Au XIXe siècle, c’était la ville aux trois cents églises, si nombreuses  » qu’on ne pouvait cracher par terre « , affirmaient les gens. Berceau de l’orthodoxie, capitale d’une Ukraine indépendante depuis 1991, médiatisée par sa  » révolution orange « , Kiev se remet des blessures du passé et cherche à retrouver sa splendeur. Un pari gagné pour cette étonnante et immense cité de bulbes et de briques, à la fois flamboyante et intime, douce et fervente.

A deux pas des embarcadères qui vous proposent de remonter, sur bateaux-mouches, le Dniepr jusqu’à la Crimée, prenez le funiculaire rien que pour son hall qui vous emmène, assez lentement et un peu tassés, à la ville haute. La jeunesse de la population est à ce point impressionnante qu’elle semble avoir repoussé hors de la ville toutes les personnes de plus de 30 ans ! Après une arrivée un peu déconcertante par le Podil (ville basse), sorte de Montmartre local au charme désuet, la capitale surgit enfin : grandes avenues noyées sous les tilleuls, remarquables de diversité et de beauté dans l’ancien quartier aristocratique Lypky, moins sur Krestchatyk, les Champs-Elysées de Kiev à l’architecture d’après-guerre. C’est depuis les jardins du palais Mariïnskyï – l’ancienne résidence d’été de la famille impériale, qui leur permettait d’effectuer leur pèlerinage annuel à la Laure de Petchersk et abrita les amours d’Elizabeth, fille de Pierre le Grand, et d’un cosaque local (dont l’allure brun tanné à moustaches était le comble de l’exotisme à l’époque !) -, que l’on a la vue la plus impressionnante sur l’immense capitale. Avec ses barres d’immeubles ininterrompues, le gimmick architectural des pays d’Europe de l’Est, la ville s’étend bien au-delà de l’autre rive du fleuve. Si le Palais réalisé dans un style pétersbourgeois par Rastrelli fut peint en bleu glacier, c’est que cette couleur-symbole du drapeau ukrainien avait valeur de résistance sous les Russes, une patine que l’on retrouve sur l’hallucinante Babel de sucre glace – le clocher – qui ouvre sur la cathédrale Sainte-Sophie. C’est peut-être dans le quartier Lypky que les façades de briques colorées sont les plus belles (et les plus restaurées ?), ressortant entre les angelots rococo, les arabesques slaves, les motifs floraux Art nouveau ou Sécession. En point d’orgue, la Vulitsya Lyuteranska, dominée par les pourpres et les verts et, non loin, sur Bancova, le bestiaire en ciment de la Maison aux Chimères. Une folie architecturale des années 1900 d’animaux exotiques et imaginaires qui grimpent le long des murs, s’accrochent aux gouttières et toisent le ciel assis au bord de la toiture. A l’intérieur, des plafonds sculptés de poulpes et de coquillages bigarrés, des pattes d’autruches en guise de pieds de rampe, toute une ménagerie de chasse merveilleusement restaurée il y a quelques années.

