Entre deux tubes acides pour Lio et Chamfort, Jacques Duvall décline ses mots accroche-cour nourris de mythe rock dévoyé et d’amours louches. Un univers à double fond mélancolique décliné dans ses nouvelles  » Hantises « .

C’est lui qui a donné ses plus beaux titres à Alain Chamfort ( » L’Ennemi dans la glace « ,  » Souris puisque c’est grave « ), lui encore dont Lio a révélé le  » Banana Split  » et  » Les brunes ne comptent pas pour des prunes « . Duvall, héritier inspiré de Gainsbourg, est chanté depuis bientôt trente ans par Daho, Amina, Marc Lavoine, Elsa, Charline Rose, Dani, Jane Birkin et nombre d’autres. Des femmes, surtout. Interprète rare, le dandy bruxellois sort aujourd’hui  » Hantises « , son premier album perso depuis 1990 sous le nom improbable de  » Phantom Featuring Jacques Duvall  » : l’affaire ressemble à ces mini-albums chéris par les années 1960. Vingt-huit minutes d’insolence proverbiale à mi-chemin entre Dutronc sentimental et Renaud affranchi. Le Duvall chanteur s’épanouit sur  » Bloody Mary « ,  » J’ai fait sauter le monde  »  » John-Cloude  » ( » un hommage à un compatriote exilé à L.A. « ) et cette  » Histoire belge  » typiquement duvalienne :  » Ma vie n’est qu’une histoire belge/Je sortirai ma flamberge/Pour occire le malandrin/Qui rira Outre-Quiévrain « .

Weekend Le Vif/L’Express : Peut-on dire qu’  » Histoire belge « , pièce de résistance du nouveau disque  » Hantises « , est à la fois un conte patriotique et une chanson à connotation sexuelle ?

Jacques Duvall : La flamberge est le nom porté par l’épée de Renaud de Montauban ( NDLR : l’aîné des quatre fils Aymon) mais je ne peux pas nier une inévitable connotation sexuelle ( rires).  » Pour occire le malandrin/Qui rira Outre-Quiévrain : c’est aussi une manière de remettre le Français à sa place ! Je le comprends d’autant mieux que j’ai habité Paris jusqu’à l’âge de 8 ans, ce qui donnait à la prof l’occasion de dire :  » Voyez, c’est un Belge qui a le Premier prix en français !  » comme si c’était inconcevable ( rires). Comme les Néerlandais, les Français font partie d’une nation de grandes gueules : au football, ils jouent l’offensive. Mais la dimension ironique leur échappe complètement : ils ont mis beaucoup de temps à accepter Arno. Ou Gainsbourg…

Quelle distinction fais-tu entre ironie et second degré ?

Je n’aime pas trop le second degré qui est une manière d’aimer les choses sans les aimer : lorsque je dis que j’aime la Star Ac’, je l’aime vraiment, je suis attiré par la performance des jeunes chanteurs. Comme l’a écrit Cioran :  » La pire erreur est de prendre les choses au sérieux, il faut mieux les prendre au tragique.  »

Ton premier souvenir de chanson est-il aussi fort que ton premier émoi sexuel ? A moins que les deux n’aient coïncidés…

Je pense que mon premier émoi de chanson est assez proche de l’émoi sexuel. Tout le monde dit  » Je me rappelle quand Kennedy est mort ou quand les avions se sont crashés dans les tours du World Trade Center, le 11 septembre 2001…  » Moi, je me souviens où j’étais la première fois où j’ai entendu  » Good Vibrations  » des Beach Boys : c’était dans les couloirs du collège Saint-Michel, à Bruxelles ( rires). Puis on m’a viré et je me suis allé à l’internat à Godinne où la BO était composée de  » Let’s Spend the Night Together  » des Stones et du  » Wild Thing  » des Troggs : deux morceaux qui, littéralement,  » puaient le sexe « .

Ton père était diplomate, ta mère, pianiste d’origine danoise. Issus d’une famille bien-pensante, ils devaient être atterrés par ta conduite, non ?

Ma mère, assez vite abandonnée par mon père, était d’autant plus atterrée que toute la famille considérait que c’était de sa faute et qu’elle nous élevait mal. Ce qui me désolait un peu. Le père de ma mère était nourri de Bartók mais le beau et le bon ne sauraient être uniquement accessibles aux gens intelligents : si Dieu existe, il ne doit pas être réservé aux universitaires.

