» La volupté de l’amour est de ne plus s’appartenir, la volupté du moi est de ne jamais s’abandonner « . Comment se dépatouiller avec ça ? Lire Le Paradoxe amoureux de Pascal Bruckner et savoir que nous ne savons rien.

Son Paradoxe amoureux, il l’a dédié à Lara, Anna et Rihanna (La Rihanna ?) et, d’une plume parfois cinglante, souvent drôle, toujours alerte, l’a écrit pour ceux  » qui se refusent au chantage, ne veulent pas déserter le vieux théâtre des passions sans renier les changements intervenus « . Pascal Bruckner, philosophe, romancier, essayiste, y décortique le sentiment amoureux et ses réalités inconciliables, le désir d’indépendance et le besoin d’attachement. Trente-deux ans après son Nouveau Désordre amoureux (Seuil), coécrit avec Alain Finkielkraut, il revisite ses intuitions, dresse la carte du Tendre des couples contemporains, analyse la banqueroute du désir et plaide pour un  » réenchantement de l’amour « , lequel, bonne nouvelle, prouve qu’il résiste à tous les embrigadements.

Vous écrivez que le fameux vers d’Aragon,  » il n’y a pas d’amour heureux « , est à la fois  » très beau et très faux « . C’est plutôt réjouissantà

L’amour est heureux, tant qu’il dure. Il faut affirmer son côté joyeux, y compris à travers la souffrance, les malentendus, la colère, l’angoisse qui alimentent la force de la passion. Aujourd’hui, il y a une sorte de pathos amoureux qui va de pair avec le culte de la performance sexuelle. On nous dit que les histoires d’amour finissent mal en général. Mais le fait qu’elles finissent un jour ne veut pas dire qu’elles ont été malheureuses. Je n’aime pas cette vision tragique de l’amour – une tragédie à la petite semaine, une tragédie de rentier. Mais c’est aussi lié à l’idéalisation de l’amour : on pose sur les épaules des gens un idéal de réalisation passionnelle et érotique tellement élevé, tellement absolu, qu’ils n’y arrivent pas. Et décrètent donc toutes les tentatives maladroites ou ratées parce que cet idéalisme condamne ou discrédite nos amours contingentes.

Ce poids sur les épaules n’est-il pas encore plus lourd à porter dans la rupture, quand l’autre vous congédie ?

Comme pour le bonheur, la psychologie et la psychanalyse ne cessent de nous dire que nous sommes responsables de ce qui nous arrive. Nous pensons pouvoir maîtriser nos sentiments et ceux que nous inspirons aux autres. Nous décortiquons à l’infini les raisons qui ont poussé l’autre à partir et nous pensons, avec une sorte d’orgueil un peu malheureux, que c’est notre faute, que nous aurions pu l’éviter, ce qui est vrai, peut-être, mais c’est aussi une illusion de croire que l’on peut contrôler les sentiments que l’on éprouve et ceux que l’autre nous manifeste. Par le seul effet de la volonté, nous pourrions avoir barre sur les sentiments, les désirs et sur notre félicité personnelle. Nous serions les capitaines d’un navire dont nous maîtriserions toutes les commandes. On oublie de dire qu’une bonne part de la vie amoureuse est immaîtrisable. Et c’est aussi pour cela que nous aimons l’amour, parce qu’il est de l’ordre de la surprise.

Le paradoxe est-il là ?

Oui, il est bien là. Aujourd’hui, nous sommes bombardés d’une armée d’experts, de coachs, de psychologues, de sexologues, de psychiatres qui démontent à l’infini les mécanismes amoureux. Ils nous donnent toutes les armes pour mieux les contrôler. Pour aboutir finalement au constat que tout ce savoir conduit à une impuissance accrue. Laquelle ne doit pas être vécue de façon triste : il n’y a pas de tristesse à constater qu’il n’y a pas de progrès en amour. C’est une bonne nouvelle. L’amour ne fait donc pas partie de ces objets techniques, économiques que l’on peut calculer, quantifier. Il reste précieux, parce que c’est un mystère, qui nous ravit et nous échappe.

Qu’est-ce qui a changé depuis trente ans et votre Nouveau désordre amoureux ?

