Il vient de prendre ses quartiers à Anvers… Entre des ouvertures de boutiques, une première collection de bijoux et une nouvelle ligne de vêtements, le couturier japonais multiplie les projets. Rencontre sans tabou à Paris.

Il faut savoir écouter ses silences. Observer l’intensité du regard et cette façon de sculpter l’air d’un geste de la main qui balaie les discours inutiles. A 64 ans, Yohji Yamamoto est un insoumis aux allures de sage. Une espèce de couturier en voie de disparition animé par l’urgence de créer, de délivrer un message intact sans se laisser étouffer par les plans marketing. Avec lui, la mode est un sport de combat qu’il pratique sans relâche depuis ses premiers défilés à Paris, au début des années 1980. Parce qu’il construit ses volumes avec la précision d’un architecte en se concentrant sur l’essence des formes, on a voulu lui coller l’image du maestro mutique et inaccessible. Mais c’est un bon vivant, à la fois sombre et solaire, que l’on rencontre dans ses locaux parisiens, près du Centre Pompidou. Sur tous les fronts en cette rentrée, il multiplie les projets. Après l’ouverture, fin août dernier, à Paris, du premier espace Y-3 (la marque qu’il a créée avec Adidas), il a inauguré, le 9 octobre dernier, sa plus grande boutique au monde (960 m2) dans le bâtiment du musée de la Mode, à Anvers, avant d’en ouvrir une deuxième à New York, en janvier 2008, et de s’installer rue Cambon, à Paris, en mars 2008. Et il lance, cet automne, sa première collection de joaillerie, baptisée Stormy Weather, avec Mikimoto, le spécialiste japonais de la perle. Avec une sincérité touchante, il n’hésite pas à confier ses passions et ses angoisses.

Weekend Le Vif/L’Express : Vous venez d’ouvrir votre plus grande boutique à Anvers, dans le bâtiment du musée de la Mode (ModeNatie). Parlez-nous de ce projet.

Yohji Yamamoto : Généralement, je n’aime pas qu’on montre mes vêtements dans un musée, où ils sont comme des fantômes. C’est quand les gens les essaient qu’ils commencent leur vie. L’histoire a du sens dans cette communion avec le vêtement. Là, il s’agit d’un projet de boutique et j’ai été séduit d’emblée quand on m’a proposé cet espace. Anvers est une petite ville avec des traditions très solides dont les gens semblent être les gardiens, un peu comme à Kyoto. Beaucoup de jeunes designers belges aiment mon travail et l’approche intellectuelle des Japonais en général. La première fois que je me suis rendu à Anvers, il y a dix ans, j’ai été surpris de voir que les créations de ces jeunes ressemblaient à mes travaux d’étudiant, mais en mieux !

Vous lancez une ligne de bijoux avec le joaillier Mikimoto, vous qui avez souvent dit ne supporter aucune autre décoration que le vêtement sur le corps ?

En tant qu’homme, je ne connaissais rien au bijou et je n’avais aucun goût particulier pour cela. J’ai toujours pensé qu’il était suffisant de porter un beau vêtement, sans avoir besoin de talons hauts ni de maquillage. Ça fait partie de ma philosophie. Mais, en étudiant la joaillerie, je me suis dit que je pourrais trouver d’autres motivations pour le vêtement. Ma collaboratrice pour cette ligne, Annabelle D’Huart, est profondément imprégnée d’une idée très européenne de la culture et de la beauté, et j’apporte une certaine idée de l’Orient. Les racines européennes et japonaises se rencontrent. Et puis s’associer avec une maison comme Mikimoto est aussi un geste de survie, parce que la dernière culture, c’est celle de la main. Ma démarche est plus de l’ordre du manifeste que purement décorative !

On qualifie votre mode d’élitiste. A quand du Yohji à petits prix ?

J’ai le projet d’une ligne moins chère pour homme et femme, baptisée  » Coming Soon « , qui sera lancée en janvier 2008, et de nouvelles collaborations sont en préparation, mais ça ne changera en aucun cas ma philosophie du vêtement. Avec Adidas, l’histoire a démarré en 2001 : je souhaitais des sneakers pour accompagner mes robes de soie très féminines et ils les ont réalisés. Quelques mois plus tard, ils m’ont proposé de créer Y-3. Je voulais faire des vêtements de sport simples et élégants, parce que voir les jeunes chaussés de baskets ultratechniques affreuses était pour moi un véritable choc culturel ! Je sentais aussi que mes vêtements étaient très loin de la rue et c’était un moyen de m’en rapprocher. D’autant plus que c’est à ce moment-là que les gens se sont mis à me qualifier de  » maestro  » – je déteste ce mot qui signifie, pour moi, que vous êtes fini… Même s’il y a, et c’est logique, des vraies différences culturelles entre mon approche et celle d’Adidas, c’est devenu une ligne qui marche très bien.

Avec le poids du marketing, le rythme de la mode s’est accéléré frénétiquement. Quelle place occupez-vous dans ce schéma ?