A l’internat, la musique devait être interdite !

La musique était pire qu’interdite, elle était diabolisée. Mon prof de troisième est un jour entré, complètement scandalisé en classe en lâchant :  » J’ai entendu une véritable infamie à la radio, un type qui chante  » Je voudrais être Noir  » « . C’était Nino Ferrer dont il parlait, l’une de mes idoles absolues ! Pour ce prof, c’était le déclin de la civilisation occidentale. J’ai toujours eu des relations ambiguës avec les jésuites : à la fois, je les haïssais et je les aimais bien.

Tes textes portent aussi ce  » jésuitisme  » en eux, la confusion entre l’ami et l’ennemi, la double couture des sentiments. Pourquoi ce jusqu’au-boutisme ?

Les jésuites ont développé cela en moi, ils ne l’ont pas créé : je suis comme cela depuis le début… Quand j’ai commencé à avoir ce problème aux épaules, il y a six ans (NDLR : Jacques souffre de double capsulite, enraidissement extrêmement douloureux de l’épaule), c’était épouvantable, je dormais deux heures par nuit… Je suis allé voir tous les charlatans possibles et imaginables, dont une secte prétendant que toute maladie physique provient du mental ! J’ai fini sur une scène de cette  » secte  » en expliquant que je n’étais pas guéri. Dépité, je descends de l’estrade et croise une fille qui, en me voyant, m’envoie une castagne dans l’épaule. Je titube et elle m’en remet une autre de l’autre côté. Elle voulait me débloquer en pensant que je réagirais violemment et guérirais…

Aurais-tu été capable de  » tuer père et mère  » pour un bon mot ?

Je n’en suis pas sûr. Même si la chanson est le moteur de mon existence et représente la chose la plus sacrée, je me suis rendu compte, il y a peu, que je devais également m’intéresser à la  » vie « . D’autant qu’aujourd’hui, j’ai l’impression de savoir ce qu’est une chanson. J’étais un gamin rêveur, assez solitaire, j’ai toujours fait les choses qui me passaient par la tête et, maintenant, à plus de 50 ans ( NDLR : il en aura 54 en août), je commence à trouver une certaine beauté à la vie. Je deviens moins pessimiste, moins misanthrope, mais je ne suis pas prêt à devenir le nouveau père Damien ( rires).

Ton rapport aux femmes est-il  » psychanalytique  » ?

Je me souviens du moment fantastique où j’ai annoncé à ma mère, en même temps, que je ne verrais plus la fille très mignonne qui ressemblait à la Sainte Vierge et avec laquelle j’allais de temps en temps au cinéma, que je ne ferais pas mon service militaire et que j’allais abandonner mes études ( rires). Ma mère, qui voulait que je sois un bon mari, un bon chrétien et un bon citoyen, était un peu déçue…

Tu possèdes un physique rassurant qui ne correspond pas forcément à toutes les turpitudes de ton inconscient : comment gères-tu ce décalage ?

Cette apparence douce m’a longtemps gênée : j’ai le problème inverse de Gainsbourg qui avait un physique qu’il trouvait dur alors que ses mots ne l’étaient pas. Tous mes acteurs préférés ont des gueules de crapules, comme Maurice Ronet, dont on peut deviner la lâcheté et la fourberie sous des traits plus consensuels. C’est pour cela que j’avais écris  » Je te hais  » : pour annoncer l’autre personnage en moi. Disons qu’aujourd’hui, mon Mr Hyde n’est plus gêné par mon Docteur Jekyll intérieur ( rires).

La plupart des gens de ton âge ne sont plus du tout des électrons libres. Ils ont souvent fondé une famille et existent peu par eux-mêmes. Quant à toi, n’éprouves-tu pas à la fois le plaisir de la liberté et l’angoisse du type qui se dit qu’il va finir seul ?

Jusqu’à 50 ans, je m’en suis complètement foutu. J’assumais complètement ce qu’était ma vie, j’étais assez conforté par le fait que mes copains mariés à 30 ans, qui trouvaient  » cosmique  » d’avoir un gosse, divorçaient cinq ans après ! Je suis sans doute un type trop romantique ou trop égoïste – ou les deux en même temps – que pour tomber vraiment amoureux. Et puis quand j’ai eu ce pépin physique, j’ai été forcé de me demander si je ne manquais pas quelque chose ! J’en suis arrivé à la conclusion que je ne crois pas vraiment à la stabilité de quoi que ce soit : je crois que ce qui est intéressant, c’est que la vie change tout le temps. Disons que je suis un voyeur qui vit plus à côté que dans le monde.

