Amatrice éperdue d’art, collectionneuse de longue date, Agnès b. soutient la création comme elle dessine l’homme, la femme et l’enfant : avec sincérité. Son alphabet personnel est forcément à son image : franc et sensible.

Ce qui frappe, la première fois que l’on rencontre Agnès b., ce sont ses yeux, d’un bleu mouillé, un peu usés. Ourlés de rire – qu’elle a joli – et par moment traversés d’éclairs de mélancolie. Ces yeux, ce ne sont pas n’importe qui : ses plus fidèles serviteurs. Pas seulement parce qu’ils lui dictent la forme juste, la proportion d’un vêtement, la couleur idéale ; aussi parce que, depuis toujours ces vecteurs d’émotion la nourrissent, comblent sa faim de loup pour l’art.  » Mon père, déjà, avait senti cette sensibilité chez moi, ce goût de regarder. Il m’a emmenée voir beaucoup de belles choses, les églises romanes, par exemple, Saint-Philibert de Tournus, à 7 ans, ça m’a marquée.  » Un goût de regarder qui l’a amenée au fil des ans, le succès aidant, à se constituer une collection d’art contemporain où se croisent Jean-Michel Basquiat, Nan Goldin ou Martin Parr. Artistes qu’elle a été parmi les premières à découvrir. Car Agnès b. n’achète jamais des noms, elle craque.

Elle n’investit pas dans l’art ; elle s’investit dans l’art. A travers sa Galerie du Jour, à Paris, où elle monte des expositions depuis le début des années 1980. Et puis, nouveauté, à partir de 2010, via la Fondation  » Agnès Troublé dite agnès b. « . Dans un lieu encore méconnu, cet espace ouvert au public présentera d’une part la collection de la styliste et d’autre part fonctionnera comme un incubateur pour les créatifs émergents. Grâce au Fonds de Dotation qu’elle a mis sur pied. Destiné à soutenir la création à tous les étages (arts plastique et graphique, cinéma, musique, littérature, musiqueà), ce Fonds servira également à épauler les différentes actions sociales (bourse pour les jeunes de banlieue, action contre le sida) et environnementales (soutien à l’expédition scientifique TARA) défendues par cette revendicatrice invétérée. Pour mieux cerner l’esthète qui se cache derrière ses multiples combats, nous avons demandé à Agnès b. de se définir librement de A à Z. Voici le butin récolté lors d’un après-midi à réciter l’alphabet dans son bureau parisien. Calder.  » Je ne connais rien de lui que je n’aime pas. Je possède une gouache et un petit stabile. Un de mes coups de c£ur : un mobile composé de petites pastilles blanches d’une beauté inouïe qui se trouve au Withney à New York. Calder, c’est ludique, riche, talentueux, le tout en trois dimensions. « 

Duchamp.  » Notre père, Marcel… Marcel Duchamp a ouvert des portesà C’est ouvrir des portes, l’art. Je l’ai découvert avec Christian Bourgois, mon premier mari. J’ai mis du temps à saisir, je n’avais pas la capacité de comprendre. Je l’ai compris grâce au pop art. Rétroactivement. Il m’a aidé à comprendre le pop art et le pop art m’a aidée à comprendre Duchamp. « 

Amour.  » Amour de l’art, amour des autres. Le A est ma lettre préférée de l’alphabet. J’aime sa forme. « 

Basquiat.  » Ma rencontre avec Basquiat reste une rencontre magnifique, même s’il est mort rapidement après. C’était lors d’une exposition chez Yvon Lambert, en 1987, j’avais déjà acheté un de ses autoportraits. On ne voyait que lui, il avait un costume trois pièces marron, avec une cravate noire, une chemise blanche et ses dread locks, attachés en paquet. Il me toise et me dit : « So that’s you ». On discute un peu. Je fais un tour, je sors et j’entends « Agnès, Agnès », c’était lui qui m’attendait dans la pizzeria d’en face. J’ai passé deux heures à parler avec lui. On a vraiment parlé. Il m’a rappelé de son hôtel, la nuit, il n’était pas bien. Je lui ai répondu qu’on se verrait à New York, il est mort six mois après. « 

Ernst.  » Sa peinture m’a toujours fait planer. J’aime son surréalisme, à lui. Max Ernst a un espace, une poésie. « 

Hasard.  » Merce Cunningham, disparu récemment, jouait au dé l’ordre dans lequel il lançait les scènes de ses ballets. Il adorait le hasard, il adorait les accidents, moi aussi. Je voudrais d’ailleurs monter une exposition sur le hasard, sur la part de hasard dans la création artistique, un projet que j’ai depuis longtemps. Un thème riche. « 

