Overdose de noir, maille, velours et tailleurs, accent mis sur les épaules. Les collections de l’hiver 09-10 multiplient les références à l’entre-deux-guerres et aux années 40. Une période de crise, comme celle que traverse actuellement le monde du luxe. Décryptage.

L’avion qu’il prend pour se rendre à New York ? A moitié vide. Le restaurant où il descend déjeuner ? Quasiment désert. L’onde de choc de la crise financière vient de frapper. Et Alber Elbaz en constate les premiers effets. De quoi donner des idées au directeur artistique de Lanvin (lire aussi son interview en page 86) : il se plonge dans l’histoire de la mode, afin de décrypter comment les femmes s’habillaient en temps de guerre.

Le créateur remarque que la gent féminine n’a jamais été aussi élégante qu’en temps de crise. En résultent, dans sa collection hivernale pour Lanvin, un foisonnement de robes en lamé ou en soie brodée, des bijoux impressionnants, des notes de tulle, des écharpes en vison ou des plumes délicatement accrochées sur le front. À côté de ce raffinement poussé à l’extrême, le directeur artistique propose davantage de retenue, comme en témoignent ses vestes de tailleur en laine lavée ou ses robes en velours incrusté de laine.

Sophistication et sobriété. Deux attitudes qui s’opposent habituellement, quand arrivent les difficultés économiques.  » Soit on crée des silhouettes simples et dépouillées. Une mode portable, par exemple composée de tailleurs en laine et de couleurs sobres, explique Véronique Pouillard, professeur d’histoire à l’Université Libre de Bruxelles (ULB), spécialisée dans l’évolution de la mode. Soit on remarque une volonté de faire oublier la crise, avec des propositions plus flamboyantes. Un état d’esprit que l’on a notamment observé à Paris, après le krach boursier de Wall Street en 1929.  » Les collections prêt-à-porter de l’hiver 09-10 reflètent aussi cette dualité : des silhouettes de facture très classiques, mais pas dénuées de chic pour autant, côtoient des looks plus festifs, de type années 80, une période qui s’inspirait déjà des années 40.

Clins d’£il nostalgiques

En passant en revue les collections prêt-à-porter de l’hiver 09-10, l’historienne ne peut s’empêcher d’y repérer des références constantes à la période de l’entre-deux-guerres et au début des années 40. –  » On retrouve énormément de noir et de gris, caractéristiques de la mode de crise, précise-t-elle. C’est le cas chez Roberto Cavalli, Yves Saint Laurent, Givenchy ou même chez Valentino, dont les couleurs sont plus froides qu’à l’habitude.  » De façon générale, les silhouettes présentent une unité chromatique. Exemples à puiser chez Armani, toujours abonné au bleu marine et noir, chez Prada et ses manteaux en tweed ou cuir brun, Bottega Veneta et ses longues robes crème, Salavatore Ferragamo et ses drapés noirs ou vermillonà

Véronique Pouillard note également un repli sur des matières chaudes, confortables et de qualité, comme le tweed et la laine. Durant la Seconde Guerre mondiale et ses périodes de restriction, les matières premières étaient en effet rares, voire rationnées. Les femmes n’hésitent d’ailleurs pas à se servir dans la garde-robe de leur mari absent. Une inspiration boyish remarquée également cet hiver.

Mais à côté de ces étoffes pérennes et accessibles, on reconnaît paradoxalement des matières luxueuses, comme la soie, la dentelle, le cuir ou la fourrure.  » Elles sont synonymes de négation ou d’une vision optimiste de la crise, interprète la chercheuse. A noter que quelques effets de récupération sont aussi visibles, tels l’emploi du velours et de la tapisserie, qui font allusion à de vieux rideaux.  » Antonio Marras (lire aussi son interview en pages 50) a ainsi puisé dans un vieux stock de l’armée pour confectionner sa collection, tandis que plusieurs silhouettes de Comme des Garçons semblent s’abriter dans des couvertures.  » Autres références aux années 30 et 40 : les tenues jusqu’au genou, l’absence de plis, de longueurs excessives et d’entravesà, énumère Véronique Pouillard. L’heure était, à l’époque, à l’économie de tissus. « 

Penser comme Christian Dior

Après la Seconde Guerre mondiale, les difficultés économiques n’épargnent pas non plus le monde de la mode. Il doit se remettre en question. Se réinventer. L’exemple à suivre vient de Christian Dior.  » Sa maison a développé des stratégies à l’échelle globale, pour contrecarrer les baisses de revenus de la haute couture, analyse Véronique Pouillard. Après la période du blocus armé, elle a fait revenir acheteurs et médias en France en proposant du neuf, a diminué ses prix, travaillé sur d’autres matières, expérimenté la voie du prêt-à-porter et des produits dérivés, ouvert des boutiques, signé des contrats de licencesà « 

