Dans la région qui s’étend autour du Merapi bat le pouls de la vie indonésienne. Une plongée fascinante dans le cour culturel de ce pays asiatique, pétri de traditions et exubérant de modernité.

Ceux qui y vivent l’appellent familièrement  » Jogja « . Au centre de Java, Yogyakarta est la ville culturelle de l’île, celle qui attire dans ses nombreuses universités, des milliers d’étudiants venus de tout l’archipel indonésien. Une jeunesse à la liberté de ton et à la frénésie créative étonnantes. Dix ans après la chute du dictateur Suharto, c’est la Movida javanaise.  » Nous sommes libres dans notre tête, explique Boy, 27 ans, styliste créateur de la galerie Moof. Fascinés par ce qui se passe à Berlin, par l’époque psychédélique, les expos montées par le Centre culturel français (LIP), on mixe le tout. Comme le batik pour les costumes des danseurs de hip-hop !  » Autour du marché couvert de Beringharjo, de jeunes graphistes, dont certains comme Love Hate Love sont devenus des stars, racontent le tsunami, la solidarité, l’amour sur d’étonnantes fresques murales…

L’équilibre des trois forces cosmiques

500 000 habitants contre 12 millions à Jakarta, la capitale mégalopole de Java sans gratte-ciel, bourrée de charme avec son immense marché aux oiseaux, sa mosquée souterraine et ses cafés-galeries, Yogyakarta est une succession de quartiers-villages dont l’épicentre est le Kraton, le palais du sultan, Hamengku Buwono X,  » Celui qui porte l’Univers « . Ce musulman progressiste aux  » oreilles de chat « , qui selon la tradition javanaise lui permettent d’entendre à la fois la voix de Dieu et celle du peuple, doit, en plus de gouverner Yogyakarta, veiller à l’équilibre des trois forces cosmiques que sont le feu des volcans, l’eau de l’océan et les passions humaines… Une tâche pas facile : chapelet de quelque 13 000 îles, l’Indonésie est une zone d’intenses turbulences géologiques. A Java, où 120 millions de personnes vivent à l’ombre de plus de 30 volcans, les forces telluriques façonnent les croyances, la culture et la vie des habitants. Il faut quitter la ville, s’enfoncer dans les terres pour découvrir le plus célèbre d’entre eux. Au loin, on n’aperçoit que des nuages blancs posés comme un voile délicat sur une montagne, mais, quand les brumes matinales se lèvent sur les rizières, le Merapi apparaît enfin. Sa paix est trompeuse : ce volcan qui culmine à près de 3 000 mètres est l’un des plus actifs de la planète. Ce qui n’empêche pas des milliers de paysans de s’accrocher sur ses flancs fertiles où poussent bananiers, bambous, plants de tabac, pins et fougères arborescentes. Ici, l’impermanence fait partie de la vie.

A une heure de route au sud de Yogyakarta, dans le village de Bebekan, on vit au rythme des récoltes, et du chant du muezzin, qui refuse les haut-parleurs pour mieux bercer ses ouailles. Les rizières, d’un vert tendre le jour, se recouvrent la nuit d’étranges guirlandes lumineuses… lueurs éphémères des lucioles. Qui pourrait imaginer que ce havre de sérénité fut en partie détruit par une secousse tellurique il y a trois ans ?

Une quête d’authenticité

Avec le soutien d’Elizabeth D. Inandiak, écrivaine française (1), javanaise d’adoption, les 400 villageois ont transformé cette catastrophe en une utopie bien réelle. Après avoir reconstruit chaque maison, puis s’être lancés dans l’agriculture biologique, ils ont édifié un sanggar, un centre d’activités communautaires. Un pavillon de danse à l’ancienne est posé à flanc de colline, au c£ur d’une forêt de bambou et de teck. Un peu plus haut, une maison traditionnelle en bois reçoit des artistes en résidence et des touristes en quête d’authenticité. Rien de plus facile alors pour les hôtes curieux que de se fondre dans une répétition de gamelan, d’accompagner les paysans qui vont repiquer le riz ou de ramasser les feuilles de teck sèches pour en faire du papier d’art, flâner à pied, à vélo ou en cyclo-pousse à travers les villages environnants pour admirer un concours de cerfs-volants. Et, si les dieux javanais sont d’humeur facétieuse, assister à un reog. A Bebekan, une bande d’adolescents férus de Web et de hip-hop indonésien a monté un  » groupe de transe « . Ce dimanche, ils enfourchent leurs motos et filent au hameau de Peni. Le  » riche  » du village a convié toute la communauté au spectacle. Un gamelan est installé sous un préau tandis que, dans l’arrière-cour de sa maison, les danseurs se maquillent et revêtent les masques des héros du Ramayana indien. A mesure que le temps s’écoule, la musique se fait de plus en plus lancinante, les danseurs tournoient de plus en plus vite et les esprits s’échauffent. Un, puis deux, puis une dizaine de jeunes hommes entrent en transe, avalent des fleurs, tentent de grimper à un arbre… alors que la foule oscille entre rires et frissons. Seul le chaman saura extirper l’esprit qui s’est emparé de leur corps.  » La transe leur permet de renouer le contact avec les esprits ancestraux locaux, explique Elizabeth D. Inandiak. Il faut savoir que, depuis deux mille ans, Java accueille toutes les grandes civilisations de l’Asie et leurs religions.  » Et certaines ont laissé des traces tangibles.

Voyage initiatique

Ainsi, à Java, aujourd’hui à 90 % musulmane, s’élève le plus grand monument bouddhiste du monde, bâti vers 800 par les rois de la dynastie Sailendra : Borobudur. C’est à l’aube ou au crépuscule, quand la lumière dorée sublime les bas-reliefs et que les crêtes des volcans se dessinent sur l’horizon, qu’il faut gravir l' » ineffable montagne des vertus accumulées « . A 40 kilomètres de Bebekan, c’est un voyage initiatique : pèlerins et visiteurs grimpent de terrasse en terrasse jusqu’au sommet, où les sages sont censés atteindre le nirvana. Si l’illumination n’est pas au rendez-vous, le paysage magnifique et les 72 stupas en forme de cloche ajourée qui abritent autant de statues de Bouddha au sourire extatique plongent dans la béatitude les plus blasés… Inscrit sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco, Borobudur a traversé les siècles et les bouleversements grâce à cette capacité des Javanais de toujours additionner et de ne jamais rien soustraire. Toutes les traditions, animiste, hindouiste, soufie, tous les arts et les savoirs magiques survivent aujourd’hui dans les palais des sultans, mais aussi dans les villes et les villages. Théâtre d’ombres, danses masquées, présence des esprits ancestraux… Sur cette  » île à dormir debout « , le voyageur doit avoir l’âme vagabonde.

(1) Auteure de Les Chants de l’île à dormir debout. Le Livre de Centhini (Points/Sagesses).

En pratique page 102.

Anne Tasca

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