En une quinzaine d’années, Ora-ïto aura posé sa griffe futuriste sur le design hexagonal et international. Entretien à l’occasion de la présentation de sa ligne pour Roche-Bobois, qui en a fait son  » designer public numéro 1 « .

Flash-back. A la fin des années 90, un jeune designer affole Vuitton, Apple ou Sony en piratant leur identité visuelle pour concevoir des produits virtuels. Diffusés sur le Net et recherchés par des milliers de clients potentiels, ces objets n’existent pourtant que dans l’imagination de leur mystérieux auteur. Son nom ? Ora-ïto. Un pseudonyme, un label, un concept. Comme une façon de brouiller les pistes, de s’éloigner d’un illustre patronyme courant sur trois générations et du statut de  » fils de  » son père, le créateur multifacettes Pascal Morabito. A l’instar des hackers recrutés par les poids lourds de l’informatique, ce coup d’éclat initial lui met le pied à l’étrier. A l’aube de l’an 2000, Heineken lui confie la réalisation de la bouteille du nouveau millénaire, un carton planétaire. Cappellini, Kenzo, Cartier, les plus grands le courtisent, sa carrière est lancée. Il décroche un Red Dot Award en 2004 et un Globe de Cristal en 2007, avant d’être fait Chevalier des Arts et des Lettres en 2011, à seulement 33 ans. Une belle revanche pour la géniale tête brûlée, jadis virée de l’école de design en première année. Philippe Starck l’appelle  » fiston  » et les médias le désignent tour à tour comme  » le petit prince  » ou  » l’enfant terrible  » du design français alors qu’Ora-ïto, toujours consumé par la passion, atteint l’âge de raison. Plus visionnaire qu’iconoclaste, habité par l’envie d’incarner une idée moderne de l’excellence française, l’homme  » aux cent produits en cours de développement  » est de retour avec une collection complète pour Roche-Bobois, dont il ferait bien son partenaire  » mobilier  » attitré. Tout en se réservant d’éventuelles infidélités,  » pour revenir ensuite l’un vers l’autre, encore plus amoureux « .

Saviez-vous que votre route finirait par croiser celle de Roche-Bobois ?

On peut dire ça comme ça. Comme souvent, je sentais qu’une rencontre allait se produire. Etant français, j’apprécie particulièrement de travailler pour des enseignes françaises, parce qu’il existe une connexion entre nous et que j’aime défendre les valeurs de mon pays. Et puis, Roche-Bobois est pour moi l’une des plus grandes maisons du design français, voire mondial. La collaboration paraissait presque évidente. Nicolas Roche est venu me trouver et je n’ai pas pu résister à la tentation de remplir une maison avec des objets que j’avais dessinés.

Aviez-vous un cahier de charge, une idée précise ?

Quand je travaille pour une marque, je respecte toujours son identité. Cette collection représente un mélange de nos philosophies et de nos savoir-faire respectifs, dont la table constitue la pièce maîtresse. Techniquement, ça a été très compliqué de la mettre au point. Faire exister le produit, garder stabilité, confort, tenue, et ce côté en lévitation, presque en mouvement, ce n’était vraiment pas évident. La structure métallique est comme un os recouvert d’une membrane en polyuréthane, une sorte de deuxième peau. C’est très organique comme design, proche du corps humain ou de la végétation. J’appelle ça du rationalisme organique. Rationnaliser la nature mais ne surtout pas essayer de la copier : c’est impossible.

Quel regard portez-vous sur cette collection ?

On a appris à se connaître, on sait où se situent nos qualités, jusqu’où on peut aller… C’est une première, mais ça va être intéressant de voir ce qu’on va encore réaliser. Mon travail est complexe, ce sont des formes nouvelles, ça a sans doute pris plus de temps qu’avec d’autres. Les objets d’apparence simple n’ont pas droit à l’erreur, tout doit être parfait au risque de choquer. Certaines discussions ont porté sur des millimètres, mais c’est aussi ce qui fait toute la différence. Cette collection est cohérente et identifiable, elle porte nos deux signatures. Je ne vois pas ces objets dans une autre marque que Roche-Bobois. J’en suis assez content.

