Partir de l’ancien, du rebut même, pour faire du neuf. Ultratrendy qui plus est. La démarche séduit de plus en plus de créateurs de mode et de designers. Qui recyclent la matière mais aussi les bonnes idées du passé.

On pourrait croire qu’il n’y a plus grand-chose à faire de vieux jeux de cartes dépareillés. Mais le styliste belge Martin Margiela n’est pas de cet avis. Après les avoir mélangées, teintées, chiffonnées, repassées pour accentuer leur aspect vieilli, il a assemblé, puis doublé de cuir des cartes à jouer pour en tirer des gilets et des ceintures. Uniques et 100 % récup’. Depuis ses débuts en 1989, la Maison Martin Margiela a fait du recyclage un des fondements de son expression créative. Présentées en janvier, lors de la semaine de la haute couture à Paris, ses dernières créations artisanales printemps-été 2006 ont été fabriquées exclusivement à partir de matières premières trouvées dans les brocantes, les marchés aux puces ou chez les fripiers. Dorénavant, ces vêtements et ces accessoires, mettant en valeur les traces du temps qui passe et glorifiant l’usure inhérente à notre condition humaine, seront disponibles exclusivement dans les 11 boutiques Martin Margiela à travers le monde.

A chaque mois correspondent deux lignes artisanales (maximum 4 pièces par thème) qui ne seront vendues que durant cette période donnée. En avril, ce sont donc des cartes à jouer qui ont servi de base à la collection  » Homme 010 « . Temps de travail : 7 heures pour la ceinture, 14 pour le gilet, chine des ingrédients de base non compris. Pour la ligne  » Femme 0 « , des dessus de sandales de cuir masculines cousus les uns aux autres se sont transformés, en 30 ou 22 heures, en veste ou en gilet. Le mois prochain, fleurs artificielles et capsules de boissons récupérées un peu partout dans le monde s’offriront, elles aussi, une nouvelle vie.

 » J’aime beaucoup cette idée de partir du passé, commente Jacqueline Ezman, propriétaire de la boutique bruxelloise Idiz Bogam, spécialisé dans le vintage remis au goût du jour. Repérer cent jolies robes, qui collent à l’air du temps, dans une tonne de frippes, que je les vende ensuite telles quelles ou réarrangées, c’est aussi de la création. Finalement, je propose des collections très  » couture « , car les tissus des années 1940 à 1970 étaient beaucoup plus riches qu’aujourd’hui et les coupes beaucoup plus soignées. Il y a un esprit commun, une tendance – par exemple les jupes à pois – mais aucune d’elles n’est identique.  » Et ça cartonne, comme en témoigne l’explosion du nombre de  » fripiers de luxe  » qui séduisent même les plus grands noms de la mode. Karl Lagerfeld lui-même a craqué pour le travail du duo américain Libertine.

Du rebut au catwalk

Depuis cinq ans, Johnson Hartig et Cindy Greene bâtissent leurs collections présentées durant la Fashion Week à New York à partir de vêtements trouvés dans les marchés aux puces, qu’ils recoupent, effilochent et surimpriment à l’envi. Leurs ventes ont littéralement explosé depuis que le directeur artistique de Chanel s’est affiché lors d’un shooting avec l’une de leurs vestes brodées. Aujourd’hui commercialisés dans 23 boutiques dans le monde, ces outsiders de la communauté mode envisagent pourtant de se lancer dans la fabrication  » traditionnelle  » afin de se démarquer de leurs (trop) nombreuses copies.

