De Brazzaville à Kinshasa, de Douala à Paris, la communauté de la SAPE (Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes) draine une bande extravagante de dandys frimeurs dévoués corps et âme au culte de la fringue. éclairage.

Cela se passe à Londres, en ouverture du défilé printemps-été 2010 de Paul Smith. Elle porte un costume rose indien, une cravate collège, un chapeau boule rouge posé sur un visage café noir. La démarche est chaloupée, la mine fière. Une silhouette Magicolor, pleine d’aplomb, délibérément crâneuse. A l’image des sapeurs africains auxquels le designer britannique rend ici hommage. Pour bétonner cette pimpante collection Femme, Paul Smith s’est en effet inspiré de Gentlemen of Bacongo (Trolley Books), un livre qui rassemble les clichés du photographe italien Daniele Tamagni (1) sur la communauté des sapeurs du Congo-Brazzaville. En préface, le créateur écrit :  » La passion que ces hommes nourrissent pour les vêtements est devenue une rareté aujourd’hui. La minutie et l’attention qu’ils confèrent à ce qu’ils portent nous ramène au temps des premiers dandys, quand l’habillement dans son ensemble était quotidiennement soigné. J’entends souvent dire que le monde est devenu trop pressé pour qu’on prenne le temps pour cela. L’attitude des sapeurs et leur art de vivre est d’autant plus unique.  » Venant de la part d’une pointure de la mode occidentale, le compliment a dû faire se hausser du col la communauté de la SAPE tout entière. On peut comprendre : c’est un peu comme si votre mentor se mettait à vous citer en exemple.

Ce phénomène de mode apparu sous forme embryonnaire en Afrique centrale dans les années 20 est en effet né d’un puissant fantasme de pouvoir incarné par le  » Blanc élégant « . Un homme tiré à quatre épingles et évoluant dans les hautes sphères. Une image d’Epinal intimement liée à la domination coloniale belge et française dans la région :  » Les ouvriers qui travaillaient pour les colons considéraient alors le Blanc comme supérieur pour son élégance et sa sophistication « , affirme Baudouin Mouanda, figure émergente de la jeune photographie congolaise dont le travail sur l’univers de la SAPE est actuellement présenté dans le cadre de l’exposition L’art d’être un homme au musée Dapper à Paris aux côtés de celui d’Héctor Mediavilla (2).

Distinguo social

Pour expliquer l’origine du mouvement, une légende circule. Elle raconte qu’en 1922 un certain André Grenard Matsoua, politicien de son état, rentra de Paris vêtu comme un milord.  » Habillé comme un vrai Monsieur Français, raconte Baudouin Mouanda, il s’attire une grande admiration auprès de ses compatriotes qui lui attribuent le titre de premier grand sapeur de l’époque.  » En s’emparant des codes vestimentaires bourgeois en vigueur dans la Vieille Europe, une poignée d’Africains vont alors propulser l’allure des salons parisiens et des clubs londoniens au rang de distinguo social suprême. Une manière de s’attribuer les honneurs par le seul biais de la parure.  » Le sapeur est un être qui est convaincu que l’habit fait forcément le moine  » (3), éclaire l’écrivain congolais Alain Mabanckou ( NDLR : lire ses Mémoires de porc-épic, prix Renaudot 2006 ou Black Bazar dont le protagoniste est précisément un sapeur).  » Dans les années 50, au Congo belge, on surnommera ces Africains les « Belgicans » ou les « Évolués », précise le rappeur belgo-congolais Baloji. Ils se fringuaient comme le roi Baudouin, jusqu’à adopter sa coiffure, avec la raie sur le côté « , dit encore ce passionné de mode fasciné par la SAPE jusqu’à s’en inspirer pour la campagne de la marque Café Costume dont il est la première égérie ( lire aussi en pages 24 et 25).

