Ce 13 avril s’ouvre à Paris une passionnante exposition de mode. Conçue par le musée Galliera, elle décrypte les inspirations du grand Cristobal Balenciaga. Nicolas Ghesquière, actuel directeur artistique de la griffe de prêt-à-porter de luxe française, se livre sur ce fabuleux patrimoine et explique comment les collections qu’il imagine aujourd’hui l’inscrivent dans la modernité.

Arrivé chez Balenciaga en 1997, le designer aux yeux bleu glacier a hissé la maison, ex-belle endormie, jusqu’aux cimes de la mode du XXIe siècle. Infusé de pop culture, de science-fiction comme de références eighties, passionné par les couturiers du futurisme que sont Courrèges et Cardin, mais aussi perfectionniste obsédé par la recherche sur les matières, Ghesquière a fait de Balenciaga un laboratoire d’avant-garde autant qu’une maison à it bags et à jus célèbre. Imposant sa vision d’une mode qui avance,  » jamais mièvre ou tiède mais radicale « , dit-il, il se pose, au fil des années, en impeccable héritier de Cristobal Balenciaga, le couturier sculpteur qui révolutionna la silhouette des fifties avec ses robes tuniques et ses lignes droites. Rencontre avec un créateur rare, peu après son magistral défilé automne-hiver 12-13.

Pour votre dernier défilé, vous avez travaillé sur le power dressing des années 80 et 90, les femmes de la  » Balenciaga Inc.  » ou de l' » Agence « , comme vous avez dit avec humour. D’où est née cette envie ?

J’ai voulu évoquer la personnalité de différentes héroïnes de bureau, en revisitant le vêtement de fonction. On a désormais dépassé le cliché de la femme de pouvoir devant s’habiller comme un homme pour être respectée. D’ailleurs, cette collection ne compte aucune veste, pièce la plus caricaturale pour camper une power woman. J’ai mis en scène des juristes (en tailleur), des ingénieures (en parka et pantalon), des stagiaires (en jupe trapèze et pull), des espionnes (en tee-shirt imprimé), et même une série de femmes en robe habillées pour un dîner de travail. J’ai aussi imaginé une rebelle un peu gothique, plus rock, comme il y en a toujours dans une boîte. Pour ce défilé, j’avais envie de pénétrer ce monde étrange et méconnu de l’entreprise, dont on parle avec un ton très anxiogène en ces temps de crise. J’avais aussi en tête des films comme Dans la peau de John Malkovich, de Spike Jonze, et Michael Clayton, de Tony Gilroy, ce cinéma d’anticipation où une entreprise dépasse les autorités et finit par devenir une entité mystérieuse et dominante, un peu comme Facebook.

Saison après saison, vous envisagez une femme forte, conquérante, volontaire…

La femme que j’ai envie d’aborder dans mes collections est une héroïne : de cinéma, au travail, humanitaire… Cette idée correspond bien à celle qu’avait Cristobal Balenciaga (*). Il a embelli les femmes sans les travestir ni les déguiser, avec une forme de gravité dans l’élégance, un côté dramatique. On l’appelait l' » aristocrate de la mode « , une expression qui ne tient pas seulement au fait qu’il avait un savoir-être supérieur au commun des mortels, mais aussi à la manière dont il habillait les femmes : ni comme des hommes ni conformément à l’idée qu’on se fait d’une femme. Loin du new-look de son époque, qui valorisait la taille, la poitrine, les hanches, il a imaginé des volumes novateurs, des robes tuniques radicales, des manteaux au profil basculé… Je remarque que, à son époque comme aujourd’hui encore, sous prétexte de faire une mode esthétiquement intéressante, prévaut souvent une vision très machiste de la femme.

Il disait qu’il proposait des signes moins  » institutionnels de féminité « . Vous-même dites que vous aimez l’idée de féminité mais que la notion de sexy vous révulse…

En effet, l’instrumentalisation du corps féminin me dérange. Chez Balenciaga, il n’y a pas de caricature de femme, pas de clonage des mannequins dans le défilé. J’ai envie que différents types de femmes se reconnaissent et aient envie de s’approprier une allure, de copier un look.

De fait, vous avez souvent, au fil de vos années chez Balenciaga, anticipé et dicté l’air du temps. Comment percevez-vous la manière dont votre esthétique descend dans la rue ?