Poétique, artistique, métallique

De temps à autre, un immeuble stalinien devenu kitsch aujourd’hui, et presque à sa place au milieu de cette encyclopédie du stuc. Mais que l’on se promène dans le Kiev historique devenu le siège des administrations et de la nomenclature ou dans des quartiers plus populaires, ce qui émane de cette ville et flotte dans l’air comme un parfum entêtant, c’est celui de la myrrhe et de l’encens. Depuis que la  » Rome du Nord « , comme l’appelait Honoré de Balzac, a assisté au Xe siècle au baptême du prince Vladimir et ainsi à la conversion de toute la Russie à l’orthodoxie, la cité s’est couverte de bulbes : Saint-André, qui domine le Podil, vert pistache comme un macaron Ladurée à l’extérieur et abritant une incroyable iconostase rouge cardinal, la flamboyante église Saint-Vladimir et ses immenses frises qui entourent les saintes diaphanes de Vasnetsov. Et, bien sûr, Sainte-Sophie, la plus ancienne cathédrale de Kiev, où des visages byzantins transparaissent sous les décors allégoriques. A côté de ces monuments incontournables, combien d’églises plus modestes mais tout aussi ferventes, avec leurs petites cours remplies à toute heure de popes à barbe et de dévotes en fichu ! Mais si l’on veut toucher l’âme ukrainienne dans ce qu’elle a de plus mystique, c’est à la Laure de Petchersk, dite Kievo-Pecherskaya Lavra, que l’on doit se rendre. Le troisième Kiev en réalité, qui a reçu en 1688 son appellation de  » Laure « , le titre le plus élevé pour un lieu saint dans l’orthodoxie. Sur presque 28 hectares, au milieu des marronniers en fleurs, une ville d’une blancheur immaculée, composée de catacombes, d’églises aux bulbes dorés rutilant sous les rayons du soleil et d’immenses tours comme d’improbables pièces montées, vibrant au son des carillons et aux passages des processions. Dans chaque bâtiment, une surprise : ici un inattendu Musée des arts décoratifs, logé dans une ancienne église, riche de costumes et de vaisselle peinte. Là, gardée par une énième babouchka tricotant, une exposition de livres rares illustrés. Au détour d’une chapelle, d’incroyables fresques humaines. Mais c’est tout en bas de la Laure que réside son c£ur, le tortueux et obscur labyrinthe des Catacombes ; y sont enfermés les corps momifiés, recouverts de vêtements et de châles, des moines qui y ont vécu. A contempler à travers la vitre du cercueil, un cierge à la main, noyé dans la foule des fidèles, brrrà Fondée au XIe siècle par les moines Antoine et Théodose qui en avaient reçu la vision sur le mont Athos, cet extraordinaire ensemble religieux est devenu, trois siècles plus tard, la  » Jérusalem du monde orthodoxe  » et a connu son apogée aux XVIIe et XVIIIe siècles, où furent édifiés la plupart de ses bâtiments actuels. Ravagée et pillée à la Révolution soviétique, la Sainte-Laure fut transformée en musée et n’a rouvert, en partie, qu’en 1988, pour commémorer le millénaire du baptême de la Russie. Aujourd’hui, les moines y déambulent comme si rien ne s’y était jamais passé, poursuivis par l’ombre de leur robe courant sur les murs de chaux. Mais votre découverte de Kiev ne serait pas complète si elle omettait le Podil, cet ancien quartier commerçant incarné par Andriïvskyï Ouzviz (la rue Saint-André), une curieuse descente souvent décrite comme le Montmartre kiévien – la faute aux pavés et à la pente un peu rude – mais dont les multiples échoppes remplies de babouchkas, tee-shirts Gagarine et brocantilles de l’Est ont tout de touristique et rien de bohème. Du haut, une vue bucolique sur les bulbes en bronze vert émergeant des marronniers, les façades baroques de briques colorées et le fleuve qui s’écoule langoureusement en contrebas. Une vision contrastant de façon étonnante avec la ville haute, où l’on ne se sent plus du tout dans la  » mère des villes russes  » dont Kiev fut la capitale au IXe siècle, lorsque l’Empire s’étendait de la mer Baltique à la mer Noire, mais plutôt dans une toute petite ville de province. Des façades anciennes à un ou deux étages maximum s’y alignent, jaune safran, bleu ciel ou rose passé, toutes différentes, toutes ravissantes, avec leurs frontons et motifs sculptés, d’anciennes manufactures également avec leurs grandes baies de bois à petits carreaux. Un décor presque sorti d’une production de Mosfilm, le Cinecittá russe, dont l’aspect  » carton pâte  » est accentué par la foule des touristes, ces faux habitants de passage. L’éternel refrain de la domination soviétique qui, partout où elle a étendu son emprise, a collectivisé et combattu la propriété : ces bâtiments devraient, pour pouvoir être rénovés et enfin habités, retrouver leurs anciens propriétaires, mais tout cela est très récent et pour l’instant, ils se délabrent doucement. Partez découvrir Kiev avant qu’ils ne deviennent de merveilleux lofts pour kroutoï (les nouveaux riches !)à

par Agnès Benoit / Photos : Nicolas Milet

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