Un pied dans la mode, un pied dans la musique, Jurgen Rogiers photographie les gens les yeux au fond des yeux. Le noir mystique est sa couleur, le portrait sa nature. L’essentiel droit dans l’objectif.

Il ne fait jamais les choses à moitié. Sauf photographier son visage en très très gros plan lunaire mi-homme mi-mystère. Un autoportrait qui en dit long, mais tout en chuchotement, une histoire à lire entre les lignes de vie, le grain, le noir et blanc, l’angle, la lumière qui sourd. Ce qui ne se voit pas sur l’image, c’est qu’il est gaulé comme un joueur de rugby, tatoué ici et là, un soleil sur l’avant-bras droit, une lune sur l’autre et un crabe aux pinces d’or sur la cheville, celui-là, il l’a fait faire à la naissance de son fils Zekye, chez Chino, avenida Sante Fe, à Buenos Aires et chez Paul, rue Marché au Charbon, à Bruxelles. Il n’y a pas vraiment de raison, sauf qu’il aime les tatouages et que s’il meurt loin, grâce à eux, il en est sûr, on pourra l’identifier. Jurgen Rogiers pense parfois à de drôles de choses. Être père, ça vous change un homme, ça vous change un photographe. C’est pour son petit qu’il a sacrifié sa chambre noire, balancé toute  » cette chimie  » qu’il adorait – trop nocive pour un bébé -, a abandonné l’argentique et apprivoisé le numérique qui ne le fascinait guère, c’était il y a presque dix ans.

 » ARRÊTER LE TEMPS « 

Mais avant d’en arriver là, il a fallu que Jurgen Rogiers naisse et grandisse à Torhout, Flandre occidentale, haut lieu de festival. Forcément, il a quelques souvenirs – ce groupe de hard rock venu sonner à la porte de la maison familiale, c’était avant l’ère de la téléphonie mobile, et qui demande un peu paumé s’il est possible de téléphoner au manager – Metallica dans le salon, ça le fait, non ? En attendant de savoir ce qu’il veut faire de sa vie, Jurgen aide son père, facteur. Le mercredi après-midi, il doit  » glisser les pubs les unes dans les autres « , un pensum qui mine de rien forme le regard : ces photos criardes, il les trouve  » très vilaines « . C’est le son pourtant qu’il choisit d’étudier, en commençant par le cinéma. Il s’inscrit en 1986 à l’Institut de radioélectricité et de cinématographie, mais dans sa version flamande, Nationaal Radio en Film Instituut. Il avait vu un film avec John Travolta qui  » chassait les sons  » pour tenter d’élucider un meurtre, à la fin, il y réussissait. Alors les ondes, pourquoi pas ? Jurgen aime la musique et ne se voit ni à l’usine ni dans un bureau avec horaire 9-5.

Il commence ses études et déteste immédiatement l’ambiance. Il doit fort heureusement préparer un jour un story-board en photo, bifurcation immédiate et changement d’option. Il a trouvé sa voie,  » le moyen d’arrêter le temps  » car Jurgen Rogiers est du genre  » mélancolique « , tendance nostalgique,  » parfois, j’aimerais arrêter le temps et en photo, on y arrive « . Et puis, le détail n’est pas anodin, il est gaucher,  » très fort « , ce qui veut dire que dans un monde de droitiers dominants, il faut lutter sans cesse – pour ouvrir une porte ou découper une feuille de papier à l’aide d’une paire de ciseaux qui semble vous en vouloir outre mesure. Alors quand, pour la première fois de sa vie, il empoigne un appareil photo et réussit à tout faire de sa main gauche, avec une liberté, une indépendance et une légèreté assourdissantes, comprenez sa joie. Il s’achète un agrandisseur, un vieil Opemus, l’installe dans sa cuisine qui lui sert aussi de salle de bains, commence à tirer des photos en noir et blanc qu’il a prises avec son premier appareil, un Canon F1,  » tout manuel  » qui  » faisait un boucan pas possible  » et que ses parents lui ont acheté au prix de quelques sacrifices, il leur a promis :  » Je vais devenir un bon photographe. « 

 » LE RESTE, C’EST BLABLA « 

Un quart de siècle plus tard, Jurgen Rogiers n’a pas trahi sa promesse. Il a découvert la lumière (grâce à un boulot à l’Ancienne Belgique, comme technicien, juste après ses études), pas mal voyagé, gagné des prix pour ses photos publicitaires, shooté de la mode, réalisé des pochettes de disques, photographié des illustres et des inconnus, Zap Mama, David Byrne, Teuk, Daan, Walter Van Beirendonck, Élodie Ouedraogo. Il a aussi vécu à New York, United States of America, aller en 1999, retour forcé en 2002. Entre les deux, il y eut le 11 septembre,  » le marché qui s’écroule « , plus personne là-bas n’avait besoin d’un photographe venu de Torhout.

Depuis, il lutte contre la nostalgie ; chez lui, c’est le boulot d’une vie. Il photographie  » organique  » plus que jamais – d’ailleurs, son digital ressemble à de l’argentique. Il a cessé de se poser plein de questions, essaie d’  » être simple  » et cherche juste à traduire des émotions, les siennes par la même occasion.  » C’est cela, le portrait. On travaille toujours à partir de soi-même, de ce que l’on ressent, de qui on est.  » Il se lève, bouge comme un félin, joint le geste à la parole, on croirait qu’il va vous prendre en photo, dit que quand il portraiture, il ne quitte jamais son appareil :  » Je l’ai entre toi et moi… Juste en bougeant, les gens me suivent du regard, et à un certain moment, ils perdent la maîtrise, cela dure parfois cinq minutes, parfois une demi-heure. Faire la photo, finalement, c’est dix pour cent du temps, tout le reste, c’est blabla.  » Le moyen de capturer l’essentiel,  » de faire ressortir l’intérieur des gens, sans qu’ils le sachent, mais toujours droit dans la caméra, pas soumis, pas dominant « .

On pourrait appeler cela de l’empathie, on ne se tromperait guère, mais il ne faudrait pas oublier d’y ajouter le sens de la lumière, de la matière, de la manière. Ne lui imposez d’ailleurs pas de photographier des meubles ou des objets, il  » déteste  » –  » il faut que j’aie une affinité et une tension avec le sujet « . S’il aime ce métier, c’est pour son romantisme qui, hélas, a un peu foutu le camp. Il regrette sa chambre noire. Il y passait sa vie, ses nuits, à développer, tirer, imprimer, les mains dans le révélateur, Marvin Gaye en boucle. C’était sa  » soupe « , ses  » potions « . Il reconnaît que s’y  » enfermer, c’était un peu freudien : comme dans un utérus, personne ne pouvait y entrer, seul moi je pouvais en sortir quand je voulais, parfois, après huit ou dix heures, et je ne m’en étais pas rendu compte… C’était presque méditatif.  » Un jour, bientôt, il se le jure, Jurgen Rogiers s’en installera une, à nouveau. Il y travaillera comme avant, la maturité en plus, des nus et des portraits  » sur un mètre, un mètre vingt « . Il confesse comme un enfant qu’il rêve d’exposer  » en grand « , à la Villa Empain, à Bruxelles, parce qu’il trouve l’endroit  » génial « , il fait un geste de la main gauche, à transcrire par quelque chose qui s’approcherait de la puissance et de la beauté. Et puis, comme s’il avait à s’excuser, dit :  » Je ne suis doué qu’en faisant des photos.  » Ses visages, sans artifices, qui  » racontent une histoire sans bruit  » parlent pour lui, il n’y a pas de mystères.

www.wix.com/jurgenrogiers/jurgenrogiers

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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