétons, aux cyclistes et à quelques rares voitures, le tunnel de l’Elbe relie le centre-ville au labyrinthe liquide qui forme près d’un tiers de la surface totale de Hambourg. Au milieu de ce boyau carrelé aux allures de vieux couloir de métro, un bas-relief montre des rats qui se chamaillent autour de la botte vide d’un infortuné.

Que ce soit dans ses légendes portuaires ou dans les chansons de cabaret du légendaire Hans Albers, Hambourg cultive une réputation de rudesse et de mauvaise vie. A tort. Grâce à la proche présence de la mer, la grande ville hanséatique se révèle bien plus tempérée et ensoleillée que Berlin, sa voisine continentale. Son bon air, ses nombreux parcs, la beauté de son architecture et la présence permanente et apaisante de l’eau lui ont valu d’être élue dans un sondage national  » ville la plus agréable à vivre « .

Hâtons le pas : rendez-vous a été pris sur le pont de fer Poggenmühle, au bout de la Speicherstadt. Le vieux port franc, tout en briques rouges, est marqué par les flots, les intempéries, et sans doute aussi par les bombardements alliés de l’opération  » Gomorrhe  » en 1943.

La prochaine marée se fait attendre. Les barcasses évitent les canaux les moins profonds. Mouettes et goélands scrutent la vase de cette stupéfiante Venise nordique construite au xixe siècle et inspirée par l’architecture gothique. Encore vide de passants, nue, monochrome, Speicherstadt évoque les illustrations et les bandes dessinées de Martin tom Dieck, son monde géométrique et fantastique où l’on parle métaphysique et navigation dans les eaux troubles de la pensée. Avec son vieux manteau, son cache-col et sa casquette, Dieck aurait presque un air de Tati débonnaire. Mais à la pipe, l’auteur de  » L’Innocent Passager  » et de  » Salut Deleuze !  » préfère les fines cigarettes de tabac hollandais qu’il roule sur le pouce.  » J’ai toujours été fasciné par cet endroit, dit-il. C’est comme si plusieurs villes s’y entremêlaient. Au monde des ponts et des chaussées fait écho celui des canaux et des égouts. J’ai l’impression d’y découvrir à chaque fois un nouveau passage ou une dimension ignorée.  »

Naguère, c’était ici l’épicentre du port le plus riche et le plus grand de la planète, après Londres et New York : Hambourg,  » Tor der Welt  » (la porte du monde), d’où partaient vers l’Amérique les émigrants allemands, polonais, ukrainiens ou juifs de l’Est à bord des énormes paquebots blancs de la Hamburg-Amerika Linie, et où arrivaient les denrées coloniales de la terre entière. Deux statues en pierre rappellent cette glorieuse époque : un solide barbu à l’air revêche symbolise le Nord, alors qu’une plantureuse créature dévoile les richesses capiteuses du Sud. Aujourd’hui, les marchands de tapis et d’épices cèdent petit à petit leurs entrepôts aux sociétés de design ou d’ordinateurs. Le bruit des grues, les appels des dockers et les éclairs des lampes à souder se sont déplacés à l’ouest, vers l’immense port à conteneurs ou du côté des docks de Blohm & Voss, où l’on achève actuellement, de nuit comme de jour, la construction de deux navires de guerre à destination de l’Afrique du Sud.

Se promener le long des quais de l’Elbe avec Martin tom Dieck et ses livres tient du jeu de piste. Cet hydravion ne vole-t-il pas dans  » L’Innocent Passager  » ? Les coursives du  » Cap San Diego « , un cargo mixte rouge et blanc transformé en musée, n’apparaissent-elles pas dans ce même album, ainsi que la maison de l’unique habitant de Speicherstadt, un ancien matelot échoué sur cette île de pierre où tout Hambourgeois rêve de vivre ?  » Je me promène beaucoup par ici, noircis des croquis, m’inspire librement de l’architecture ou songe à la meilleure façon de dérouler mon récit, explique l’auteur. J’habite à deux pas de l’Elbe, dans le quartier de Sankt Pauli. Il est vrai que, dans mes albums, on trouve toujours de l’eau et des bateaux.  » Martin tom Dieck est né à Oldenburg, non loin de la mer du Nord, et ses parents lui ont raconté l’histoire de son arrière-grand-père disparu en mer en 1917.

Jusque dans les années 1960, le  » Cap San Diego  » embarquait des ballots de café et une cinquantaine de passagers pour les côtes du Brésil. Aujourd’hui, il accueille des visiteurs qui se perdent dans ses entrailles, un réseau étroit et casse-gueule de passerelles et d’escaliers, de boyaux et d’échelles, où ronfle une énorme machinerie Diesel en perpétuel rafistolage. Et puisqu’on navigue dans un univers de bande dessinée, comment ne pas songer au Tintin de  » Coke en stock  » ou du  » Crabe aux pinces d’or  » lorsqu’on découvre la vieille timonerie et la cabine du commandant ?

Dans un souffle de sirène, le  » Nathalie Bolten  » de Monrovia nous dépasse, alors qu’en face de nous, en cale sèche, le vieux paquebot  » Maxim Gorki « , désormais immatriculé à Nassau, se fait repeindre en rouge. Nous marchons en conversant avec, toujours, ce parfum qui nous caresse les narines. Enseigne des tapis Farhadian, conteneurs de la compagnie Hamburg Süd (les mêmes s’alignaient, six mois plus tôt, dans les eaux croupies de La Boca, à Buenos Aires), entrée du dock n° 6, chemin de l’écluse Ellerholz régulièrement désensablée, vue sur la raffinerie DEA… Hommage à sa ville la custre et clin d’£il à Hokusai, Martin tom Dieck a livré, en 1997, un album intitulé  » Hundert Ansichten der Speicherstadt  » ( » 100 vues de la Speicherstadt « ). La carte du vieux port qu’il a redessinée à sa façon évoque le c£ur écorché d’une planche anatomique traversé par des dizaines de veines et artères aux trajets mystérieux. Dans ce livre, la marée balaie et recouvre tout sur son passage. C’est à peine une fiction : le 17 février 1962, un effroyable ouragan dévastait le port de Hambourg. Postés au même endroit, nous aurions discuté la tête sous l’eau.

Texte : Thierry Sartoretti

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