Eau de toilette, eau de parfum, élixir, absolu, extrait… Les grands classiques se déclinent désormais en plusieurs versions aux dénominations plus ou moins explicites.

Au commencement était l’extrait, cette senteur précieuse et rare que les élégantes se plaisaient à déposer du bout des doigts partout où elles  » souhaitaient être embrassées  » comme le suggérait au début du siècle dernier Gabrielle Chanel. Apparut ensuite l’eau de toilette, baptisée prosaïquement ainsi parce qu’elle était destinée aux ablutions matinales. Plus tenace qu’une simple eau de Cologne, elle offre une version diluée de l’original. Ironie de l’histoire, les premières eaux de parfum qui servent aujourd’hui de norme à l’industrie, n’auraient été produites dans les années 70 que pour contourner la fiscalité… S’il est raisonnable de penser que la différence entre ces appellations dépend de la concentration en matières premières qu’elles contiennent, celle-ci n’est fixée par aucune règle légale.

 » Il n’y a pas de « chiffres officiels » pour établir ce que doit être une eau de toilette, une eau de parfum ou un extrait, reconnaît-on chez Chanel. Chaque maison garde une certaine liberté d’appellation. Chez nous, toute fragrance issue d’une même collection est toujours une création. Il ne s’agit pas simplement de modifier la concentration en alcool ou en eau distillée. Le parfumeur peut rajouter des matières premières qui n’étaient pas présentes au départ, retravailler les accords.  » Jouer, comme disent les professionnels du secteur sur la  » profondeur de gamme  » d’un pilier – comme le mythique N°5 de Chanel par exemple – ou d’un classique en devenir.

Face à la déferlante des lancements – 273 féminins et 243 masculins sortis entre septembre 2013 et fin août 2014 selon la dernière étude de marché NPD -, l’obligation d’animer les points de vente mais aussi d’occuper le terrain dans les rayons pousse sans cesse les marques à diversifier coûte que coûte leur offre au sein d’une même franchise. Un moyen éprouvé de surprendre sans devoir assumer la prise de risque qu’engendre l’arrivée sur le marché d’une  » vraie  » nouveauté.

 » On n’est plus aujourd’hui dans le simple registre de la puissance, concède Isabelle Gex, directrice générale des fragrances Fendi. Si on se contente d’alléger, on perturbe les formules, la mélodie. C’est plus intéressant de s’inspirer de la signature initiale de l’eau de parfum, par exemple, et d’en tirer une autre création en s’autorisant des libertés dans la construction de la note pour concevoir une eau de toilette. Par ce biais, on explore d’autres territoires olfactifs qui nous permettent de capturer des publics différents. Lorsqu’on lance un opus, comme nous l’avons fait l’an dernier avec L’Acquarossa, on prend un parti pris fort. Mais aujourd’hui, les marques ont un véritable rayonnement international et l’on sait que les goûts diffèrent d’un marché à l’autre : on recherchera des notes plus fraîches en Asie ou en Russie qu’au Moyen-Orient, c’est un fait établi.  »

PARTITION MUSICALE

L’eau de parfum sert en quelque sorte d’indicateur de succès potentiel : sa signature plus affirmée que celle d’une eau de toilette par essence plus légère, n’est pas aussi  » segmentante  » que celle d’un extrait, beaucoup plus coûteux à produire.  » Dans la majorité des cas, pour la division féminine, les marques qui lancent une nouveauté proposent d’abord une eau de parfum, reconnaît Stéphane Demaison, responsable de la création olfactive chez Lancôme. Elle donne plus de latitude à des déclinaisons ultérieures. Le plus souvent, la deuxième version que l’on sort sera plus légère. C’est ce que nous avons fait par deux fois dans le cas de La Vie est Belle en développant d’abord une déconcentration plus vaporeuse mais assez proche olfactivement de l’original, puis une eau de toilette plus aérée, plus fraîche, plus hespéridée, en allégeant le fond en enlevant du patchouli.  » Fort du succès de son pilier soutenu depuis deux ans par une campagne mettant en scène Julia Roberts comme égérie, Lancôme commercialise désormais un  » absolu « , soit l’autre dénomination de l’extrait. Présenté comme la  » quintessence de La Vie est Belle « , il annonce sur l’emballage  » une concentration exceptionnelle « . Un jus à la fois épuré de ses notes les plus  » faciles  » et enrichi en matières premières plus précieuses.

 » Si l’accord de base est bien fait, les possibilités sont infinies, du moins en théorie, détaille le parfumeur Francis Kurkdjian qui ne se prive pas d’enseigner cet art de la  » déformation  » aux étudiants de l’ISIPCA (Institut supérieur international du parfum, de la cosmétique et de l’aromatique alimentaire), à Versailles. Une formule, c’est un peu comme un morceau de musique, il y a mille et une manières de l’interpréter. Cela marche comme un tuner : je pousse le vert, je baisse la vanille. On oublie souvent de dire que c’est l’essor de la synthèse qui rend tous ces petits jeux possibles. Un orgue de parfumeur, c’est un peu comme un nuancier Pantone. Avant 1880, il fallait se contenter des  » couleurs primaires « , celles de la nature, une centaine en tout. Aujourd’hui, à mes cent ingrédients naturels, je peux ajouter plus de quinze cents odeurs de synthèse pour développer tout un tas de nuances, en ne sélectionnant, dans le jasmin par exemple, que la facette qui m’intéresse.  » Un exercice auquel il s’est d’ailleurs frotté en réinventant quatre fois déjà Elie Saab Le Parfum, le premier du créateur libanais, lancé en 2011.  » J’ai choisi les fleurs comme fil conducteur, explique-t-il. Vu que j’ai mis au point la formule, j’ai une manière bien à moi de la regarder, j’en connais la genèse. Elle devient malléable finalement : on peut en changer la forme ou l’épaisseur comme le font les designers qui réinterprètent les flacons.  »

REGAIN D’INTENSITÉ

En marge de ces dénominations classiques, on assiste à l’émergence de qualificatifs –  » eau  » tout court, voile, élixir, délice ou encore couture – faciles à prononcer et à comprendre dans presque toutes les langues. Ces appellations, vagues et poétiques, ne font plus du tout référence à la concentration et permettent du coup d’élargir encore un peu plus le champ des possibles en s’éloignant même franchement du squelette olfactif original. Au risque assumé de se rapprocher du flanker – un terme emprunté au vocabulaire du foot américain, désignant l’ailier sensé renforcer le noyau de base – qui n’a en commun avec son parfum frère qu’un nom  » ombrelle « .

Si l’exercice est le plus souvent pratiqué à l’occasion de la sortie d’éditions limitées féminines, la majorité des masculins estampillés Night ou Sport s’apparentent à des flankers, très éloignés olfactivement de l’original. Une pratique en passe de changer. Alors que le jus servant de référence chez les hommes reste encore et toujours l’eau de toilette, des versions dites Intense commencent à jouer elles aussi la carte de la profondeur de gamme. Tout comme Hermès avec Terre qui existe déjà en parfum, les best-sellers Bleu de Chanel et Dior Homme ont décidé de monter le volume cet hiver. Un plongeon des deux pieds dans la sensualité.

PAR ISABELLE WILLOT

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