Sur cette île longtemps déshéritée, la voix humaine reste l’une des plus jaillissantes sources de cohésion sociale et de confession collective. Le spleen a muté et s’est exporté, décrochant ses galons pop-rock, mais les chants prennent toujours le grand Eire. Preuves en cinq familles.

En l’an de grâce 1126, Aed, fils de Donn Õ Sochlachain, reconnu pour son chant et l’instauration de la harpe comme instrument indépendant, meurt en terre irlandaise. Huit cent quatre vingt-quatre ans plus tard, la planète s’inquiète du sort de Bono, opéré du dos, mais annoncé présent aux deux concerts 360° – complets – de U2 en septembre prochain au stade Roi Baudouin. Entre ces deux événements, la musique d’une île venteuse de six millions d’âmes a peuplé radios et hit-parades du monde entier. L’importance de la diaspora irlandaise, quatre-vingt millions d’âmes, est un facteur majeur de séduction du marché nord-américain aux xixe et xxe siècles, quand cinq millions d’Irlandais émigrent en masse outre-Atlantique. Ils y emmènent leurs doses létales de ballades mélancoliques, lamentations folk et autres tonneaux de chansons à boire. Après une dissémination de l’Irish music dans la country américaine et l’incorporation de sons européens – polka, mazurka – la mode d’après-guerre snobe la flûte et la cornemuse du pays vert. Mais c’est sans compter avec les sixties qui déclenchent à nouveau les grands Eire.

Pipeaux et pionniers

On en retient deux, The Chieftains et The Dubliners. Les premiers se sont baptisés dans le sillage de Death of a Chieftain de l’écrivain irlandais John Montague. Ils deviennent célèbres en dépoussiérant les classiques folks, dégommant la vétusté initiale par un grand raout de célébration à pipeaux, mini-flûte qui chante comme un pinson amoureux. Les Chieftains font la nique au cafard et symbolisent la sentence d’Arno – qui la leur a certainement piquée –  » la musique est une larme et un sourire « . Le groupe triomphe en transcendant les codes : outre sa participation à l’inoubliable b.o. du Barry Lindon de Kubrick, il fait la noce avec un nombre considérable d’artistes – Mick Jagger, Ziggy Marley, Mark Knopfler, Ultravox – popularisant dans le monde entier les gigues savantes.

Formés la même année de 1962, The Dubliners – d’après le titre de nouvelles de James Joyce – sont la version barbue et dépenaillée des précédents. Les vocaux en plus, c’est-à-dire une congrégation de larynx chauffés par la proximité d’un bar trop garni et un enthousiasme à dévisser les crucifix. La vieille manière irlandaise de communier ses sentiments est décuplée par la fièvre musicale : à consommer sans modération, la gueule de bois est ailleurs. Des chansons telles que Seven drunken nights ou The black velvet band propulsent The Dubliners au hit-parade sixties, côtoyant la sphère contre-culturelle de Carnaby Street et du psychédélisme beatlesien. Après quarante-huit ans d’existence, toujours bon pied, bonne bière, Chieftains et Dubliners tournent et enregistrent encore.

L’assaut électrique

Du folk au rock, il faut un passeur. Ce sera Van Morrison. En 1964, avec son groupe Them, il fait flamber Gloria, morceau irrésistible dont le fameux décompte verbal G-L-O-R-I-A fera danser plusieurs générations de  » boumistes « . Quand Van Morrison part en solo, son deuxième album – Astral weeks, paru en 1968 – ouvre une voie royale. Les vocalises sont au diapason des mélodies : teintées de mélancolie, elles mettent une gelée de spleen sur la tartine rock. Le succès hisse rapidement le chanteur au panthéon des classiques irlandais : 55 millions d’albums plus tard, il trimballe toujours bougonneries et divines intonations aux quatre coins du globe.

Une autre mixité, raciale celle-là, donne un visage nouveau à l’Irlande des seventies avec Thin Lizzy. Le chanteur Phil Lynott, mère irlandaise et père afro-brésilien, injecte des vocalises soul dans un style très électrique de hard draguant le metal. Culturellement, l’événement défripe l’image de vieux pays conservateur et décomplexe plusieurs générations de gamins en déficit de rêves rock : les U2, 170 millions d’albums vendus à ce jour, seront ceux par lesquels l’Irlande sublimera sa taille restreinte.

Pourtant, la bande à Bono, profondément dublinoise, ne sera jamais de vocation celtique ou revival. Cette tâche est confisquée par The Pogues, anglicisation de l’irlandais  » pog mo thoin  » , en français courant,  » baise mon cà  » . Le ton est donné : le chanteur-poète Shane MacGowan, né en Angleterre de parents irlandais, et ses a(l)colytes font de Londres l’irish party des années 80-90. La formule poguienne est simple : un tiers de Guinness, un tiers de guitares électriques, un tiers de mélopées vertes. Et encore un tiers de rhum pour la route au cas oùà Fairytale of New York devient un tube majeur en 1987 : la même année, accompagnés des ancêtres Dubliners, ces non-abstinents convaincus, reprennent Irish rover (Le vagabond irlandais) chanson fourmillante assaisonnée d’un torrent de banjos et de flûtes imbibésà Le clip commun – visible sur YouTube ou Daily Motion – constitue à lui seul, un trésor du patrimoine (spiritueux) irlandais.

