Son image, il y tient comme à la prunelle de son talent. D’ailleurs, il la contrôle avec le même perfectionnisme que celui qu’il met dans ses collections. Gros plan sur John Galliano, le surdoué de la mode… O Shocking !

Affublé de chaussures trop grandes û  » ça ancre son homme  » û John Galliano ne se sépare jamais de son peigne,  » comme tout gentleman qui se respecte « , arguë-t-il avec son accent anglais, mi-royal, mi-cockney, en se recoiffant pour la photo. Dans son studio tapissé de miroirs, entre moult cigarettes et tasses de thé fumé, le couturier aux allures de mauvais garçon, mais à la politesse de lord, considère comme son devoir de s’impliquer autant dans la création que dans les questions de stratégie.

Exubérant mais pudique, il joue avec dextérité de ses origines catholiques, de son éducation britannique et de ses fantasmes narratifs. Né à Gibraltar en 1960, boursier sorti avec mention très bien de la fameuse Saint Martin’s School, Juan Carlos Galliano change de prénom pour se faire un nom. Passé maître dans l’art de décliner son idéal romantique par le biais du tissu, en 1995 il est appelé par  » Mister Arnault  » (le patron de Dior et de LVMH) pour reprendre le flambeau chez Givenchy puis pour relever le défi de réveiller Dior. A 42 ans, ce fils de plombier exilé dans un faubourg au sud de Londres à l’âge des premières blessures d’enfance revendique une excentricité toute aristocratique.

Weekend Le Vif/L’Express : A la fin de chacun de vos défilés, vous venez saluer dans un  » costume  » totalement différent. Cette démarche, plutôt théâtrale, est le fruit d’une improvisation ou d’une longue élaboration devant le miroir ?

John Galliano : Rien à voir avec une décision programmée, cela fait partie du processus d’osmose créative. Pour la collection  » Flibustier « , par exemple, je me suis mis à ressembler à un pirate. En commençant à vivre, à respirer dans une certaine atmosphère, on devient ce que l’on crée. A tel point que je dois faire attention car, d’après mon look du moment, les gens devinent dans quelle direction je travaille. Quand vous me verrez dans mon pantalon et ma veste en denim, vous saurez que j’ai quelque chose à cacher !

La Révolution française, l’impératrice Joséphine, les femmes masaï ou la marquise Casseta par Boldini… à chaque collection ses citations. Quel esprit avez-vous insufflé à la haute couture été 2003 de John Galliano pour Dior ?

J’ai fait un grand tour en Asie, de HongKong à Tokyo en passant par Pékin, Shanghai, la campagne chinoise et Osaka. Quand je commence mes recherches, je m’imprègne totalement du sujet. Je dois respirer l’air de mon intuition, d’où ces  » voyages d’étude  » que nous entreprenons avec mon équipe. On note, on achète, on photographie, on fait des croquis. Un objet, un sachet de sucre en poudre, la musique, un tableau, un vêtement, ou même un stupide bouton, tout peut avoir un pouvoir d’évocation ! Nos impressions sont recueillies dans des grands cahiers qui deviennent notre bible. Chaque collection a la sienne. Ensuite, qui sait comment cela remontera à la surface ? J’ai été ému, emballé, excité, provoqué, stimulé par la Chine. J’y ai vu des choses d’une grande beauté, d’autres qui m’ont choqué, mais l’ensemble est à la fois raffiné et incroyablement sauvage, un mélange  » very Galliano « , non ?

Il est d’usage, chez les couturiers, de dire que leur style a été marqué par leur mère ou une femme de leur entourage proche, qu’il est imprégné de leurs premières émotions vestimentaires…

L’influence de ma mère est évidente. Elle a toujours aimé s’habiller en fonction d’un événement. Ce sens et ce goût pour le vêtement de circonstance me viennent directement d’elle. Enfants, mes s£urs et moi, nous étions baignés, talqués, coiffés, parfumés, vêtus de nos plus beaux atours simplement pour aller à l’épicerie du coin ! J’étais le plus patient, donc ma mère passait plus de temps à me pomponner. Peut-être aussi parce que j’aimais déjà ça… De même, j’ai hérité de sa passion de la musique. Pas la  » grande  » musique, mais celle qui bouge et sur laquelle on danse. Ma mère, espagnole, qui était très catholique, nous a élevés dans le pur respect du dogme : j’ai fait ma première communion, ma confirmation, ma communion solennelle, et j’ai même été longtemps enfant de ch£ur. Le dimanche, je servais la messe de 9 heures et celle de 11 heures. Et enfin les vêpres.

Vous pratiquez encore ?

