Début octobre, Jean Paul Gaultier fêtera les trente ans de sa maison. Si sa marinière, ses robes corsets, ses bracelets en boîtes de conserve ou ses jupes pour homme ont fait le tour du monde, il a su avant tout porter un regard visionnaire et généreux sur son époque.En mélangeant sans discours moralisateur ou provocateur les races, les sexes et les religions dans un respect absolu d’une certaine idée de l’élégance, il s’est imposé comme le couturier le plus talentueux de sa génération. Rencontre.

Un après-midi d’octobre 1976 au Palais de la Découverte, à Paris. Un jeune homme passé chez Pierre Cardin et Jean Patou présente sa première collection devant un parterre clairsemé.  » Il a la foi, un certain talent et beaucoup de courage « , écriront les rares journalistes présents pour l’occasion. Trente ans et cent trente défilés plus tard, le même dirige une griffe planétaire, dessine le prêt-à-porter féminin d’Hermès et vient de créer les costumes du Confession Tour de Madonna qui fait salle comble dans le monde entier.  » Mon premier défilé était un ratage total. La musique commençait et je ne savais pas quoi mettre aux mannequins. Mais au moins on s’est jeté à l’eau. En dépit du bon sens, avec tout et n’importe quoi, des sets de table en paille qui devenaient des boléros, un perfecto sur un tutu porté avec des baskets « , se souvient Jean Paul Gaultier.

Le succès commercial et médiatique tarde à venir mais déjà les bases sont là : une joie de vivre communicative, une façon unique de détourner des objets banaux du quotidien et d’appréhender la mode sans tabous sociaux ou esthétiques.  » J’ai gardé cette idée qu’en partant de rien on peut faire quelque chose. Aujourd’hui, je dessine onze collections par an, mais l’enthousiasme est resté intact. Si je le perdais, je m’arrêterais. J’ai eu le luxe de pouvoir réaliser mon rêve ainsi.  » Pourtant en 1978, après sa collection Grease, il est prêt à jeter l’éponge, faute d’argent. Une bonne fée, Dominique Emschwiller, aujourd’hui sa directrice commerciale, le choisit pour dessiner la ligne du groupe japonais Kashiyama. Pour la première fois, ses vêtements se vendent. Suivront les pantalons en skaï du défilé James Bond, le recyclage des boîtes de conserve,  » un côté futuristico-punk mélangé à des idées que j’avais au lycée « . Et dès 1984, des collections masculines qui sortiront l’homme d’un carcan de virilité obligée.

 » Même si tout le monde ne s’habille pas en Gaultier, il a déculpabilisé beaucoup de gens par rapport à la mode en osant les mélanges. Ses détracteurs disent qu’il a trop d’idées mais c’est plutôt bon signe : il a du flair tout le temps. Il a toujours été en phase avec la rue « , analyse Olivier Saillard, commissaire d’une exposition consacrée aux nombreuses collaborations du couturier avec la chorégraphe Régine Chopinot, qui débutera en mars 2007 au Arts Décoratifs. Un goût du spectacle cher à ce dévoreur d’images, qui passe des comédies popu aux tragédies grecques et fait autant rêver les minettes de banlieue que les clientes richissimes de la couture. En plein triomphe des top models, il recrute des mannequins non professionnels : la pulpeuse Marthe Lagache, la beurette Farida Khelfa, des personnes âgées pour le lancement de la ligne Junior Gaultier et autres beautés en dehors des stéréotypes, qui se plient à ses mises en scène insensées organisées jusqu’en 1989 à la Grande Halle de La Villette.