Vous comptez donc poursuivre avec Roche-Bobois…

C’est devenu rare de trouver une maison avec laquelle on peut travailler sur autant de pièces. Aujourd’hui, on est appelé au compte-gouttes, pour faire une chaise ou un fauteuil, alors que j’aime tisser des liens solides, à long terme. Me dire que pour le mobilier, je suis avec Roche-Bobois, pour les arts de la table, avec Christofle, et ainsi de suite. C’est important de capitaliser sur les gens avec qui on bosse ; une vraie rencontre, une énergie commune vaut mieux qu’un coup de marketing avec le dernier designer japonais à la mode.

Où trouvez-vous votre inspiration après avoir touché à tant de domaines différents ?

Si vous regardez bien mon travail, il y a une vraie continuité, une transversalité. Un objet m’en inspire un autre. Une architecture peut me donner des idées pour une table, une lampe ou une collection de couverts. J’arrive à trouver l’inspiration dans mes propres projets, même si bien sûr, des tas de choses m’inspirent : la nature, la fonction, la recherche de la pureté, de la sensualité. Je pratique la simplexité, un analogisme entre simplicité et complexité.

Quels principes gardez-vous constamment en tête ?

Il me faut toujours une idée nouvelle et une dimension sculpturale. Une table, on y mange ou on y travaille, mais par moments, elle est inoccupée. J’aime que les objets, en dehors de leur utilisation, deviennent des sculptures. Que ça dépasse l’idée de la table, même si ça en reste une. Et puis, je cherche l’intemporalité. Je pense que la première leçon d’écologie à appliquer, c’est de durer. On n’est pas obligé de tout faire en bambou, il est plus écologique de penser un produit qui sera vraiment durable plutôt que d’utiliser des matériaux écolo qui vont tenir six mois. J’essaie au maximum de m’écarter des tendances et des modes. Le rapprochement actuel du design et de la mode me fait un peu peur. La démarche industrielle n’est pas la même selon qu’on fabrique un meuble ou une chemise.

Vous suivez donc toujours le même processus créatif ?

Oui, à chaque fois. Une création, c’est le fruit des réponses aux questions que l’on s’est posées. Que ce soit un vélo, une chaise et un avion, pour moi c’est la même réflexion. Après, elle s’applique de manière différente, parce que les fonctions, les utilisations et les matériaux sont différents. Mais ce n’est jamais schizophrénique. Je trouve ça important à une époque de prolifération des designers, où la notion de style disparaît. Avant, on pouvait vivre vingt ans sur un style. Aujourd’hui, l’info est sur Internet et le lendemain, quelqu’un fera quelque chose qui y ressemble. Tout va tellement vite qu’on ne sait plus à qui appartient quoi. Ce qui me rassure dans ma démarche, c’est que ça fait quinze ans qu’elle évolue, tout en gardant les mêmes convictions.

Au-delà de la visibilité et des moyens, vous collaborez avec de grandes maisons : pour bousculer leurs limites ?

Certainement. C’est aussi pour ça qu’elles viennent me chercher et ça se ressent dans les projets qu’on réalise ensemble. J’essaie de leur imposer ma vision de l’époque, de les emmener un peu plus loin – pas beaucoup parce qu’elles font déjà bien leur travail -, mais ce n’est pas toujours évident, il faut qu’il y ait une connivence, une entente et un besoin. Toutes ces griffes françaises ont une histoire très riche, Roche-Bobois existe depuis cinquante ans, Guerlain et Christofle depuis près de deux siècles, ce n’est pas rien. Je prends toujours plaisir à être invité par une grande marque. Elles me stimulent et me permettent de m’exprimer, je leur suis très redevable et très reconnaissant. Et en même temps, je pense que c’est aussi intéressant pour Roche-Bobois de collaborer avec quelqu’un qui travaille aussi avec Christofle. Il n’y a aucune compétition entre les deux, plutôt de la complémentarité.

L’audace est-elle autant une signature que votre identité graphique ?

Quand j’inventais des produits imaginaires, c’était plus de l’inconscience et de l’ego-gratification que de l’audace. J’avais vraiment l’impression de travailler pour ces marques. Ça a été pris pour de la subversivité et il y avait peut-être un peu de ça, une satire de la société de consommation, mais avec beaucoup d’amour et de respect. J’ai commencé à 19 ans et personne ne voulait bosser avec moi. Je n’avais pas de diplôme, pas d’articles dans la presse… J’avais beau faire des trucs sympas, les gens ne comprenaient pas, c’était un peu en avance sur l’époque. Il y a quinze ans, j’ai conçu la Villa Gucci, et maintenant de nombreux labels se lancent dans la déco ou l’hôtellerie. J’avais imaginé les monuments de Paris rachetés par des grosses boîtes, c’est ce qui est arrivé au Colisée avec Tod’s… J’avais prévu cette évolution. Sans boule de cristal, mais tout cela existe aujourd’hui.

