Aujourd’hui orphelins de leurs activités agroalimentaires, les anciens locaux de la moutarderie Bister accueillent Intersections Bister, un projet artistique éphémère, à découvrir jusqu’en septembre prochain à Jambes (Namur).

Edifice bien connu des Jambois, l’entreprise Bister fait partie du paysage local depuis l’entre-deux-guerres, quand le torréfacteur de chicorée Franz Bister rachète une moutarderie des environs et acquiert la recette secrète de l’Impériale, puissante moutarde élaborée en 1877. Après la Libération, ce produit est commercialisé dans son bocal caractéristique, inspiré de la Mills Bomb, une grenade à fragmentation britannique. Pourquoi ? Pour évoquer son goût fort, explosif, et anticiper l’arrivée des supermarchés, où le packaging aura un rôle capital à jouer. La société se développe et diversifie son offre tout au long du XXe siècle, au point de se trouver à l’étroit à Jambes. Progressivement, le bâtiment, situé en agglomération, incommode une partie du voisinage avec son incessant ballet des camions de livraison. Aux commandes depuis 1995, la petite-fille du fondateur, Fabienne Bister, se résout à déménager la maison familiale et sa quinzaine de salariés l’an dernier, au prix d’un gros pincement au coeur. Et à une condition, celle de rester en province de Namur. Après des années de recherche, direction le parc industriel d’Achêne, à une trentaine de kilomètres de là, pour entamer un nouveau chapitre de l’histoire de la marque dans une ancienne usine de découpe de viande.

PARTENAIRES PARTICULIERS

Désaffectée, la moutarderie est rachetée par l’entreprise générale Cobelba, qui met sur pied un ambitieux programme de rénovation, avec l’appui de la ville de Namur. Une partie des installations sera transformée en logements, à savoir une trentaine d’appartements (dont certains à vocation sociale) et une maison. Les plans prévoient également une salle polyvalente et des espaces verts. Une portion de l’îlot sera confiée à SMart (association professionnelle des métiers de la création), qui pourra y tenir des ateliers artistiques permanents. Dans un souci de transmission et de protection du patrimoine local, Cobelba s’engage en outre à conserver et à mettre en valeur la singulière façade jaune au lettrage rouge.

Le privé rejoint donc le public dans une volonté commune, tout semble en place pour l’éclosion d’Intersections. Il ne manquait qu’un coup de pouce de Bister, qui apporta sa collaboration avec plaisir. Car même de loin, l’entreprise a voulu prendre part à l’initiative.  » Fabienne Bister était présente lors de l’inauguration, raconte la chargée de communication du Service de la Culture de la Ville de Namur, Valérie Sacchi. Elle était émue de voir que ses bâtiments allaient connaître une autre vie. Elle a pu réaliser à quel point la boîte fondée par son grand-père est devenue emblématique. Et le personnel de l’entreprise viendra nous rendre aussi visite. Ce sera l’occasion de collecter des éléments de mémoire et de les inclure dans le processus artistique.  »

Concrètement, une trentaine d’artistes sélectionnés sur la base d’un appel à projets envahit progressivement les lieux, en trois temps, de mai dernier à septembre prochain. Valérie Sacchi précise :  » Le site est accessible au public durant un week-end à l’issue de chaque phase, les visiteurs peuvent découvrir les oeuvres en présence de leurs auteurs. Tout débute par une nocturne, le vendredi soir, dans une ambiance plus festive qui plaît beaucoup aux Namurois. C’est aussi la preuve que ça bouge à Namur, qu’on arrête avec ce cliché qu’il ne s’y passe jamais rien !  »

INSPIRATION PARISIENNE

Responsable de l’antenne SMart locale, Alain Bombaert se remémore la genèse d’Intersections Bister :  » Cobelba souhaitait intégrer une dimension artistique à son plan de rénovation, en collaboration avec le bourgmestre de Namur. Etant déjà en partenariat avec la ville sur un certain nombre d’événements, nous avons alors demandé à pouvoir gérer les créateurs et l’occupation des lieux. Puisque le chantier n’avait pas encore débuté, on s’est inspiré de la Tour 13, à Paris.  »

