A priori, quand vous vous voyez mandater pour rédiger un article sur les champagnes Dom Pérignon, vous éprouvez un sentiment de parfaite sérénité. Se frotter à une historique réputation de dessus-du-panier qui confine à la légende implique non seulement délice et émerveillement des sens, mais aussi forteresse imprenable dont la qualité des produits n’a jamais été prise en défaut. Quel bonheur alors de pouvoir vous faire part de mes impressions, sans me croire obligée comme maints critiques de dénicher une quelconque petite bête pour asseoir ma crédibilitéà Par conséquent, comment éprouver le moindre stress quand on est convaincue que l’on n’aura qu’à pousser les portes ouvertes d’un Jardin des Hespérides intouché ?

Voilà donc la délicieuse conviction qui m’a envahie quand Le Vif Weekend m’a proposé un séjour-dégustation à Épernay. Eh bien, mes chers lecteurs, je peux vous confier après coup que si j’ai eu grandement raison pour ce qui est du sublime inébranlable qui est l’attribut de Dom Pérignon, j’ai par contre eu lourdement tort d’imaginer avec une confondante naïveté que cette constance dans le bon goût reposait sur des piliers rigides et immuables ancrés dans la terre crayeuse de Champagne.

En effet, s’il est bien une évidence qui s’impose tant à vos yeux qu’à votre palais lorsque vous pénétrez l’univers du célèbre bénédictin du xviie siècle, c’est que, non, Dom Pérignon ne vit pas de sa réputation : il vit, tout court. Et quoi d’étonnant à cela, somme toute, le vin n’est-il pas le produit vivant par excellence ? Mais cela n’est pas aussi simple, sans quoi de pseudo-Dom Pérignon fleuriraient partout tels des pâquerettes dans un pré. En effet, que le champagne soit vivant est une chose ; apprivoiser, dompter, caresser et guider cette vie vers le summum de l’épanouissement visuel, olfactif et gustatif en est une autre.

Oh, bien sûr, ce n’est que chez Dom Pérignon qu’on récolte et élabore soi-même les levures prélevées sur la pruine de ses propres raisins, au lieu de faire appel à des fournisseurs qui livreraient un produit d’origine anonyme ou impersonnelle ; bien sûr,  » ils  » ont eu le génie marketing de lancer les millésimes £nothèque dont la philosophie est  » d’aller plus loin dans ce qu’il y a et aura dedans, dans x années  » ; bien sûr, ils jouent de leur privilège nominal d’être les héritiers directs de l’inventeur du champagne. Cependant, ces spécificités, si remarquables soient-elles, ne suffisent pas à expliquer la pérennité du succès de la maison.

Non, si les champagnes Dom Pérignon font preuve d’un tel degré d’excellence, c’est parce que les hommes et les femmes qui l’élaborent consacrent à leur produit et à leur maison une dévotion corps et âme qui relève davantage du sacerdoce sans concession que du métro-vino-dodo d’un producteur lambda. Ces personnes prennent un soin jaloux des quelque 28 km de caves où, fantômes de verre, reposent et s’empoussièrent en secret des milliers de bouteilles recelant le divin breuvage. Certaines d’entre elles, rangées au cordeau et posées les unes contre les autres dans une inclinaison au degré près, paraissent des armées de soldats embusqués qui, en parfait ordre de bataille sur leurs casques perchés, attendent de conquérir le monde dans un déferlement victorieux de saveurs prometteuses.

Racontons ensuite notre rencontre avec Richard Geoffroy, Chef de Cave chez Dom Pérignon. Médecin de formation, cet éminent mais espiègle £nologue surprend par son absence totale de dogmatisme malgré sa vaste expérience dans le temps et l’espace – il a voyagé de l’Amérique du Sud à la Chine en passant par la Nouvelle-Zélande et autres terres exotiques. Cet homme qui appartient, on peut le dire, à la crème du gratin de l’élite du champagne a accueilli notre équipe avec la simplicité, la chaleur et l’intérêt d’un collégien qui a soif d’apprendre. Curieux de nos réactions, commentaires et questions, il nous fait déguster quatre millésimes différents et s’intéresse à nos réflexions de novices avec un enthousiasme et un étonnement ravis qui nous donnent l’impression d’être, nous aussi, des sommités de l’£nologie. Une telle fraîcheur, une telle ouverture d’esprit vous semblent détonner au regard de l’idée que vous vous faites d’une maison si vénérable ? Ce n’est qu’illusion, car c’est bien là le paradoxe chez Dom Pérignon : une extrême rigueur dans la maîtrise de la qualité et de la perpétuation de la tradition se voit jumelée comme par magie à une attitude largement extravertie et orientée vers le devenir. Pontifiage, rigidité et finitude sont absolument absents du discours de notre chef. Pas seulement de son discoursà

