Ses airs de  » dur à cuir  » n’empêchent pas Jean Colonna d’aborder la mode avec une légèreté tonique, un savoir-faire précis mâtiné d’une certaine désinvolture, beaucoup d’humour et un certain glamour décalé.

(1) A voir en totalité et en détail sur www.jeancolonna.fr

S’ il était un vêtement, Jean Colonna (49 ans) serait un blouson, évidemment : mais sous ses airs de beau matou cocoonant, le créateur ne mâche ni ses mots ni ses méthodes de travail. Pour lui, qui a toujours quelque chose à dire dans la mode, le cri du c£ur commence dans les années 1980 : en plein milieu du style m’as-tu-vu et de l’ostentation, Colonna arrive avec des vêtements sexy mais simples comme bonjour. Tête de file d’une antimode facile à vivre et à porter, il introduit le PVC, le nylon et le skaï, noirs de préférence, dans une garde-robe alors vouée aux n£uds-n£uds, au clinquant et à la quincaillerie de luxe. Cette création singulière û vêtements sans doublures, coupés à vif et aux coutures apparentes û, au parfum d’underground, plaira illico et va évoluer, au fil du temps, avec son concepteur.

Né à Oran comme Yves Saint Laurent (leurs parents respectifs se connaissent d’ailleurs très bien), Jean Colonna, ex-futur médecin, suivra un demi-programme de cours à la très classique Chambre syndicale de la couture parisienne avant de décrocher un poste d’assistant chez Pierre Balmain, à la fin des seventies. Il £uvrera ensuite comme créateur d’accessoires pour les fulgurants créateurs des années 1980 puis forgera ses propres look-books avec la crème des photographes (Bettina Rheims, Stéphane Sednaoui, David Sims…), avant de faire défiler sa collection en 1989 et de collaborer bien volontiers avec les catalogues de VPC. Chaque année, l’on retrouve cette force tranquille du style au renommé Festival d’Hyères (France), comme exposant et parfois comme membre du jury.

Ambassadeur d’une féminité moderne limite brute de décoffrage, Colonna revendique des vêtements vrais pour des gens vrais. Sa collection estivale, ludiquement présentée sur Internet (1) à la manière d’un flip-book (petit livre à feuilleter rapidement pour voir s’animer les illustrations), souligne une fois de plus sa recherche d’authenticité et d’honnêteté. Construite autour de basiques (blouson, tee-shirt, robe trois-trous…) aisés à porter mais issus d’un processus créatif ancré en profondeur, ils concrétisent la ligne claire d’un véritable artisan de la mode, observateur impénitent de ses contemporains et de cette façon, merveilleuse et sincère, de communiquer : le vêtement.

Weekend Le Vif/L’Express : Que faut-il faire pour (encore) surprendre dans la mode aujourd’hui ?

Jean Colonna : Je crois que la surprise n’est pas d’ordre stylistique mais doit venir de l’intérieur de la personne. Actuellement, on a atteint une telle surenchère créative que pour surprendre, il faut impérativement livrer quelque chose d’honnête, de fort, de sincère. D’ailleurs, ce sont ces notions-là qui me guident toujours dans mon travail.

Avant d’entrer dans la mode, vous amorcez des études de médecine, comme le couturier Giorgio Armani. Quel fut le moteur qui vous a poussé vers la mode ?

En fait, la mode était ancrée en moi depuis longtemps. Cependant, j’étais aussi passionné par la médecine, une discipline foncièrement proche des gens. J’ai donc commencé par là, à Aix-en-Provence. Finalement, mode et médecine sont deux métiers qui ont pas mal de parallèles : ils sont là pour vous mettre ou vous maintenir en forme.

Il arrive un moment où il faut être honnête avec soi-même : j’ai donc préféré me diriger vers le stylisme parce que j’en avais l’envie profonde. Tout gosse déjà, j’observais comment les gens interprétaient leur style vestimentaire, comment ils en jouaient, comment ils utilisaient leurs habits à la manière d’un langage. Le vêtement est un fabuleux moyen de communiquer avec autrui : si vous arrivez devant la même personne la première fois en tailleur-pantalon, la deuxième fois en jeans punko-crade et la troisième en minijupe, vous allez chaque fois décider de ce que l’autre aura en tête parce que vous l’influencerez d’emblée par votre apparence. Moi, j’adore observer comment se comporte mon prochain avec ce qu’il a sur le dos. Et puis, quand j’étais gosse, il y avait ce grand souffle de liberté, de révolution propre aux années 1960 ; j’avais l’impression de pouvoir faire tout ce que je voulais. C’est pour cela que dès le début, j’ai eu quelque chose à dire dans la mode.

