Aux portes du plus grand temple bouddhique du monde, l’ancienne cité royale, toute dévouée à son sultan, s’abandonne aux épopées hindoues. Un mélange haut en couleur.

A tâtons, Irwan avance sur l’esplanade. Pour 1 000 roupies, 10 centimes d’euro, il a loué un foulard, s’en est bandé les yeux et essaie de marcher le plus droit possible. Le jeu, baptisé  » masangin « , consiste à suivre l’invisible ligne formée par deux arbres aux racines tentaculaires et à tester ainsi son aptitude à cheminer entre le bien et le mal. En Indonésie, on fait confiance au banian, l’arbre sacré des bouddhistes, pour prendre une décision. Dans le plus grand pays musulman du monde, et surtout à Jogjakarta la Javanaise, on n’hésite pas à mélanger les pratiques religieuses héritées du passé dans un syncrétisme haut en couleur : l’offrande hindoue, en forme de pyramide, symbole du cosmos, passe devant la mosquée et les bébés filles, voilées, se font offrir une imitation de Barbie, tandis que résonne le gong du gamelan, l’orchestre des temps hindous de Java, dont on trouve la trace dès le Xe siècle.

Comme toutes les grandes villes de l’archipel, Jogjakarta,  » Jogja  » pour les intimes, et les 3 millions d’habitants de son agglomération n’échappent pas à la frénésie asiatique et pétaradante des motos et à la course au business, mais laissent encore, aux carrefours embouteillés, une petite place pour les joueurs de guitare. Vaillamment, les conducteurs de  » becak « , le pousse-pousse local, se jouent des micmacs de guidons, de pare-chocs et de carrioles à cheval pour pédaler jusqu’à l’avenue Malioboro, la plus fréquentée de la ville, et déposer leur passagère devant les boutiques de batik. Ou un peu plus loin, face à l’entrée du grand marché couvert Beringharjo, qui s’anime dès le lever du jour.

Yatmini y est postée depuis 6 heures, pimpante dans son ensemble à fleurs. A l’arrière de sa bicyclette, un curieux attirail retient toute son attention : une dizaine de bouteilles de verre bien calées dans leur croisillon de bois. Avec la précision d’un garçon de café, elle verse une dose de jus d’orange et épais, presse un quart de citron vert entre le pouce et l’index, et tend le breuvage à sa cliente. Sitôt le contenu bu d’un trait, elle rince le récipient : c’est l’heure du  » jamu  » , comme les Javanais du Sud appellent cette mixture qu’ils prennent en cure tout au long de la vie.  » Gingembre, sucre de palme, curcuma. Mais pour les proportions, mystère « , confie Yatmini aux étrangers prêts à absorber la première gorgée. Ses journées démarrent avant l’aube, devant les marmites bouillonnantes où se distillent écorces, rhizomes et fruits étranges. Tous les adeptes de Yatmini en sont persuadés : c’est bon pour ce qu’ils ont. Il existe des recettes pour tout ou presque : la bonne forme, les maux de ventre, la beauté de la peau, les kilos… Même les garçons en redemandent, à l’image de Nugroho, tout sourire derrière son étal de poissons-chats. Un verre à la main, il explique avec un air entendu les bénéfices du jamu sur sa virilité, en précisant que, un soir par semaine, il complète la cure d’un plat de chien dégusté au bord de Malioboro.

