Hella Jongerius puise son inspiration dans le passé. Sans le plagier. Pour créer des meubles et des objets résolument humains. Et furieusement contemporains. Weekend a rencontré, à Milan, la créatrice néerlandaise qui aime

par-dessus tout  » se salir les mains « .

Ce qui frappe, au premier coup d’£il, en regardant The Worker, la dernière création d’Hella Jongerius pour Vitra, c’est son côté un brin rustique. Au sens brut et pas du tout pittoresque du terme. Mais lorsqu’on scrute le fauteuil de plus près, on devine derrière les accoudoirs de bois aux formes complexes et l’aluminium poli qui les fixe au dossier que la technologie s’est ici alliée à l’artisanat. Sans ostentation mais avec précision.  » Je suis fascinée par les meubles en bois massif, par les belles réalisations des menuisiers, justifie Hella Jongerius. Ces objets recèlent une mémoire collective. Le bois nous donne un sentiment de confiance, d’être chez soi. C’est un symbole d’authenticité. Pourtant, pendant longtemps, ce matériau n’a plus été à la mode car il n’était pas considéré comme sexy. Mais pourquoi l’innovation devrait-elle toujours passer par des matériaux high-tech et du plastique ? J’ai essayé de travailler comme un menuisier contemporain.  » En quelques mots bien choisis, voilà résumée toute la philosophie de la créatrice, chef de file, aux côtés de Marcel Wanders, Tord Boontje ou Jurgen Bey, d’un design néerlandais aujourd’hui acclamé internationalement.

Remarquée par les fondateurs du collectif Droog Design, il y a treize ans, Hella Jongerius développa chez eux ses premiers projets, comme cet intrigant évier mou en polyuréthane – chez elle, elle a même installé une version baignoire afin d’en tester l’étanchéité à long terme – ou ces vases, toujours dans le même matériau souple, directement inspirés des urnes antiques. Séduit, Karl Lagerfeld, fan absolu de son travail tout comme la créatrice américaine Donna Karan, n’a pas hésité à placer l’un de ces Soft Vases dans une publicité pour Chanel.  » J’en suis entouré chez moi, confie le designer allemand (1). On vit très bien entouré de ces objets. Ils sont paisibles, ils vous communiquent de l’optimiste et du bonheur.  » Des sentiments que l’on ressent, aussi, à la vue de ces tasses en porcelaine brodées – et donc inutilisables car le liquide perlerait par les trous de la broderie…- ou ces vases hybrides (Long Neck and Groove Bottle) faits de verre et de céramique – deux matériaux impossibles à  » fusionner  » – réunis par un simple ruban adhésif.

Ce goût pour les mélanges, on le retrouve aussi dans le choix de ses  » clients « . Hella Jongerius n’a pas peur des extrêmes. Alors que ses assiettes (Nymphenburg sketches), habitées de lièvres, d’escargots et autres hippopotames, dessinées pour la très historique manufacture bavaroise de porcelaine de Nymphenburg sont présentées chez Moss, à New York, l’un des magasins de design les plus exclusifs au monde, ses vases en porcelaine, grès et terre cuite, eux, sont vendus chez… Ikea.  » Je voulais conjuguer artisanat et production de masse pour obtenir le meilleur de ces deux mondes, explique la créatrice. En général, mon travail fait l’objet de petites éditions, très onéreuses. Avec ces vases conçus pour la collection PS, je contribue au design pour tous. J’espère que les gens qui achèteront mes vases les garderont longtemps.  »

Car pour Hella Jongerius, le désir de transmission prime sur celui d’être tendance. Même si elle ne croit pas dans l’idée de l’objet  » intemporel  » qui traverserait le temps sans prendre une ride, elle aime l’idée que ses meubles, ses vases, ses coussins accompagneront la vie d’une même famille au fil des générations.  » J’aime les créations qui sont cool, qui sont en phase avec l’air du temps « , peut-on lire sur son site Internet. Mais pas question non plus de suivre le rythme effréné que la mode impose de plus en plus au monde du design.  » Je ne suis pas du tout intéressée par les choses éphémères, qui ne durent pas, nous confiait-elle lors du dernier Salon international du meuble de Milan. La mode ne m’intéresse pas, je m’en fiche, je porte ce que je veux. Je ne crée quelque chose que si je pense que c’est nécessaire ou que j’en aurais envie pour moi-même.  » Une entrée en matière de premier choix pour un échange de vues sur l’avenir du design et de la création. Best off.

Weekend Le Vif/L’Express : Quand on pense design, on a tendance à imaginer un produit parfait, fabriqué industriellement. C’est le cas de votre sofa Polder ou de votre fauteuil The Worker, tous deux édités par Vitra. Mais ces deux sièges affichent un côté  » artisanal « . Votre signature ?

Hella Jongerius : J’essaie d’apporter au produit un petit quelque chose qui lui donne du caractère, une petite touche supplémentaire. J’aime l’idée de combiner industrie et artisanat. Faire référence à ces racines historiques que nous avons tous, qui nous rappellent le passé, et la haute technologie industrielle. Les mélanger, c’est un nouveau langage formel. Je crois que les gens n’ont plus envie de ces produits  » parfaits « .

Parce qu’ils sont trop froids ? Qu’ils font peur, peut-être ?

Voulu ou non, le côté artisanal crée une connexion entre l’utilisateur et le créateur. C’est une manière de montrer au travers de ces petits détails qu’il y a une personnalité qui s’exprime derrière l’objet fini. Cela rassure et procure du confort. C’est une manière de communiquer.