Fratries pop

Famille, je vous aime : c’est peu dire d’une terre où le divorce n’a été légalement entériné qu’en juin 1995à Famille, noyau pop : la devise flambe mondialement à deux reprises dans les années 90. The Cranberries est formé par les frères Noel et Mike Hogan à Limerick, ville sur le fleuve Shannon, à une poignée de sel de la mer. En embauchant une vocaliste de 18 ans, Dolores O’Riordan, les Hogan ne soupçonnent pas la déflagration provoquée par les minauderies de la fille : 50 millions d’albums s’écoulent entre 1990 et 2003, avant six années de pause-carrière abandonnée en 2009. Dolores, ou plutôt sa voix, devient la marque de fabrique des Cranberries : un curieux yodel qui escalade des partitions flottantes, bout d’élastique qui propulse le quatuor vers des sommets de pop magnétique. Le triomphe de Zombie, Ode to my family ou Salvation sera titanesque, esquissant un point de vue politico-social presque conservateur dans un milieu qui prétend ne pas l’êtreà

En termes de famille, The Corrs frappent plus fort encore : les trois s£urs et le frère séduisent les charts de la seconde moitié des années 90. Plus que le style – une pop celtique policée – c’est la physionomie des protagonistes qui décroche des médailles (et des disques) d’or. Andrea, Caroline et Sharron Corr semblent sortir d’un feuilleton pour Barbie brunes ou d’une pub pour brushing immaculé. Le frère Jim, pourtant pas mal de sa personne, se dissout dans le défi plastique. L’ensemble nous ferait croire que l’Irlande, c’est le Pier de Santa Monica un jour de Grand Prix. Gros succès.

Filles mystiques

Vous ne connaissez pas Eithne Ni Bhraonain, mais, surtout si vous êtes l’un des quinze millions d’acheteurs d’ A day without rain (2000), le nom d’Enya (Brennan) devrait éveiller quelques instantanés : vocalises éthérées sur fond de brume céleste et clips écolos où le ralenti s’impose en religion filmique. Née en 1961, Enya délaisse son groupe Clannad au mitan des années 80 et compose la musique de The Celts, retentissante série documentaire de la BBC diffusée en 1986. L’itinéraire solo en devient vite mirifique. On peut évidemment trouver son style vocal invraisemblablement soporifique mais aux États-Unis par exemple, Enya est synonyme de culte new age et de  » couette chantante « . Quatre-vingt millions d’albums plus tard, elle s’est imposée comme la seconde plus grosse vendeuse discographique de l’histoire irlandaise, derrière l’inaccessible U2.

À l’opposé de ce registre de bienfaisance : Sinéad O’Connor, the enfant terrible de la pop locale, baptisée en troisième prénom Bernadette, en hommage à la sainte de Lourdes. À cet héritage nominatif marqué, se mêle un parcours déchiré : parents divorcés, mère abusive et placement dans une institution religieuse – les Magdalene Asylums dont les pratiques répressives s’ancrent dans le xixe siècleàC’est donc une jeune femme troublée qui, en 1990, transforme un titre de Prince passé inaperçu, en tube mondial : Nothing compares 2 U, numéro 1 dans plusieurs pays, installe la fille au crâne rasé en mystique diva pop. Deux ans plus tard, en direct au Saturday night live américain, Sinéad déchire une photo du pape Jean Paul II en chantant  » eviiiil, fight the right enemy  » . Furieuse contre le scandale caché des prêtres pédophiles, elle semble en avance sur les controverses ultérieures. Reste un talent vocal considérable et un dernier album en date (2007), justement nommé Theologyà

Cry Me A Riverdance

Le coup de bambou est dégainé par une compagnie de danse qui se tape les cuisses : la machine à claques s’appelle Riverdance et elle répand le stepdancing comme une poudre magique lors de l’Eurovision 1994… Davantage cabaret de claquettes que chorégraphie de godasses anthracites à la Anne Teresa De Keersmaeker, on s’en doute. A priori, le spectacle est juste destiné à combler les interludes du show télé mais l’alignement de jeunes gens des deux sexes bien de leur personne hypnotise l’assistance et interrompt la pause bière-chips de millions de téléspectateurs.

La suite est connue : sur des musiques d’inspiration baroque, Riverdance construit une performance à la fois roots et moderne : quelque part entre le show de Broadway et le jacuzzi celtique, les voix étant assumées par le groupe choral Anuna. Celui-ci quittera l’infernale cadence des tournées Riverdance the show, laissant les claquettes continuer leur trip planétaire. Même si la rivière dansante donne aujourd’hui quelques impressions d’assèchement, elle a énormément contribué au changement de perception de l’Irlande, pays vert passé du gris xixe au sentiment polychrome. La musique, les voix et le stepdancing ont été les ingrédients de cette mutation ludique.

Par Philippe Cornet

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