Le mantra qui voudrait que la poubelle de l’un soit le trésor de l’autre se vérifie donc plus que jamais. A Bruxelles, cela fait trois ans déjà qu’une trentaine de créateurs de mode belges redonnent du glamour, le temps d’un défilé événement, à des vêtements et accessoires puisés dans le stock des Petits Riens. En mai prochain, des designers de tout le pays s’approprieront des meubles et des ustensiles de récupération pour en faire des pièces uniques qui seront vendues aux enchères au profit de l’association. L’architecte Philippe Samyn – qui a mis la main sur une maison… de poupées – côtoiera des profils aussi différents que ceux des designers Bram Boo, Xavier Lust, et la créatrice de robes de mariée Johanne Riss. Dans la longue liste des participants, se retrouve aussi un expert du genre. Pour l’architecte et designer bruxellois Charles Kaisin, envisager le recyclage comme moteur de création, c’est tout simplement accepter de se poser la question du cycle de vie des biens dans une société de surconsommation.  » Un objet peut avoir plusieurs utilisations au fil du temps, détaille-t-il. Prenez les hublots de machine à laver, ultrarésistants aux chocs et aux différences de températures. En le transformant en un saladier que l’on peut passer du frigo au micro-ondes, on le détourne de sa fonction première. Aussi, le simple fait de le faire glisser de la buanderie à la cuisine, va l’anoblir.  »

Une déco altermondialiste

Dans cet esprit, Charles Kaisin imagine le sac de sacs Pingolingo !, un cabas à provision durable obtenu en fusionnant littéralement à haute température des sacs en plastique distribués dans les supermarchés. En Inde, Anita Ahuja a elle aussi décidé de ne plus laisser filer au vent ces déchets polluants. Ce qui n’était, il y a deux ans, qu’un projet artisanal, s’est transformé en industrie florissante. La jeune femme occupe aujourd’hui 300 personnes et livre dans les boutiques les plus sélectes de New York et Londres quelque 3 000 sacs, ceintures, tongs, tous différents, tous les mois. La demande est telle que la créatrice arrive à peine à suivre.

 » Le consommateur est de plus en plus conscient de la nécessité de recycler ses déchets, de moins polluer, justifie Olivier Gilson, directeur artistique et coordinateur de Designed in Brussels, le premier organisme d’aide à l’édition de design contemporain en région bruxelloise. Les industriels devront prendre en compte cette dimension dans leurs réflexions. Et ils savent qu’aller dans ce sens pourrait faire monter leur cote de popularité. C’est un paramètre important.  » S’ajoute à cela le besoin collectif que nous avons désormais de vouloir à tout prix personnaliser notre silhouette, individualiser nos intérieurs, en réaction à une certaine déco et un prêt-à-porter mondialisés.  » De plus en plus d’acheteurs recherchent une pièce exclusive, différente de celle que pourrait aquérir le voisin, ajoute Olivier Gilson. Mais dans ce cas, la démarche est de l’ordre de l’artisanat. En design, un produit n’existe vraiment que s’il est édité et distribué. Au stade actuel, la plupart des produits sortis de la récup’ restent des prototypes. Nous sommes encore dans la phase de recherche qui aboutira peut-être dans une dizaine d’années.  »

Au tout récent Salon du meuble de Milan qui vient de se terminer, Charles Kaisin a présenté une incroyable chaise velue. Composée d’une multitude de fines bandes de journaux collés sur une chaise recyclée,  » Hairy Chair  » symbolise la folie du flot continu de l’information. Mais de ce prototype conceptuel pourrait bien naître une version industrielle, produite de façon mécanisée, où des bandes de tissus, idéalement recyclés, remplaceraient le papier.

De précieuses chutes

Trouver des entreprises susceptibles de se débarrasser de leurs déchets et les proposer ensuite à des designers, c’est ce qui occupe activement les membres de Loop Lab, un laboratoire belge de design urbain qui place les matériaux au centre de ses travaux.  » Nous avons contacté 80 industriels en leur demandant de faire un inventaire de leurs déchets. Dans notre base de données baptisée  » Rotor « , on recense aussi bien des découpes métalliques que des chutes de bois, de caoutchouc, de mousse ou d’aggloméré « , explique Maarte Gielen, l’un des coordinateurs du projet. Jusqu’ici encore très expérimental, l’exercice vient de déboucher sur une première production industrielle de sacs fabriqués au départ de bâches de PVC.  » Elles présentent à la base des défauts d’impression, ce qui explique qu’elles soient mises au rebut « , souligne Maarte Gielen. Mais pour Charlotte Lancelot, qui s’en est inspirée pour dessiner des sacs réversibles, ce sont justement ces imperfections qui font que la matière de base et le résultat final seront forcément uniques. Donc exclusifs. Dans le secteur, la jeune femme n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai.  » J’avais déjà trouvé un partenaire pour m’approvisionner en déchets de feutres troués de 20 à 25 centimètres de largeur, que je tressais ensemble pour réaliser des tapis « , rappelle Charlotte Lancelot. Une production encore 100 % manuelle qu’elle rêve de pouvoir transposer, là aussi, à l’échelon industriel.