Je m’adresse à des gens qui osent dire  » Ça suffit, la mode ! « , parce qu’ils n’en sont pas les victimes ! Je suis très paresseux en ce qui concerne les tendances et je n’ai jamais vraiment accordé d’importance aux accessoires. Quand je visite des grandes capitales, je sens que les temps changent, comme dans les chansons de Bob Dylan… Il y a d’un côté les grandes marques européennes et de l’autre une mode de rue cheap et vulgaire, mais je ne vois pas d’alternative. Exister en faisant seulement des vêtements est devenu extrêmement difficile et atypique. Mon nom est devenu célèbre, mais je me sens parfois très isolé…

Vous sentez-vous moins libre dans votre expression aujourd’hui qu’il y a trente ans ?

Oui et non. Quand je suis venu défiler à Paris, tout était possible. C’était un moment de transition entre une haute couture déclinante et l’envolée du prêt-à-porter. Et avec Rei Kawakubo (Comme des Garçons), nous sommes arrivés avec de vraies possibilités d’expérimentations sur le vêtement. Pourtant, après vingt ans et cette fameuse consécration du  » maestro « , j’ai senti que le système était verrouillé. Ça me rend dingue, mais je suis encore bien là et je continue de me battre !

Vous investirez au printemps la rue Cambon, une artère mythique de la mode parisienne. Un choix atypique pour vous.

Cet emplacement est très important pour moi. Depuis mes débuts, on ne peut pas dire que j’ai fréquenté les axes principaux du luxe, en m’installant d’abord rue du Cygne, dans le IIIe arrondissement, au début des années 1980, puis rue Etienne-Marcel. Vu ma démarche, mon arrivée rue Cambon relève plutôt d’un acte de résistance !

Le processus de création d’une collection est-il un exercice douloureux ?

Je fais juste des vêtements, simplement, c’est aussi vital pour moi que de respirer. Lors des essayages, c’est mon corps qui réagit, pas ma tête ! Et, tant que mon corps réagira, je continuerai ce métier. Finalement, je suis une sorte d’animal qui fait des vêtements. Je ne suis pas dans la souffrance quand je crée une collection : c’est pour moi le moment le plus joyeux, parce qu’il y a chaque fois des petits miracles qui se produisent.

Avez-vous pensé un jour exercer un autre métier que celui de couturier ?

Je ne peux pas imaginer ma vie sans créer des vêtements… Ma mémoire a démarré à l’âge de 3 ans, aux funérailles de mon père. Ma mère était veuve de guerre et elle a décidé de m’élever seule, sans se remarier. Elle s’est mise à travailler très dur, dans la douleur, et je regardais le monde à travers ses yeux. Très vite, j’ai pris conscience que la vie allait être difficile et j’étais naturellement en colère contre la société. Au Japon, c’était le boom économique et je ne voyais pas comment m’inscrire dans ce schéma. Si je n’avais pas commencé à aider ma mère dans sa boutique de couturière, je crois que j’aurais pu faire des choses vraiment peu respectables et finir en prison…

Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur votre pays ?

Après la guerre, le Japon ne s’est jamais excusé, comme l’a fait l’Allemagne. Les pays voisins ne l’ont jamais oublié. Il ne s’agit pas de dire pardon, mais d’apprendre ce passé aux enfants. Un jour où je parlais à un partenaire coréen pour ouvrir une boutique, il m’a dit :  » Monsieur Yamamoto, si vous vous rendez en Corée, dites que vous êtes né à Paris.  » Je ne peux pas être fier de mon pays dans ce contexte… C’est le travail de ma vie de faire passer ce message et d’interpeller le Japon où que je sois. Depuis deux ou trois ans, je me dis parfois que j’aimerais m’installer à Paris… Paris m’a toujours accepté comme un artiste, avec une vraie ouverture d’esprit, c’est le bon côté de la France !

Votre fille a d’ailleurs défilé pour la première fois à Paris début octobre avec sa marque Limi Feu, qu’en pensez-vous ?

Je lui ai dit  » Bienvenue en enfer ! « , parce que le créateur est l’esclave permanent du calendrier. On vous demande toujours de faire quelque chose de nouveau, d’aller de l’avant sans vous relâcher. Limi respecte des gens comme Coco Chanel, Gaultier, Alaïa et elle a choisi d’adopter une démarche intègre. Mais il faut avouer que, avec tous les enjeux de pouvoir de la mode, c’est une période beaucoup moins propice que celle qui m’a vu débuter. En même temps, je suis optimiste sur cette nouvelle génération qui a envie de faire bouger les choses. Je crois aux gens qui doutent encore de cette société de pouvoir et d’intérêts.

Vous avez eu, il y a huit ans, un troisième enfant. Vous êtes inquiet pour son avenir ?

Beaucoup de mes amis ne veulent pas faire d’enfant pour ne pas les laisser dans un environnement aussi dur. C’était un peu mon cas, mais la mère de mon plus jeune fils m’a mis au pied du mur, en me disant :  » Tu as ta liberté, beaucoup de femmes autour de toi, mais je veux avoir un bébé de toi.  » D’une certaine façon, j’étais menacé… mais on a fait cet enfant ! Quand il était bébé, je ne ressentais rien. Mais lorsque vers 5 ans il a commencé à parler et à raisonner, le lien est devenu très fort. Toute ma mémoire est remontée à la surface et j’ai eu peur pour son avenir dans la société actuelle. Depuis la rentrée, il vit à Paris avec sa mère et va dans une école internationale, mais il faut bien que je reste à Tokyo gérer ma griffe !

Propos recueillis par Anne-Laure Quilleriet

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