T’es-tu jamais remis de ton histoire d’amour avec Lio ?

Oui. Sentimentalement, c’était une borne dans ma vie : on a été  » petits fiancés  » pendant six mois, elle avait 14 ans, et moi, 24. Donc, je n’ai jamais fait ce qui aurait pu m’emmener en prison… C’est la femme de ma vie, artistiquement et amicalement, mais pas sentimentalement. On a un lien, genre frère et s£ur. Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, je n’ai jamais été un fan de lolitas.

Tu t’es retrouvé à écrire des chansons pour Alain Chamfort alors qu’il était devenu le compagnon de Lio, c’est du masochisme ?

Plutôt du hasard. Je sais que Chamfort devait bosser avec Jay Alanski ( NDLR : coauteur du  » Banana Split « ) mais c’est Lio qui a  » forcé  » Alain à me prendre. A cette époque des années 1980, j’étais plus flemmard et plus  » intégriste  » avec ce genre de chanteur, même si j’étais fan des deux disques qu’il avait faits avec Gainsbourg. On a mis pas mal de temps à s’apprivoiser et notre première chanson, on l’a fait ensemble par téléphone entre Bruxelles et Los Angeles : Alain s’y était fait planter par Gainsbourg qui avait – littéralement – fui la ville alors qu’il devait lui composer des chansons.

Donc tu te retrouvais à travailler avec le nouvel amour de ton ancien amour !

Tu te rappelles d’Anna-Karina sur le plateau de  » Lunettes noires  » d’Ardisson pleurant sur sa liaison avec Godard, à côté d’elle ? Elle pleurait, sans doute parce qu’elle avait vécu un truc artistique réussi en même temps qu’un amour : et cela donne une expérience très intense, un lien unique. Comme dans ce conte d’Andersen où un soldat de plomb fusionne dans le feu avec une petite danseuse. Je n’étais pas spécialement bien disposé vis-à-vis de Chamfort, puis il m’a charmé. Il est vraiment devenu un ami. D’ailleurs, la plupart de mes amis sont des compositeurs : j’ai été attiré par cette catégorie-là autant que par les femmes.

On te sait grand fan de football – d’Anderlecht en particulier – est-ce par désir de  » camaraderie virile  » ?

Non, mais le football est quelque chose qui me rend capable d’entrer dans un café et de parler d’emblée à un inconnu. Avec le foot, toutes les barrières tombent et puis, on y retrouve le théâtre de la vie, la mauvaise foi, l’argent, le racisme.

Jacques Duvall l’anti-utopiste ?

J’ai bien dû l’être pendant un quart d’heure ( rires). Lorsque je voyais Catherine Ribeiro sur la scène de la Ferme V ( NDLR : une maison des jeunes culte dans les années 1960-1970, à Woluwe-Saint-Lambert) et que je pensais être entouré de gens qui allaient faire un monde merveilleux ( rires). J’y ai cru pendant quinze jours. Mais la pureté est une notion dangereuse.

Tu as plusieurs fois manifesté publiquement un amour pour Johnny (Hallyday), essayant même de lui faire parvenir une chanson ! Pendant longtemps Johnny fut le symbole du  » mauvais goût « , comment expliques-tu cette attirance ?

J’aime les artistes dont on peut se moquer : gamin, lorsque j’ai vu Johnny pour la première fois à la télévision, les adultes ont éclaté de rire. Longtemps, j’ai fantasmé le personnage dans un costume rose alors que la télévision était encore en noir et blanc, c’est dire l’étendue de l’imagination ( rires). Je pense que le mépris et la suffisance sont des formes d’amour. Cela dit, je ne suis pas attiré par le  » mauvais goût  » mais j’accepte les injures, comme Tyl Uylenspiegel acceptait d’être traité de gueux. C’était le premier punk !

Et toi, es-tu le dernier des punks ?

Non, je suis le dernier des gueux et mon filleul s’appelle Tyl…

Propos recueillis

CD  » Phantom Featuring Jacques Duvall « , chez Freaksville Record/Bang ! Sortie le 5 juin prochain.

par Philippe Cornet

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