Mon dîner des 7 sensualités

En effet, Richard Geoffroy continue de faire preuve d’esprit innovant dans l’application qu’il consacre à l’exploration des inestimables richesses olfactives et gustatives de  » ses  » champagnes. En guise de  » travaux pratiques « , notre £nologue coiffe une de ses nombreuses casquettes, celle de gastronome. Nous voilà conviés, dans la prestigieuse salle à manger du très privé château de Saran, à un dîner aux composantes et fil directeur totalement inédits. C’est que ce soir-là, ce n’est pas le vin qui est à la botte des mets, discret esclave dont le modeste rôle se réduit à sublimer ces derniers ; non, cette fois les aliments deviennent les faire-valoir qui permettront au millésime 2000 de Dom Pérignon (mais aussi quelques-uns de ses grands frères) de s’exprimer dans toute leur subtilité.

Sous l’influence de l’acide, du gras, du croquant, du végétal ou de l’iode, le breuvage se fait au fil des plats de plus en plus disert et révèle au palais stupéfait un nuancier dans la chromatique du goût. Et avec quel brio ! Car si un vin tranquille, rouge ou, dans une moindre mesure, blanc ou rosé, demande grâce quand on lui intime de subir l’agression d’un légume cru, d’une sauce acide, d’un excès de sucre, d’une concentration en sel ou d’un foisonnement de gras, le champagne, lui, non seulement soutient l’attaque sans broncher mais, plus encore, sait en tirer parti en offrant à la dégustation un prolongement dans la logique des saveurs.

Ainsi le croquant herbacé de la ficoïde glaciale et du daïkon cru (ce sont des légumes, pas des extraterrestres !) surmontés d’un copeau d’huile d’olive de Sicile congelée, remarquablement peu acide et peu fruitée, incite les bulles du champagne à exprimer des accents végétaux, rappelant tant le fruit qui a créé ce vin que la verte vrille qui a nourri la grappe. De même, le jus de truffe dans lequel baigne un tendrissime cabillaud demi-sel surmonté d’écailles de pêche blanche révèle dans le vin des accents de sous-bois, de miso fermenté et de terre à pins maritimes ; la saveur sucrée du carpaccio de Saint-Jacques, les unes nappées d’huile de vanille et assaisonnée de sel noir volcanique et les autres d’huile à l’estragon (réputé ennemi juré des vins !) et de sel vert aux algues, dévoile la capacité du champagne à opposer son soyeux et son crémeux à ces triples invasions ; quant à sa rencontre brûlante avec le gingembre et le piment qui embrasent les fondantes rouelles d’aubergine caramélisées au miel, Dom Pérignon effectue une pirouette dans la palette flamboyante du sucre brûlé et des épices qui osent dire leur nom ; comment décrire ensuite l’étonnante confrontation de la noblesse effervescente et le cortège acidulé de la mangue verte et du ramboutan baignant dans une infusion de pandan (herbe qui est à la pâtisserie thaïe ce que la vanille est à la nôtre) ou encore le choc des titans opéré par le tajine de pigeon fondant à la pâte d’oignons, ail et ras-el-hanout, bouillon parfumé, semoule aux amandes nappée du traditionnel beurre rance, donnant l’opportunité à notre or liquide de se transmuter en infusion oasienne aux arômes de datte ?

Et quand notre facétieux Apicius nous présente côte à côte une cuillérée de caviar d’Aquitaine sur semoule d’orge à la goutte d’huile d’argan, et une quenelle de glace au safran, le parfum céréalier et les accents iodés mettent en exergue le talent du vin à prendre de la rondeur, presque du visqueux. Point d’orgue prestigieux mais pas exempt de clin d’£il, la dualité de cendre de noix de coco jeune accommodée en bouchée thaïe subtilement sucrée, servie avec un millésime 1971, offre à ce dernier l’opportunité de révéler une jeunesse et une fraîcheur totalement imprévues. Je ne peux par ailleurs clore cette description sans évoquer les dégustations conjointes de thés de Chine brûlants (oolong, Yunnan et puh-ehrh, millésimés eux aussi !) et des bulles glacées : les accents terreux des infusions dévoilant l’évidence de la minéralité du champagne, faisant allusion aux origines terriennes de ce vin sous forme d’un rappel gustatif.

Last but not least, notre guide dans cette ébouriffante exploration des saveurs nous a recommandé d’essayer un jour une association à ses yeux idéale : Dom Pérignon et maatjes (en néerlandais dans le texte !), ou quand le cru et le gras de la mer déferlent en vague iodée sur l’écume accueillante du nectar d’Épernay.

Lire aussi la chronique de Juliette Nothomb en page 71.

Les origines du Dom Pérignon remontent à 1668.

Le Dom Pérignon est un champagne millésimé, élaboré seulement lors d’années exceptionnelles. Après un peu plus de sept ans passés en cave, le millésime 2002, le dernier en date, est commercialisé depuis août dernier.

Depuis 1959, la cuvée Dom Pérignon est produite en rosé également.

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