A la fin des années 1970 vous entrez chez Balmain. A l’époque, la notion de créateur de prêt-à-porter explose. Avez-vous des souvenirs particuliers de cette période hautement innovante ?

Il y a trente ans, la création n’était pas mise en scène. Au début des années 1980, les créateurs, français en particulier, ont inventé la création-spectacle avec des mégadéfilés, des photos qui arrachent, etc. La mode s’est radicalement métamorphosée avec des créateurs de prêt-à-porter qui se rapprochaient d’une philosophie couture, ce qui va sensiblement brouiller les pistes entre les deux genres. Et au-delà, brouiller le grand public avec les designers parce que la création vestimentaire s’est donné des airs d’intouchable et a frôlé maintes fois le ridicule dans la façon dont elle était transcrite.

Après plus de vingt ans passés dans la mode, quel bilan tirez-vous sur les plans professionnel et privé ?

Chez moi, le privé rejoint de toute façon le professionnel et globalement, j’en tire des connaissances, des acquis, de bons souvenirs… bref, tout ce que l’on retire de l’existence. Plutôt que de bilan, je parlerais de construction permanente qui s’effectue aussi bien dans les hauts et les bas, la joie et la douleur. J’essaie de maintenir un cap : témoigner du respect pour les gens qui sont concernés par mon travail.

Travailler pour la maison Balmain, dans un registre haute couture, a-t-il influencé votre travail ultérieur ?

Certainement parce que tout ce que j’ai vécu a influencé, consciemment ou non, mon travail. Chez Balmain, j’ai appris des choses qui ont influencé non pas mon style mais ma conception. Là, je suis rentré dans une structure épatante, cornaquée par Pierre Balmain, où régnaient, à défaut de réelle modernité, les vraies valeurs de la couture et de l’élégance. Je savais où j’étais et par la suite, j’ai découvert que ce monde-là était mourant. Il y a quarante ans, la haute couture était omniprésente au quotidien : les défilés donnaient la tendance et les couturières de quartier se chargeaient de façonner ces modèles de rêve. Quand j’ai débarqué chez Balmain, ce n’était plus le cas ; le prêt-à-porter avait renversé la vapeur et les instances de la haute couture en étaient toutes retournées. D’amblée, j’ai su ce que je ne voulais pas faire, comme travailler pour de  » vieilles  » clientes. Mais je pouvais m’imprégner d’un travail d’une qualité irréprochable et d’une belle expérience de vie en général. Je suis resté deux ans chez Balmain et n’ai plus retravaillé pour quelqu’un d’autre depuis lors. Ensuite, j’ai mis au point le  » Comptoir du Kit  » avec le créateur Christian Astuguevieilles et j’ai fabriqué des bijoux, des accessoires, etc. Succès aidant, j’ai aussi collaboré avec plusieurs créateurs (Gaultier, Montana, Mugler, Lagerfeld…) en concevant des accessoires pour leurs défilés. Là, on retombait dans l’état d’esprit inhérent aux maisons de couture car, à l’époque, bosser auprès d’un créateur connu, c’était comme côtoyer Dieu. Moi, ces collaborations m’enchantaient mais j’évitais de tomber dans le travers de la déification.

C’est aussi une période charnière en mode…

Absolument : ces années-là sont terriblement ostentatoires, rich and famous, à la  » je montre qui je suis « . On ne jure que par Christian Lacroix, les boutons-bijoux, les fleurs, les espagnolades, les chignons couture… Moi, je n’étais pas là pour contrecarrer ce mouvement général mais pour raconter une autre histoire de mode, en affûtant ma vision personnelle de la femme. J’ai essayé, dès le début, de partir de l’essentiel, dans une conception minimale, en soulignant le désir des femmes de ressembler à elles-mêmes. Avec des gestes et des vêtements simples, des matières inattendues qui véhiculaient mes revendications.

La mode est connue pour être versatile et capricieuse : quel est votre secret pour durer dans un univers aussi changeant ?