Pour être honnête, la dernière fois que je suis allé à l’église, c’était à Noël 2001. J’ai joggé jusqu’à Notre-Dame de Paris avec mon entraîneur, nous sommes entrés pour faire le tour de la cathédrale et nous sommes ressortis. Mais il m’arrive de prier…

Vous avez 6 ans lorsque vos parents quittent Gibraltar pour émigrer en Angleterre. Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?

D’abord, celui d’un froid de gueux. Vous pouvez imaginer le choc culturel : nous laissons un pays coloré, un climat aimable, des gens ouverts pour arriver à Battersea, un faubourg pauvre du sud de Londres. Cette impression de gris total, la découverte de ce qu’est une école pour garçons, l’uniforme… C’était Dickens ! Les enfants peuvent être très cruels envers les étrangers, envers la différence. Ils ne me comprenaient pas, moi non plus. Jusqu’à ce que j’étudie la mode, j’ai donc connu la solitude. Saint Martin’s School, la fameuse école de mode, où je suis finalement entré, a été le paradis après l’enfer. J’ai alors réalisé que je n’étais pas ce garçon  » suspect « ,  » barjo « ,  » weird and queer  » (littéralement,  » bizarre, voire homo « ), termes dont ils m’affublaient. Durant toutes ces années, mon monde imaginaire m’a sauvé. En faisant de mon vélo un cheval fougueux, par exemple, j’ai pu échapper aux difficultés et à leur cruauté. (Sourire pudique.)

Dans aucune de vos interviews vous ne parlez de votre père…

Il était très sévère. Et quand je dis très sévère… Je lui dois mon sens de la discipline et du devoir, j’imagine. Il appartient à cette génération qui a connu les conditions difficiles de l’immigration. Mon père était plombier. Il m’est arrivé de l’accompagner sur ses chantiers, pour l’aider en tenant le chalumeau. Ma mère était femme au foyer, c’est elle qui nous a élevés. Je ne pense pas avoir été un enfant sage. J’étais difficile à maîtriser. Trop d’imagination, trop d’énergie !

Quand vous avez quitté l’école pour entrer dans le monde de l’art et de la mode, vous avez endossé un style nettement plus excentrique. Comment votre père a-t-il réagi ?

Cela ne l’a pas gêné. La façon de s’habiller et le droit de s’exprimer n’ont jamais été un problème dans notre famille. Nous dansions souvent le flamenco, le wild flamenco, pas l’académique, por favor ! et en toutes circonstances on se mettait sur notre trente et un. A cette époque, je prenais des cours de fox-trot, de cha-cha-cha, de rumba. Je crois que mon père a compris ce qui se tramait… ( Rires.) Mais il n’a jamais eu de problème avec ça. Mes parents, qui sont retournés en Espagne, sont fiers de moi, je crois. Mes s£urs habitent encore Londres et s’habillent en Galliano, parfois en Dior. Quant à ma mère, cette année, elle a reçu pour Noël un très beau cadeau. Je lui ai donné une superbe montre Dior. Mon père a reçu la sienne l’année dernière. Et moi, je suis très gâté car je les ai toutes.

La vie plus facile, le succès, l’argent, qu’est-ce que cela a changé pour vous ?

J’ai les mêmes amis et les mêmes collaborateurs depuis plus de vingt ans. La réussite ne m’a pas modifié, sinon ils me l’auraient signalé depuis longtemps. Et, si je dois dormir par terre, je le ferai sans hésiter tant que je peux voir la Lune ! Derrière chaque romance se cache une tragédie, et pour vivre les moments d’extase, il faut accepter de passer par des creux. Je suis avant tout un incurable romantique.

Vous avez fait le voyage de Budapest, où a eu lieu le tournage du film de pub pour le parfum Addict. Une première pour vous, qui êtes désormais directeur artistique de toutes les collections femme de Dior.

Vous permettez que je fasse un détour pour revenir aux origines de l’histoire ? Tout démarre avec le rouge à lèvres. Lancé en octobre 2001 avec une campagne de pub photographiée par Nick Knight, il s’est avéré être un succès total. Puis est venu le lancement des Maximeyes, ces cils ultralongs. Au même moment, dans les boutiques, nous avons commencé à avoir de plus en plus de clientes disant qu’elles rêvaient du blouson en jean de l’année précédente dans une autre matière et je me suis dit :  » Mais ces femmes sont addict !  » Nous avons donc décidé de concevoir une ligne de modèles pérennes que nous produisons en cuir rock and roll, en jean ou en daim, avec toujours le fameux laçage qui crée le lieu d’identification. Et on l’a appelée  » Admit It  » (reconnaissez-le), sous-entendu  » que vous êtes dépendante de Dior « . Ensuite est né le parfum. Une approche inattendue, car le concept a été mis en £uvre en partant de la demande.