Le passage du statut de golden boy à celui de designer renommé, ça vous préoccupe ?

Oui et non. Si on se pose trop de questions, on ne fait pas grand-chose, et je suis plutôt du genre à réfléchir après. Mais c’est vrai qu’avec l’âge, le recul et les moyens dont je dispose, ce que je fais est plus réfléchi. Aujourd’hui, j’arrive à prévoir ce que je ferai l’année prochaine ou dans deux ans, alors qu’avant, j’avançais dans l’incertitude. Tout est plus calme, plus organisé et plus rassurant. Je maîtrise mieux mes sujets, j’ai l’expérience de succès, d’échecs… J’ai pris des baffes dans la gueule. Soit ça vous détruit, soit ça vous rend plus fort.

Quels sont vos projets ?

Je suis curieux et j’aime le challenge. On m’a toujours proposé des aventures, ce n’est jamais moi qui ai déclaré  » Je veux faire ça « . Je n’ai pas de démarche commerciale, d’ailleurs je n’ai pas de commercial, mais ça aussi, ça va peut-être changer. Avant, je me voyais mal aller me vendre, alors qu’aujourd’hui, je suis en position de force pour faire des propositions sans devoir quémander – je déteste ça. Là, je viens de dessiner une aire d’autoroute avec une station-service. A priori, rien de très excitant, mais en fait, le challenge est génial. L’année dernière, j’ai aussi travaillé sur un avion, tout l’intérieur d’un A 320 privé, encore un défi. Et je m’aperçois que ma philosophie arrive à s’exprimer avec justesse sur chacun de ces sujets. Je fais aussi beaucoup d’architecture, j’ai réalisé une boutique pour Lancaster, je bosse sur les nouveaux cinémas Pathé et sur un projet personnel, l’Hotel O à Paris… Puis en mai 2013, j’ouvre un centre d’art contemporain sur le toit de la Cité Radieuse du Corbusier, pour  » Marseille, Capitale européenne de la culture « .

Diversifier autant vos activités, c’est une façon de ne pas s’ennuyer ?

C’est sûr. Si je ne réalisais que des tables, ça m’ennuierait. Mais l’ennui en tant que tel ne m’effraie pas. Mon intention est toujours de repousser les limites, pas de  » faire pour faire « . Aucun de mes produits ne revisite un concept d’une autre époque, comme on le voit tous les jours dans le design, à cause d’une certaine hypocrisie des designers et des maisons d’édition. Quand je fais un meuble, c’est pour aller plus loin, pas parce que j’en ai besoin pour vivre. Bousculer les choses, les faire avancer, c’est ce qui m’amuse. Mais parfois, on ne rencontre pas le succès, parce que changer les codes ne rassure pas. Quand les gens achètent une chaise longue aujourd’hui, ils achètent une Le Corbusier. Parce qu’ils croient qu’ils la revendront plus cher et qu’elle va plaire à tout le monde puisqu’ils l’ont vue dans des milliards de films ou de magazines. Et au final, cette chaise occupe peut-être 80 % du marché de la chaise longue. Moi, ça ne me dérange pas de ne pas connaître le succès commercial tout de suite. Au contraire, je trouve ça dangereux. C’est une question de dosage, il ne faut pas qu’on ait l’impression d’avoir voulu en mettre plein la vue, ça doit rester ergonomique et fonctionnel. Le style ne peut jamais prendre plus de place que la fonction, l’utilisation et la qualité : il n’y a rien de pire qu’une très belle chaise sur laquelle on est mal assis.

Etes-vous sensible à l’idée de postérité ?

Il y a forcément un peu de ça. On a un ego surdimensionné quand on fait ce métier. A partir du moment où l’on a envie de tout revoir à sa manière, c’est qu’il y a un problème ! L’autre jour, à l’aéroport, je regardais les miniatures Guerlain, et à côté de Shalimar et Samsara, il y avait celle dIdylle. Peut-être qu’un jour – si ça tombe, c’est déjà fait -, on publiera un bouquin sur Guerlain qui mentionne notre collaboration. J’aime cette idée de m’intégrer dans l’histoire des grandes marques.

PAR MATHIEU NGUYEN

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