Certaines collections très spécifiques se sont retrouvées copiées par des marques pas chères. Ça m’amuse beaucoup de voir une personne candide acheter une pièce sans savoir de qui elle est inspirée, juste parce qu’elle adhère à cette esthétique. C’est presque une fierté, et ça m’a aidé au sens où l’empreinte Balenciaga touchait le grand public, au-delà des seules femmes pouvant se permettre d’acheter mes vêtements. On y a réagi en lançant des collections capsules à prix plus accessibles, notamment une ligne de pantalons et une de maille, qui existent depuis 2005 (NDLR : dont le premier prix, cet été, est de 225 euros pour un pantalon). Ce qui me dérange, en revanche, c’est la copie par d’autres designers. On sait bien que la mode est un éternel recommencement, mais, ce qui fait la différence, c’est d’être témoin de son temps et d’avoir les bonnes intuitions au bon moment. Si vous prenez des risques une saison, au point de ne pas être bien compris, et qu’un autre pique vos idées six mois plus tard et récolte les lauriers, c’est agaçant. J’ai parfois éprouvé ce sentiment d’injustice. Un exemple : en 2001, j’ai fait une collection sur les pilotes inspirée par Jules Verne, avec notamment un micro-boléro. Je l’ai réédité pour la pré- collection de juin dernier. Les look books sortent, et voilà que, le mois suivant, je découvre exactement le même boléro dans une collection haute couture… J’étais très énervé.

Vous travaillez beaucoup sur les mélanges entre matières synthétiques et traditionnelles, les cachemires encollés sur du Néoprène, du latex mixé à de la soie. En quoi cette réflexion est-elle cruciale pour vous ?

Le défilé doit être de plus en plus exclusif et exceptionnel, pour se démarquer et concentrer l’essentiel du message, comme un laboratoire. Les matières participent de cette exception. Ensuite, cette recherche me passionne personnellement. Depuis 2008, nous avons un service dédié chez Balenciaga, et qui prend le temps de chercher, chercher, chercher. Cette liberté quasi totale est un très grand luxe qu’on m’accorde, même si j’ai aussi une exigence de réussite commerciale, bien sûr. Saison après saison, le succès de la maison s’accroît, soutenu par le prêt-à-porter, mais aussi par la maroquinerie et, dans une moindre mesure, les parfums – un nouveau jus sort en septembre prochain avec pour égérie Kristen Stewart.

 » Avec les tissus, nous faisons ce que nous pouvons. Balenciaga, lui, fait ce qu’il veut « , disait Christian Dior. Utilisez-vous certaines matières créées par Cristobal ?

Oui. Il m’arrive d’utiliser le Zagar, cette sorte de fibre de verre fluide dérivée du gazar, ou encore le Cracnil, un vernis cloqué. Cristobal avait le génie de dessiner des vêtements-carapaces ayant l’air inconfortables, alors qu’ils offraient une liberté de mouvement absolue, grâce à un travail technique époustouflant. De cet héritage, j’ai gardé le goût de l’épure. Quand on travaille nos tissus, on allège, on coupe à l’ultrason, on désosse. On garde la charpente en enlevant les doublures. Il faut que ça semble compact tout en étant très mobile. Les matières sont au service d’une vision de la mode qui avance, jamais mièvre mais radicale. C’était déjà le cas du temps de Balenciaga.

Comment envisagez-vous aujourd’hui votre rapport avec le  » fantôme de Cristobal  » ?

Jusqu’en 2001, je n’ai pas eu accès aux archives. Je faisais donc mes recherches seul, au Metropolitan Museum de New York, au musée Galliera, aux Arts décoratifs, à Paris… J’avais 25 ans et je me disais :  » Livre la vision d’un garçon de 25 ans, n’essaie pas d’aller trop vite, d’être légitime ou fidèle. Sois juste respectueux.  » Après le rachat de Balenciaga par Gucci Group, j’ai eu la clé des archives, au sens propre, et j’ai découvert une caverne d’Ali Baba : vêtements, mobilier, livres à foison, tableau de Bernard Buffet – car sa seconde femme, Annabel, avait été mannequin pour Cristobal -, portrait de Cassandre offert par Coco Chanel… J’ai pris une dose d’histoire grisante et vertigineuse. Je m’inscris dans la continuité de Cristobal, mais le paradoxe est que lui-même souhaitait que sa maison finisse avec lui, en 1968, quand il l’a fermée. C’est presque par accident que l’histoire a continué : la survie des parfums et de certaines licences a permis, en 1997, de faire renaître l’activité de prêt-à-porter. Aujourd’hui, je suis frappé par certaines coïncidences entre mon travail et le sien. Notamment cette vision d’un vêtement minimal, architectural, au volume généreux.