Si les bases sont posées très tôt, il faut cependant attendre les années 70 et plus encore les années 80 pour que le mouvement prenne de l’ampleur et gagne une aura et un vrai pouvoir d’attraction sur une partie de la jeunesse. Dans le sillage des musiciens King Kester Emeneya, Koffi Olomidé ou du célèbre Papa Wemba, consacrés ambassadeur de la SAPE, toute une génération se met à vénérer les fringues de marque, les accessoires de luxe et les cigares cubains. Autant d’attributs destinés à asseoir la légitimité du sapeur.  » Nous dénichions dans chacune de leurs chansons les noms des sapeurs ou les griffes de vêtements qu’il fallait porter, se souvient Alain Mabanckou, qui vécut personnellement cette « fièvre de l’habit », baptisée aussi religion ya kitendi (littéralement la religion du tissu). Nous entendions Papa Wemba clamer « Je débarque là, bien coiffé, bien parfumé, bien raséà » ou encore dans Proclamation (1984), un célèbre titre adulé par les sapeurs – alors que le texte alerte les jeunes contre les mirages propagés par ceux qui reviennent de France « sans rien », juste pour le plaisir de la sape – le même Papa Wemba chanter : « Moi quand je rentrerai à Kinshasa, je m’assurerai au moins d’avoir une maison, une bagnole et un petit fonds de commerceà Le jour d’après, je traverserai le fleuve pour me rendre à Brazzaville. Je porterai un ensemble en cuir, du Cerruti, du Gianfranco Ferré, du Enrico Coveri, du Marithé & François Girbaud, avec une chemise Boulevard et des chaussures Westonà ». »

Théâtre de rue

Aujourd’hui encore, l’eldorado de la SAPE s’appelle Paris, un territoire rêvé, dont les sapeurs restés au pays connaissent parfaitement la géographie des boutiques de luxe sans y avoir jamais mis les pieds. La Ville lumière est d’ailleurs connue pour abriter la plus grande communauté de sapeurs hors Afrique. Dans le XVIIIe arrondissement, aux alentours du métro Château Rouge, vous les croiserez à coup sûr chez Connivences, la boutique de Jocelyn Armel dit Le Bachelor. Du reste, la figure dite du  » Parisien « , celui qui revient au Congo auréolé de son voyage dans la capitale de la mode est toujours gage de respect.

Cela dit, si le phénomène est historiquement lié à l’époque coloniale, il a franchement évolué jusqu’à se métamorphoser en spectacle de rue volontiers extravagant, au carrefour de la performance et du folklore. Le Temps de la vérité, un film tourné à Brazzaville en 2009 par Nzete Oussama, montre bien cette évolution : les adeptes de la SAPE ont développé une codification de leur démarche, de leur gestuelle, une tchatche théâtrale qui confine au happening. Entièrement dévolus à leur  » art « , les vrais sapeurs (car il existe, on s’en doute, une meute d’imposteurs qui aimeraient avoir l’air mais n’ont pas l’air du tout) consacrent tout leur temps et leur argent à cette forme d’ascèse ostensible et démesurément narcissique. Alain Mabanckou :  » Si d’aucuns perçoivent la SAPE comme un simple mouvement de jeunes Conglolais qui s’habillent avec un luxe ostentatoire, il n’en reste pas moins qu’elle va au-delà d’une extravagance gratuite. Elle est, d’après les sapeurs, une esthétique corporelle, une autre manière de concevoir le monde – et, dans une certaine mesure, une revendication sociale d’une jeunesse en quête de repères. Le corps devient alors l’expression d’un art de vivre.  » Et l’expression pour tout un peuple d’une fierté lézardée à (re)conquérir et à exiger.

(1) Expo Gentlemen of Bacongo, Prince Claus Fond for Culture and Development, à Amsterdam, du 23 mars au 23 août prochain. www.princeclausfund.org

(2) Les photographies de Baudouin Mouanda et d’Héctor Mediavilla figurent en ouverture de l’exposition L’art d’être un homme, musée Dapper, 35b, rue Paul Valéry, à 75016 Paris. Jusqu’au 11 juillet prochain. www.dapper.com.fr

(3) L’art de se vêtir chez les Sapeurs congolais : indépendance du corps ou aliénation culturelle ? texte d’Alain Mabanckou,in L’art d’être un homme, catalogue de l’exposition éponyme du musée Dapper sur la parure dans les arts premiers.

Par Baudouin Galler

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