Une démarche qui s’écarte du pur processus de création. Aimez-vous cette partie-là de votre job, plus proche du marketing ?

Actuellement, être concerné exclusivement par les vêtements n’est plus pensable. Il faut suivre le produit du début à la fin, s’assurer de la cohérence du message et de sa perception. A l’époque où Mister Arnault m’a proposé de prendre Dior, il n’existait aucune interaction ni communication entre les différents départements. Les défilés disaient une chose, les vitrines une autre, le service de presse une troisième, et la profusion des franchises n’arrangeaient rien. Au début, je me suis concentré sur les ventes et, doucement, nous avons fait disparaître les tailleurs  » jolie madame  » pour nous adresser à une femme plus sexy, plus moderne. Mais mon implication dans l’image de la maison date du premier sac-selle en jean, présenté lors de la collection été 2000 et qui est devenu un de nos best-sellers. Il a démarré la série  » Logo à gogo  » avec la campagne de pub photographiée par Nick Knight. A ce stade, nous sommes devenus plus directifs avec les équipes de presse et les commerciaux, imposant  » la  » chaussure,  » le  » sac,  » le  » chapeau,  » le  » manteau qui illustraient le look Dior et sur lesquels il fallait concentrer la communication. Ainsi, au moment des premières parutions dans les magazines, les produits étaient disponibles à la vente. Je résume, mais un gros travail a été nécessaire pour arriver à une maîtrise totale et essentielle du produit.

Et le rôle de la haute couture par rapport à cette stratégie de diffusion ?

Grâce aux ateliers, elle me permet de trouver des raffinements techniques, d’approfondir l’aspect qualitatif de notre métier, d’explorer des nouvelles coupes, de travailler les matières. J’ai un lien totalement physique avec le tissu. J’en connais toutes les subtilités. Je sais comment il tombe, s’étire, réagit, c’est un dialogue sans fin selon la façon dont vous le coupez. J’adore la recherche que nous entreprenons chaque saison avec les petites mains (en français, avec l’accent anglais). Ensuite, cette même inspiration se retrouve déclinée du prêt-à-porter aux accessoires.

Dans vos modèles, le corps des femmes est souvent dénudé. Quelle est votre idée de la féminité ?

J’aime que mes hommes ressemblent à des hommes et que mes femmes soient très féminines. J’ai toujours été ému par le bleu d’une veine sur un cou comme par les colliers des femmes masaï û c’est mon fantasme. Mon héroïne tient son destin en main. Forte et romantique, elle est très aristocratique.

Néanmoins, certains on dit, en regardant vos défilés et surtout vos campagnes de pub, que les images en étaient choquantes, voire vulgaires.

 » Regardez mes vêtements, regardez-les !  » aurais-je envie de rétorquer à ceux qui me critiquent. La façon dont je coupe mes modèles, la légèreté de mes robes en biais, mon usage des couleurs. Qui examine de près mon travail voit celui d’un homme qui adore les femmes et les respecte plus que tout. Vous dites  » choquant « , mais je ne crée rien dans le dessein de provoquer ! Je fais ce à quoi je crois et je le vis comme un accomplissement. De plus, je ne pense pas que nous remporterions un tel succès, chez Dior comme chez Galliano, si les femmes n’aimaient pas mon travail. Dans la nouvelle campagne de pub, notre femme est plus sensuelle, plus sexy encore. Le  » hard core  » glamour, j’adore ! La mode est avant tout un art du changement.

Quelle serait votre définition de la vulgarité ?

Laissez-moi vous répondre par un détour. Ce qui est immoral aujourd’hui ne le sera peut-être plus dans cinq ans. De même, ce qui est considéré comme vulgaire finit par inspirer toute une nouvelle allure, un nouveau mode de vie. Je détesterais m’engager en décrétant :  » Ceci est de bon ou de mauvais goût.  » D’ailleurs, je préfère le mauvais goût à l’absence totale de goût !

Et la politique dans tout ça ?

Mais je suis un dessinateur de robes, darling ! Je sais, vous faites allusion à ma collection Clochard, mais je maintiens que c’est ma plus belle. Et je n’ai rien compris au scandale qui a suivi. Après tout, quand certains créateurs s’inspirent des blouses roumaines ou des jupes gitanes, peuples qui ont eu leur part de souffrance, cela ne semble pas poser de problème ! Et le  » bobo chic « , vous trouvez ça plus correct ? Alors, please… Faire rêver les femmes quoi qu’il se passe là-bas dans le monde, leur apporter de la joie à travers des vêtements et des couleurs, les rendre plus belles, voilà mon seul devoir.

Propos recueillis par Colombe Pringle n

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content