Aujourd’hui, ces stratégies ne peuvent être reproduites à l’identique. Le contexte a changé, le monde s’est globalisé, l’offre s’est développée à l’extrême. Pourtant, l’univers de la mode vacilleà Les maisons de prêt-à-porter essaient donc, chacune à leur manière, d’apporter une réponse à la crise, via leurs collections pour cet hiver.  » Certaines marques ont préféré jouer la carte de la réassurance et se sont efforcées de présenter une collection très fidèle à leur identité et aux attentes des acheteurs, remarque Jean-Jacques Picart, conseiller auprès de grandes marques de luxe. Selon moi, les plus réussies – Lanvin, Dries Van Noten, Yohji Yamamoto, Narciso Rodriguez et Proenza Schouler – sont celles où les best-sellers habituels sont revisités avec une pointe de saveur, ce petit je-ne-sais-quoi de plus actuel ou de plus spirituel.  » Car pourquoi racheter des pièces basiques et classiques que l’on possède déjà, quand l’argent se fait plus rare ?

Même constat chez Philippe Zone, administrateur délégué des boutiques Francis Ferent, à Bruxelles, et acheteur auprès des grandes maisons de prêt-à-porter :  » Les show-rooms nous proposent des pièces plus commerciales et plus faciles. Mais celles-ci ne sont pas pour autant classiques ! Les marques remettent au goût du jour les produits qui ont le mieux marché les saisons précédentes. La création est toujours aussi présente, mais le nombre de pièces dévoilées dans une collection a été revu à la baisse. Quant aux accessoires, on constate une grande diminution du prix de vente. D’après moi, pour résister à la crise, il faut éviter de cultiver la morosité ! Les collections hiver 09-10 de Miu Miu ou Stella McCartney sont à ce titre spectaculaires et très créatives. L’avenir est à ceux qui regardent devant et continuent de faire rêver. Encore et toujours. « 

Pour atteindre cet objectif, d’autres marques ont préféré refaçonner leur identité.  » Ce peut être une griffe qui essaie d’être plus jeune et plus actuelle, comme Carolina Herrera et Donna Karan, par exemple, constate Jean-Jacques Picart. Ou qui tente d’être plus portable. Je pense ainsi à Haider Ackermann, Rick Owens ou encore Dior. « 

Dessiner l’après-crise

Reste que cette crise n’est pas seulement financière. C’est aussi une crise des mentalités. Le reflet d’une fracture de génération, d’un changement de valeurs.  » Les créateurs n’ont que ce qu’ils méritent, juge durement Olivier Saillard, responsable de la programmation du Musée de la mode et du textile, à Paris, et auteur de l’ouvrage Histoire idéale de la mode contemporaine (sortie prévue le 23 septembre prochain). Ils sont trop loin des préoccupations actuelles de la société. Et leurs prix sont beaucoup trop élevés ! A eux de réfléchir à la réalité du vêtement, à sa qualité, et pas juste au plan média de leur carrière.  »

Heureusement, après les bouleversements, viendra l’après-crise. Et Jean-Jacques Picart d’ébaucher ce que sera le monde de la mode, dans un futur qu’il estime déjà proche.  » A côté de la mode au meilleur prix, repérée dans des enseignes de rue comme Zara, Mango et H&M, on trouvera la mode pour la mode : celle quasi virtuelle des podiums – une mode pour rêver -, mais qui doit ensuite être déclinée de façon commerciale dans les show-rooms. On trouvera aussi luxe à l’état pur, dégusté uniquement par l’élite. Par conséquent, bien différent du luxe accessible des années 2000. Et enfin, la mode individualiste, c’est-à-dire celle des artistes-artisans, des micro-entreprises, des ateliers, du sur mesure. « 

Un point de vue que l’on retrouve dans la dernière étude sur l’avenir du luxe, réalisée par le cabinet de conseil en stratégie Bain & Company. D’après celle-ci, les consommateurs ne recherchent plus un luxe ostentatoire qui rime forcément avec prix élevé. A l’aspect tendance, on privilégie maintenant la qualité du produit, son caractère durable. Un produit dont l’acte d’achat se mue en une véritable expérience, digne d’un cérémonial. Et se consomme ensuite en toute discrétion.

Par Catherine Pleeck

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