L’extension du droit des femmes, c’est le changement majeur. Le fait qu’elles soient entrées dans l’espace public et qu’elles travaillent, c’est une révolution mondiale, avec des réactions extrêmement violentes de la part des hommes. Les deux vont toujours de pair – l’émancipation et la violence consécutive à cette émancipation. Parallèlement à cela, il y a eu la révolution individualiste. L’amour et la sexualité sont désormais indexés à l’ordre de la réussite. Nous n’avons plus le droit d’être fragiles nous devons être performants dans tous les domaines, professionnel, amoureux, sexuel, familial, parental, socialà Tous ces hommes et ces femmes qui se cherchent, sur Internet ou dans les soirées speed dating, répondent finalement à de véritables entretiens d’embauche. Ce n’est plus le compagnonnage avec un être qui est capable, comme vous, du pire et du meilleur et qui a ses faiblesses. Il y a là quelque chose d’assez cruel dans les amours contemporaines, une cruauté de la demande insatiable. Et la société contemporaine est fondée sur cette excitation de la demande : on vous incite constamment à ne jamais vous satisfaire de ce que vous êtes, toujours exiger plus de vous-même et des autres. Ce faisant, on tue la racine même du sentiment amoureux et la découverte d’un être – et non pas la confrontation de la personne rencontrée avec un idéal complètement fou.

Est-ce pour cela que vous pourfendez la mythologie du sublime ?

Oui, celle qui veut que l’on soit toujours dans les hautes cimes de la jouissance et de la passion, comme s’il n’y avait pas d’autres régimes du sentiment amoureux que le paroxysme, l’intensité et l’amour fou. Le monde économique a contaminé le monde sentimental, le modèle libéral du marché est entré dans la sphère amoureuse. Et ce, depuis le xixe siècle, avec les avant-gardes artistiques et politiques qui se sont érigées contre le mode de vie bourgeois. Le slogan des situationnistes,  » vivre sans temps morts et jouir sans entraves « , consiste à aligner la vie pulsionnelle et affective sur le modèle de la rentabilité industrielle : il faut qu’il y ait du rendement tous les jours. On retrouve là le modèle du retour sur investissements, des DRH dans les entreprises. L’amour fou de Breton, c’est aussi un peu ça, cette idée que l’on devrait jour et nuit avec l’être aimé se tenir dans un tourbillon de poésie et de lyrisme. On sait bien que ce n’est pas comme cela que cela se passe dans la vie – pour monter sur les sommets du plaisir, il faut aussi se tenir de temps en temps dans les vallées. Cette image paroxystique et cette volonté d’être toujours à son maximum, de ne jamais lâcher prise, de ne jamais se laisser gagner par des sentiments ordinaires, caractérisent, je trouve, une certaine inhumanité des m£urs contemporaines.

D’autant plus qu’Internet et les nouvelles technologies ont modifié le visage des relations amoureusesà

Des centaines de milliers d’individus s’y cherchent selon la loi de l’offre et de la demande – la dimension économique est patente. Par ailleurs, Internet court-circuite les vieilles procédures de séduction. Si on est là, sur le réseau, c’est que l’on sait ce que l’on veut, c’est une étape en moins, mais le contact noué, il va bien falloir rencontrer l’autre. Et les vieux critères de sélection vont jouer à nouveau : si on est gros, moche et qu’on a menti sur son âge, l’autre s’en apercevra tout de suite.

Facebook, Meetic ou MySpace créent une sociabilité très superficielle : on y élude la dimension du corps, de la présence, de la voix. Or l’amour, et l’amour physique, implique la rencontre de deux personnes. Sur le Net, tout le monde peut tout faire mais en réalité, il ne se passe rien, ce sont des réseaux d’ectoplasmes, des fantômes qui parlent à d’autres fantômes. C’est l’amour derrière l’écran, à distance, comme dans le film futuriste Barbarella où les gens ne faisaient plus l’amour mais se touchaient le bout des doigts – c’est la dématérialisation complète de la relation.

En écrivant Le Paradoxe amoureux, qu’avez-vous appris que vous ne sachiez déjà ?

Que je ne savais rien. Qu’il n’y a pas d’éducation sentimentale. Le savoir que nous croyions avoir accumulé dans une expérience amoureuse se révèle totalement inutile dans la suivante. Nous ne faisons que passer d’une ignorance à une autre. L’âge ne nous apprend rien, nous sommes fondamentalement démunis, désarmés, nus, vulnérables face à l’autre. Et il y a beaucoup de chance que cet état de vulnérabilité se prolonge jusqu’au bout.

Le Paradoxe amoureux, par Pascal Bruckner, Grasset, 275 pages.

Par Anne-Françoise Moyson

Il y a là quelque chose d’assez cruel dans les amours contemporaines, une cruauté de la demande insatiable.

L’amour ne fait donc pas partie de ces objets techniques, économiques que l’on peut calculer, quantifier. Il reste précieux, parce que c’est un mystère, qui nous ravit et nous échappe.

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