C’est une affaire de volonté ; il faut savoir se remettre en question à chaque collection. Et encore, si ce n’était que des collections ! Il y a aussi tout ce qui tourne autour de la mode contemporaine : contre la globalisation galopante, il faut dresser son savoir-faire d’artisan pour conserver son indépendance. On n’a pas le soutien d’un système, et c’est très dur. Cela dit, il y a des choses intéressantes à retirer d’une collaboration avec un grand groupe de luxe. Le tout est de savoir quel est le prix à payer pour cela. Le challenge peut en valoir la peine si vous avez, en face de vous, des gens suffisamment intelligents. Quelle est la chose la plus douloureuse finalement ? Signer avec un groupe qui va vous donner les moyens mais sous la contrainte, ou bien rester autonome et ne pas pouvoir évoluer à cause d’autres types de contraintes… Moi, je pense qu’il faut évoluer sans y laisser trop de plumes, au travers de cette agressivité permanente qui règne entre les grands groupes et les labels indépendants.

Avez-vous une pièce fétiche qui se dégage de votre collection de l’été 2004 ?

Oui : un blouson en jersey et en cuir, une matière qui va et qui vient dans mes collections. J’y ai donc appliqué des morceaux de cuir à la façon d’un patronnage, j’ai ouvert le cuir pour laisser poindre le jersey et je l’ai lavé afin que la peau ait un aspect reliéfé. J’ai d’ailleurs beaucoup planché sur le relief et les volumes cet été. Ce blouson et ses corollaires servent de démarrage à une collection qui s’est forgée dans des conditions intéressantes : j’ai voulu quelque chose de frais, de léger, de ludique. Une ode à la mobilité présentée de manière inattendue et qui met en exergue des vêtements simples à porter. Comme le tee-shirt blanc revu et corrigé ( NDLR : Jean Colonna est par exemple parti d’un tee-shirt d’homme qu’il a rétréci aux proportions de la femme par un jeu de coutures et de pinces) ou des robes assez sophistiquées mais pensées toujours à partir d’un postulat peu compliqué. Une partie majeure de notre travail ne consiste-t-elle pas à réaliser des vêtements qui vont bien au corps, même si ce n’est pas très glamour comme constat ?

C’est un changement radical avec le Jean Colonna plutôt trash d’il y a quelques saisons…

Mais qu’est-ce que c’est, le trash ? N’est-on pas trash dès que l’on abandonne le cachemire ? Si c’est le cas, je suis trash ( sourire). Pourtant, j’ai toujours mis de l’amour et de la poésie dans ce que j’ai fait et je crois que mes collections les plus poétiques sont celles qui ont été interprétées comme les plus trash, justement. A une certaine époque, présenter sur podium une femme fragile faisait trash parce que les gens l’assimilaient à un personnage violenté. Mais, en fait, ce qui est trash et crade n’appartient pas à mon vocabulaire.

Etes-vous toujours le créateur-oiseau de nuit qui carbure dans son atelier quand tout Paris dort ?

Ce n’est plus du tout le cas. Aujourd’hui, mon rythme de travail est moins violent, moins underground qu’autrefois. De toute façon, on ne peut pas passer sa vie à hurler ses revendications. Quand vous débarquez dans le monde de la mode, vous avez besoin d’hurler si vous voulez qu’on vous entende. Les premiers albums d’un groupe, les premiers films d’un réalisateur sont autant de hurlements.

Quand vous créez, vous dites avoir en tête un melting-pot d’hommes et de femmes qui vous inspirent. Quels sont-ils ?

Il y a une espèce de base indestructible dans ma tête, une base composée de personnages-piliers dont les gestes, les attitudes, les odeurs, les images qu’ils véhiculent me touchent. Et puis, il y a les anonymes croisés au quotidien. Depuis que j’ai commencé dans la mode en 1989, la société a évolué et moi aussi. Le défi consiste à ne pas rester figé, à re-créer chaque fois tout son univers.

Quelle est votre définition de l’élégance ?

L’élégance, c’est une harmonie subtile entre ce que vous êtes à l’intérieur, ce que vous êtes à l’extérieur et ce que vous mettez par-dessus. L’élégance vient de vous ; vous ne l’achetez pas avec votre Carte Bleue. Autant dire que beaucoup de gens passent complètement à côté. Mais, à bien y réfléchir, c’est logique puisque notre monde, dans ses divers aspects, n’est pas si élégant que ça.

Quels sont vos projets à venir ?

Eh bien je vais me mettre entre parenthèses à partir de cet automne-hiver afin de reconsidérer mon développement commercial et artistique. J’arrête donc provisoirement mes collections, histoire de restructurer toute l’entreprise et de donner au style et à la création les moyens de grandir, en m’associant avec un partenaire, par exemple. Du côté des points de vente, j’ai envie de passer à l’étape de la boutique éponyme sur Paris. C’est quand même merveilleux, dans l’évolution d’une carrière, d’avoir sa propre vitrine.

Propos recueillis par Marianne Hublet

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