Gaudi.  » Le parc Guëll à Barcelone est un bonheur. Gaudi et ses collages de matières, formes molles, bouts de vaisselle cassée. Quelle sensualité, ces arrondis, ces formes organiques. Un endroit que j’ai beaucoup photographié, sous le ciel bleu, car cette architecture est taillée pour le ciel bleu. « 

Fabuleux.  » La cathédrale de Chartres, les pyramides, Angkor, Saint-Philibert de Tournus, que mon père m’a fait découvrir : le fabuleux des expressions humaines. « 

Imaginaire.  » C’est le rêve, l’imaginaire. On a le choix d’en faire ou non quelque chose. « 

Jardin.  » Je m’occupe beaucoup des plantes. J’adore les remettre en vie, les dynamiser, sentir de quoi elles ont besoin. Tous les jardins ont quelque chose d’émouvant, entretenus ou pas. J’ai grandi dans les jardins de Versailles qui étaient beaucoup plus fous que maintenant. Ils ont malheureusement perdu en poésie, c’est dramatique. « 

Korine. Entre Harmony Korine et moi, l’affinité a été immédiate. Il tournera certainement une scène dans mon premier long-métrage, Jonas Mekas aussi, d’ailleurs. On commence le tournage en mars, avec Terence Stamp, Sylvie Testud. Ce film racontera l’histoire d’une petite fille victime d’inceste. « 

Léonard de Vinci.  » On ne peut pas faire l’impasse sur Léonard. En particulier pour sa Sainte Anne, la Vierge et l’enfant du Louvre. La Vierge est assise sur les genoux de sa mère, Freud a écrit là-dessus. Comment peut-on encore être sur les genoux de sa mère alors que l’on est mère soi-même ? C’est ce qui me touche dans cette toile. « 

Marie.  » Comme la Sainte Vierge. J’avais une carte postale de l’Annonciation de Fra Angelico au-dessus de mon lit quand j’étais petite, avec le lys blanc, magnifique. Elle a laissé une empreinte très forte dans mon imaginaire, la Sainte Vierge. Je possède une photo de Diane Arbus qui pour moi représente L’Annonciation. Elle a le regard scotché, on imagine l’ange Gabriel hors champ. Elle est très jeune, maquillée comme à la mode de son époque mais ce regard, cette interrogation, c’est une véritable annonciation moderne. « 

Photographie.  » J’ai découvert la photographie avec Cartier-Bresson, au début des années 1980. ça a changé ma vie, car je ne savais pas jusque-là qu’on pouvait capturer l’essentiel de quelqu’un en moins d’une seconde. Mon père faisait beaucoup de photos. J’ai retrouvé un album de l’été de ses 25 ans. Des photos de vacances prises très jolies, émouvantes. C’est cela aussi la photo. « 

Quentin de la Tour.  » J’aime beaucoup ses portraits. Dont un de Louis XV, j’étais amoureuse de Louis XV quand j’étais plus jeune, de l’homme au gant de Titien, aussi. « 

Original.  » Ce qu’on n’a jamais vu. Ce que je n’ai jamais vu. « 

Non.  » Savoir dire non. « 

Radical.  » J’admire la hardiesse. C’est important dans l’art. Mais je déteste l’emphase. J’aime le verbe se radicaliser, aussi. Je me mets très rarement en colère. Par contre, mes colères intérieures sont très intenses. Elles sont à la source de tous mes engagements. « 

Le X autrement.  » Le X pas pornographique. Mais sans emphase – car quand il s’agit de parler de cul, dans les films, c’est toujours à la lumière de bougie, un peu long, très ennuyeux. « 

Silence.  » Le silence, comme l’espace : nécessaires. « 

Travail.  » A chaque fois qu’un artiste travaille il se découvre lui-même, fait connaissance avec son inconscient. Le travail est une constante découverte de soi. Je ne m’ennuie jamais en travaillant, sauf aux réunions, mais je n’y vais pas. Je préfère travaillerà « 

Zee

 » C’est le seul mot que je connaisse en flamand. J’adore la mer, le Nord, en hiver. « 

Warhol.  » J’aimais sa manière de vivre, sa Factory. « 

Vidéo.  » On pouvait déjà tous photographier, aujourd’hui, on peut tous filmer, c’est génial. On dit qu’il faut rester exigeant avec la photo et la vidéo parce que c’est facile. Mais ce qui est difficile – et d’autant plus que tout le monde a accès à ce médium -, c’est de faire une bonne photo ou une bonne vidéo. « 

Hans Ulrich Obrist.  » C’est avec lui et l’artiste Christian Boltanski que j’ai créé Point d’ironie un magazine d’art gratuit en forme de journal-poster. « 

On y va.  » Je suis Sagittaire ascendant Sagittaire. Je vais de l’avant. Je ne suis ni passéiste, ni nostalgique. « 

Baudouin Galler

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