Vous êtes pourtant la première à dire que vous aimez la production industrielle, la technologie. Et vos créations sont truffées de détails très sophistiqués…

J’aime utiliser la technique, mais pas pour m’écrier  » hé, regardez-moi, je suis tellement maligne « . La technique pour la technique ne m’intéresse pas. Croire que c’est là que réside notre avenir, c’est une vision périmée du futur. Prenez le fauteuil The Worker, par exemple, si vous le regardez de près, derrière, il est vraiment très rigide, très  » low tech « . Il y a une autre dimension dans la forme. C’est une construction qui s’inspire du travail du bois, en Allemagne. Mais je le combine avec l’aluminium qui renforce la structure pour que l’on soit capable de s’asseoir sur le bras du fauteuil. C’est dissimulé à l’intérieur du bois, donc personne ne le sait, ne le voit. Et j’aime ça.

Vous avez fait vos débuts chez Droog Design. En quoi cette expérience vous fut-elle profitable ?

Droog Design m’a offert un départ en flèche, m’a permis de ne pas devoir me soucier de la manière dont je devais montrer mon travail puisqu’il était présenté dans le contexte adéquat. Cela vous aide à démarrer et certains projets ont pu ainsi se réaliser très vite, car nous pensions tous de la même manière.

On entend dire un peu partout qu’il y a déjà trop de produits sur le marché, qu’il faut freiner la surconsommation. En même temps, brider la créativité n’a pas de sens.

J’essaie, si je fais quelque chose, de me poser au préalable la question : est-ce nécessaire ? Est-ce nouveau ? Qu’est-ce que cela peut apporter ? A moi-même ou au monde du design. C’est important. J’y pense tout le temps. Mais, si je veux être honnête, je dois admettre que je ne suis pas totalement objective à propos de mon travail… Je fais le choix aussi de ne pas prendre trop de clients, de travailler sur peu de projets à la fois. Pour l’instant, je me concentre sur Vitra, je ne rêve pas de créer des meubles dans le monde entier. L’important, ce n’est pas la quantité, mais la qualité.

Pourquoi dans ce contexte, créer un objet aussi courant qu’un canapé ?

C’était une commande ! Vitra m’a soumis une liste et, en première position, il y avait un sofa ! J’étais terriblement fière que Vitra me choisisse. Et en même temps, je me disais, oh, non pas un sofa ! A priori, je les déteste. Ils sont tellement ennuyeux. Il ne se passe jamais rien dans  » sofaland « . Mais ils m’ont laissé carte blanche en me demandant précisément de créer le sofa dont je voudrais chez moi. Ce que j’ai fait.

Quelle est votre définition d’un bon produit ? La fonction est-elle essentielle pour vous ?

La fonction est un prérequis. Si vous achetez une lampe, vous espérez au moins qu’elle s’allume et vous éclaire ! Sans fonction, vous ne jouez pas dans le monde du design. Vous ne faites que des objets décoratifs. Mais la fonction peut avoir plusieurs dimensions. Pour moi, c’est aussi le confort, et il se doit d’être esthétique. Un bon produit ouvrira de nouvelles voies. Il donne une nouvelle direction. Mon sofa pour Vitra est une étude sur la maison et sur l’industrie. Une étude sur les matières aussi. Que trouve-t-on dans le bois que l’on n’a pas encore exploré ? Dans le métal, dans les tissus ? C’est un monde en soi. Dès qu’il s’agit de mode, de vêtements, on s’intéresse de près aux tissus, on n’a pas peur de mettre de la broderie, par exemple. Dès que vous parlez de meubles, c’est comme si les gens étaient tétanisés : ils n’osent rien, ils n’ont plus aucune opinion.

Lors du salon de Milan, l’émergence d’un courant  » freestyle  » libérateur a été évoquée…

Oui, un courant plus  » freestyle  » se fait sentir. Mais, pour beaucoup, cela consiste uniquement à mettre des fleurs sur un canapé. Mais ça, c’est du stylisme ! Pas vraiment un nouveau concept.

Qu’est-ce que vous n’avez pas encore créé ? Que rêvez-vous de faire ?

A priori, je peux faire tout ce que je veux. Sauf, éradiquer le sida du monde. C’est une utopie, mais ce serait mon rêve de pouvoir créer quelque chose qui débarrasse le monde de cette terrible maladie

De quelle réalisation êtes-vous la plus fière ?

C’est impossible à dire, c’est comme demander à une mère de choisir l’enfant qu’elle préfère !

Le design est très à la mode aujourd’hui. De plus en plus de personnes s’offrent une pièce de designer comme ils l’auraient fait autrefois d’une £uvre d’art. Comment expliquez-vous cette starification des créateurs ?

C’est un phénomène que j’observe mais que je n’explique pas. Aujourd’hui, les gens veulent de beaux objets qu’ils paieront peut-être dix fois plus cher qu’un modèle de base. Ils sont prêts à économiser pour se les offrir. Ils en prennent soin, et ensuite, ils les transmettent à leurs enfants, pour qui ces beaux objets, avec lesquels ils ont vécu, représentent quelque chose. Avec un beau produit, vous créez un réel attachement. Je pense que cet attachement, c’est quelque chose de bien.

Carnet d’adresses en page 72.

(1) In  » Harper’s Bazaar « , juin 1999.

Propos recueillis par Isabelle Willot

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