En ce petit matin lumineux, les trottoirs de la grande avenue sont envahis par les stands de tee-shirts et d’accessoires pour téléphones portables. Descendre Malioboro, c’est tomber immanquablement sur l’une des entrées du  » beteng « , la vaste enceinte qui encercle le  » kraton  » : une véritable ville dans la ville, où vivent plus de 20 000 personnes, et qui abrite le palais du sultan et sa cour, mais aussi des musées, des mosquées, des bâtiments universitaires et des fabriques de batik. Modernité ou non, Jogja traite avec bien des égards son chef spirituel, hissé au rang de gouverneur de la province il y a cinq ans. Hamengkubuwono û  » Celui qui protège le monde  » û dixième du nom, possède son domaine privé au centre du palais, roule en 4 X 4 climatisé, s’exprime avec la distinction d’un chef d’Etat et fume le havane. Quand tout va bien, Jogja voit peu son sultan. Il faut profiter de l’un des trois  » garebeg  » (qui peut se traduire par  » escorte d’une personne de haut rang « ) qui ponctuent l’année (l’un célèbre la naissance de Mahomet, le deuxième, la fin du ramadan et le troisième, l’Aïd) pour l’admirer marchant sous son ombrelle tenue fermement par un serviteur. Il vient alors jeter des poignées de roupies à la foule, qui les gardera comme promesse de richesses à venir. Mais si Jogja manifeste, comme en 1998, contre le pouvoir central, l’homme politique descend dans la rue pour calmer le jeu. Avec succès.

Pour ce qui est de la quiétude, le kraton est servi. Quelle que soit l’heure du jour, les gardes, pieds nus, vont et viennent en silence le long des murs marbrés d’humidité. Un batik plissé sur le devant leur sert de pagne, barré dans le dos du manche ouvragé d’un kriss, le poignard traditionnel à la lame ondulée et aux pouvoirs magiques. Sans un mot plus haut que l’autre, ils règlent la vie quotidienne de cet univers codifié, veillent à la bonne tenue des visiteurs et remplissent des pages de chiffres mystérieux. L’un d’eux apporte six verres de thé destinés aux hommes assis en tailleur face à d’impressionnantes séries de xylophones. Comme tous les lundis et les mardis à 10 heures, chacun est libre de venir assister gratuitement à la répétition du gamelan de la cour. Sous l’immense auvent-pyramide de bois laqué blanc, les notes du gong ont jailli par surprise, lumineuses comme les premières gouttes de l’orage. L’orchestre a embrayé sans précipitation : une quarantaine d’exécutants au moins, les flûtes de bambou et les tambours, puis les vocalises des femmes agenouillées au premier rang, au plus près du chef, à peine repérable dans la pénombre. L’esprit occidental s’évade parfois de cette musique sans partition, distrait par une ondée soudaine ou par l’indolence du joueur de gong, absorbé par sa cigarette au clou de girofle. Quand sonne brusquement la charge dissonante et métallique d’une volée de percussions qui peut aller jusqu’à l’envoûtement. Certains musiciens jeûnent plusieurs jours avant les grandes fêtes religieuses, afin d’atteindre la perfection de leur art. Un même morceau peut alors s’étirer jusqu’au petit matin et même accompagner les fameuses épopées du wayang kulit, le théâtre d’ombres aux personnages truculents.

L’aube, le chant du muezzin, et il est déjà presque l’heure de faire un tour au Pasar Ngasem, le marché aux oiseaux qui se réveille à deux pas du palais. Les Javanais, grands amateurs de chants d’oiseaux, s’y pressent, surtout le dimanche, pour marchander au milieu de perroquets, de perruches et de grives. Pour quelques roupies, on peut aussi libérer le gracieux martin-pêcheur en lui confiant un v£u à exaucer lors de sa courte liberté, avant que l’appel des graines le ramène derrière les barreaux de sa cage. Plusieurs enfants et adultes s’affairent au dressage des pigeons. Mais on vient aussi pour acheter toutes sortes de singes et de serpents. Déjà, le soleil monte dans le ciel. Dans dix minutes, il sera trop ardent pour que l’on puisse encore deviner le cône fumant du volcan Merapi. Trop fort aussi pour laisser pédaler en paix les chauffeurs de becak. Il est l’heure pour eux de dérouler la capote, de s’allonger le temps d’une sieste en travers de la banquette du passager et de rêver au meilleur chemin entre le bien et le mal.

Marie-Eudes Lauriot-Prévost

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