Les rappeuses blacks croisent les religieuses, les Parisiennes gouailleuses frôlent des amazones, le tour du monde se fait en 168 tenues… Ses impertinences et sa façon de bousculer les codes établis lui ont rapidement valu d’être baptisé l’enfant terrible de la mode, un surnom trop réducteur dont il a encore du mal à se débarrasser à 50 ans passés.  » Il était perçu comme un excentrique, mais très vite je l’ai considéré comme un grand classique avec une parfaite maîtrise des coupes et des volumes « , raconte Catherine Lardeur, rédactrice en chef adjointe de  » Marie Claire  » jusqu’en 1993 et devenue plus tard sa directrice de la couture. Car dans le travail et dans la vie, Jean Paul Gaultier fonctionne à la fidélité. Sa plus grande blessure aura été de perdre son partenaire Francis Menuge, mort du sida en 1990, quelques mois après le Blond Ambition Tour de Madonna qui lui vaut une notoriété planétaire avec son corset chair à seins coniques.  » Francis m’a donné la force de commencer. Il me tenait tête et n’avait pas peur de me dire parfois que c’était nul. Je pense qu’il avait un meilleur goût que moi. Il m’a aidé à synthétiser et à être plus radical « , dit-il aujourd’hui avec pudeur. Cette sincérité et cette humilité non feinte font aussi sa singularité dans un milieu qui a perdu sa spontanéité à mesure qu’ont grossi les budgets publicitaires.

 » Il a créé ses classiques en partant d’un répertoire d’insolence. Quand Galliano fait de la provocation pour la provocation, il y a chez Gaultier une vraie innocence dans le regard « , poursuit Olivier Saillard.  » Il est intact « , confirme la réalisatrice Tony Marshall, qui lui a consacré un documentaire en 2004 et n’est autre que la fille de Micheline Presle, l’héroïne tant adulée de son film culte  » Falbala « . Sa force (et sa faiblesse), c’est de ne pas être un directeur artistique qui pense best-sellers et sacs à main, mais l’un des derniers couturiers au sens classique du terme, après le départ d’Yves Saint Laurent en 2002.  » Le choc Saint Laurent est venu avec la collection Retro de 1971. J’ai croisé un de ses mannequins, une rousse aux yeux charbonneux qui sentait le patchouli. J’y voyais une sorte de mirage aphrodisiaque, très différent du côté glacé de la mode futuriste « . Une filiation couture que revendique ce fils unique d’une secrétaire et d’un comptable, élevé à Arcueil, initié à la mode en feuilletant les revues de sa grand-mère et en réinterprétant les modèles sur son ours en peluche.  » J’écrivais mes propres articles pour accompagner mes dessins. J’avais même imaginé mon parfum qui s’appelait Djinouzi, à cause d’une chanson de Sylvie Vartan que j’avais mal comprise :  » On ne jette pas un vieux jean usé.  » Et les images de l’enfance sont encore étonnamment présentes à l’esprit de celui qui s’inventait des histoires et des cousines mannequins vedettes pour se faire accepter à l’école.  » La seule fois où j’ai vu les élèves de ma classe m’admirer, c’est quand la maîtresse m’a épinglé dans le dos mon dessin d’une danseuse emplumée des Folies-Bergère pour me punir. Ça m’a poussé à continuer dans cette voie pour me faire intégrer.  »

Si la maison Saint Laurent juge  » peu attrayantes  » ses couleurs et ne retient pas son dossier envoyé avec l’approbation parentale, Pierre Cardin l’engage le jour de ses 18 ans.  » Chez lui, j’ai appris que tout était possible. J’ai même proposé une robe de mariée pour deux personnes avec un hublot.  » C’est avec le même regard sans préjugés ouvert sur le monde qu’il dessine depuis 2004 la mode féminine d’Hermès, lui qui s’amusait du  » charme coiné de la bourgeoisie « , et qu’il a rejoint en 1997 le sérail de la haute couture dont il a su réinventer les codes.  » Etre voyeur, c’est ma profession. Je fuis les mondanités et je préfère observer qu’être observé.  » Si le cliché du blond facétieux en marinière lui colle à la peau, Jean Paul Gaultier avoue ne pas s’être réconcilié avec son image au fil du temps et il préfère se réfugier derrière ses vêtements. Pendant les essayages, il se surprend à les faire parler à la première personne…  » J’ai toujours aimé faire des choses pour les autres. Au fond, je m’intéresse à l’être plus qu’au paraître.  »

Anne-Laure Quilleriet

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