Vous semblez lui faire des clins d’£il occasionnels, tel le chapeau de votre collection printemps-été 2012, réminiscence du chapeau de pêcheur de Cristobal sur la robe de mariée 1967…

Je travaillais sur la notion de vêtement utilitaire, les vestes de ramoneur, les combinaisons, les vareuses de marin…, quand on a redécouvert ce chapeau. Il allait avec une  » robe-fusée  » dotée d’une seule couture, une des dernières que Cristobal a créées. Le chapeau, comme un point final à son travail, est une version exagérée, fantasmée, des chapeaux de pêcheur qu’il avait connus dans son Pays basque natal. J’ai décidé de le reprendre pour la fin de mon show, j’aimais l’effet dramatique donné par ce volume. Ce qui est drôle, c’est que certains commentateurs y ont vu le casque de Dark Vador !

Les références fantastiques vous poursuivent…

Comme j’ai souvent dit que j’aimais la culture SF et Star Wars, je suis éternellement qualifié de couturier futuriste ! Je préfère ce qualificatif à son contraire, mais c’est réducteur de me désigner ainsi. Comme une manière de me signifier que je serais déconnecté de la réalité. Or Balenciaga est tout sauf une maison coupée du réel ! Ce n’est pas seulement un laboratoire expérimental : des milliers de femmes portent vraiment la marque. Cela dit, je dois prendre en compte ce constat. Peut-être mes défilés manquent-ils d’émotion à force de mettre en scène une femme confiante, puissante. Peut-être doit-elle lâcher prise… et moi aussi ! C’est le propre de la maturité de se remettre en question. Je ne me dis jamais :  » C’est gagné « , car, quand on dit cela, c’est perdu !

L’exposition Balenciaga du musée Galliera réhabilite un mot tabou : l’inspiration d’un designer, puisqu’elle invite à pénétrer les archives personnelles de Cristobal Balenciaga. Et vous, avez-vous une collection d’archives ?

Je fais les puces avec les équipes de mon studio (une pour la précollection, une autre pour le défilé, soit deux fois 10 personnes). Nous partons en voyage deux fois par saison, au Japon, en Californie, en Chine, à Londres, en Espagne, etc. Je donne quelques indications sur la prochaine collection, et on traque les pièces intéressantes. On achète du vintage et ce qu’on appelle des  » emplois « , des vêtements servant à repérer des techniques de fabrication de tissus, à analyser un tombé, une structure. Personnellement, j’ai toujours acheté du vintage. Des vêtements des années 60 et 70, du Cardin, du Courrèges, des anoraks de ski seventies tous plus dingues les uns que les autres…

Voilà quelques années, vous disiez :  » Plus Balenciaga avance, plus j’ai envie de créer ma marque.  » Où en êtes-vous ?

C’est toujours en réflexion, mais Balenciaga dévore à peu près 150 % de mon temps. J’ai réalisé beaucoup de choses grâce à cette maison. Si je me lance dans une autre histoire, ce ne sera pas pour singer celle-ci…

(*) Cristobal Balenciaga, collectionneur de modes. Les Docks-Cité de la mode et du design, 34, quai d’Austerlitz, à 75013 Paris. Tél. : +33 1 76 77 25 30. Jusqu’au 7 octobre prochain. En partenariat avec L’Express Styles.

PAR KATELL POULIQUEN

 » LA FEMME QUE J’AI ENVIE D’ABORDER DANS MES COLLECTIONS EST UNE HÉROÏNE : DE CINÉMA, AU TRAVAIL, HUMANITAIRE. « 

 » BALENCIAGA EST TOUT SAUF UNE MAISON COUPÉE DU RÉEL. DES MILLIERS DE FEMMES PORTENT VRAIMENT LA MARQUE. « 

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