Comment créer de manière rationnelle, éthique, tout en restant innovant du point de vue esthétique ? Bart Baccarne répond à cette question en proposant des meubles de jardin adaptés aux espaces publics et fabriqués à partir de déchets plastiques industriels ou de béton. Du mobilier urbain qui stimule aussi la rencontre et l’échange à l’image de ce banc public à huit places baptisé  » Buitenbank  » ou cette table de discussion en mousse évoquant une forteresse et dotée de quatre chaises en forme de clés surdimentionnées.

Designer textile, Diane Steverlynck recycle, quant à elle, des vieilles boîtes en carton pour en faire des couvertures.  » Leur texture est surprenante, assure-t-elle. Le matériau rigide et inconfortable de départ est devenu souple et doux. Les dessins d’origine sont toujours visibles, pour bien nous rappeler qu’à la base il s’agissait là de simples containers jetables. Et comme ces boîtes en carton dont elles proviennent, mes couvertures sont isolantes, protectrices et faciles à transporter.  » Dans un tout autre secteur, la jeune créatrice a aussi choisi de détourner la matière textile de son emploi traditionnel en imaginant des verres pliables en tissu imperméables qui offrent une approche tactile et sensuelle du liquide qu’ils contiennent. Sylvain Willenz, lui, choisit plutôt de recycler une forme : celle de l’équerre bien connue des bricoleurs qu’il transforme en étagère complète, non plus reléguée à la cave mais invitée à prendre du service dans un contexte plus domestique.  » Recycler une idée, une forme, un procédé, c’est cela surtout qui m’intéresse, justifie-il. Partir d’une chose quelconque et réussir à l’anoblir.  »

Des objets en déficit d’image

Travestir la fonction d’un objet banal pour redorer son blason, c’est aussi ce que font les membres du collectif français  » 5.5 designers « . Tout juste diplômés, ils s’étaient fait connaître, il y a trois ans, en proposant de  » soigner  » une chaise ou une armoire bancale grâce à une série de  » pansements  » pour meubles très ludiques : une béquille, une assise de substitution, un kit de greffe pour  » souder  » ensemble des éléments disparates et un kit de suture qui permet de remplacer une porte cassée par des élastiques fluo.  » Nous avons ensuite voulu nous intéresser à tous ces objets de grande distribution qui souffrent d’un réel déficit d’image, alors qu’ils sont à la base très utiles et très biens conçus, détaille Vincent Baranger, 26 ans au compteur, l’un des fondateurs du mouvement toujours bien décidé à proposer des alternatives à la consommation classique. Prenez une multiprise : c’est un  » non-objet  » par excellence que l’on cache sous les tables. Nous lui avons ajouté un complément : une lampe sans socle qui se branche directement sur elle. La prise devient le socle que l’on pose sur le bureau.  » Dans la même logique, le cintre se fait portemanteau, le sucre, avant de fondre dans le café, se mue en anse provisoire. Le collectif a aussi imaginé une collection d’objets ironiquement baptisés  » les vices de la déco « , réduits à leur stricte fonction et dépourvus de toute trace de style.  » Tout ce qui est lié à l’esthétique de l’objet, nous vous en laissons la responsabilité, peut-on lire encore sur leur site Internet. Le designer ne peut plus produire indéfiniment des formes qui contribuent à démoder celle qu’il a consciencieusement dessinée deux mois auparavant. Le design ne peut pas se sentir responsable de toutes les dégradations environnementales engendrées par toutes ces productions.  » De quoi réfléchir avant d’acheter un nouveau kit de couverts à la mode…

Isabelle Willot

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