La Tour 13, ou tour Paris 13, était un immeuble de neuf étages situé au 5, rue Fulton, dans le 13e arrondissement. Destiné à la démolition, il fut investi par une centaine de street artists pour une exposition éphémère et ouverte gratuitement au public pendant un mois. C’est avec cet exemple en tête que SMart lance son appel aux talents, en précisant que l’ensemble des créations est inévitablement voué à disparaître. Ce caractère éphémère a son charme et ses contraintes, tout en offrant un formidable espace de liberté à des artistes qui ne demandaient que ça. Deuxième condition pour intégrer la liste des exposants, il faut un lien avec la moutarde.  » Dans la région et au-delà, l’Impériale bénéficie d’une sympathie énorme, d’autant qu’elle existe encore aujourd’hui. Les participants ont intégré l’histoire, le produit ou la matière, notamment le fameux pot à facettes. Ce n’était pas nécessairement évident mais tout ce que nous avons pu voir jusqu’à présent est très prometteur « , se réjouit Alain Bombaert.

 » LA MOUTARDE COMME CARBURANT  »

C’est donc juste à l’issue de la première phase que l’on arrive au coin des rues de Francquen et de Dave, et dès l’entrée, passé la grille portant encore fièrement son pot en grenade, on découvre François Coquel, s’activant sur l’échafaudage de sa fresque extérieure. Au rez-de-chaussée, les stigmates de l’activité passée sont visibles dans chaque recoin. Devant une oeuvre en trompe-l’oeil intitulée L’Emballeuse, qui voit la table où s’animaient les  » dames de l’emballage  » sortir du mur pour se prolonger dans la pièce, on tombe sur Vittorio Mazzaglia en train de travailler à Rémanence sonore, un réflecteur composé d’un millier de couvercles métalliques, qui captera toutes les vibrations qu’il y a dans le bâtiment. Comme un écho à son activité industrielle passée,  » pour montrer que le lieu vit encore et toujours  » selon le concepteur. Un peu plus loin, Alex Hop place ses Cataplasmes, qui rappellent les propriétés médicinales du condiment :  » La moutarde m’a fait penser aux sinapismes qu’utilisaient nos grands-pères, explique-t-il. A la place de la pommade Vicks, on s’appliquait des couches de moutarde, connue pour ses propriétés révulsives, pour soigner la toux ou les rhumatismes. En plus j’ai retrouvé des papiers d’emballage d’époque, et la marque s’appelait Rigollot, c’est plutôt gag. Alors j’ai décidé de poser ces cataplasmes pour réparer l’usine, pour la soigner avant la rénovation.  »

De l’autre côté du mur, Anneke Lauwaert s’est approprié les volumes plus modestes du vestiaire, du réfectoire et du fumoir pour ses installations Comme huile et eau, hommage hypnotique à l’impossible mariage des deux liquides, et présente, à la manière d’un freak show, de gros bocaux renfermant des copeaux de hêtre, selon la méthode allemande de fabrication du vinaigre. Dans la grande pièce adjacente, trois gaillards s’affairent au milieu d’un indescriptible bric-à-brac. Appareils déglingués, tuyaux, bidons, fragments non identifiés, vieux objets rouillés… Jonathan Mohrhardt (alias Mister Gillus) et ses complices se sont constitué une véritable mine de récup’ :  » On a ramené beaucoup de brol, mais on s’est aussi servi dans tout ce qu’on trouvait ici : on a démonté ce qui nous tombait sous la main, des cadrans, des pièces électriques, des boîtiers… A la base, on est plutôt dans la peinture, mais on a eu envie de créer quelque chose de plus industriel. Dans un premier temps, on construit un robot. Puis viendra la Machine – avec un grand M parce qu’elle n’a pas encore de nom -, qui servirait à récupérer la moutarde, selon notre vision d’une manufacture telle qu’elle existerait dans l’univers de Métal Hurlant (NDLR : magazine français de BD de science- fiction, édité entre 1975 et 1987). On voit la moutarde comme une source d’énergie, un carburant.  »

À TOUS LES ÉTAGES

L’exploration se poursuit à l’étage, avec Les Affiches de Bilal Bahir, deux séries de sept impressions grand format décomposant le pot de moutarde Bister et la grenade Mills, qui furent choisies comme visuel générique de l’expo. On glisse alors sur les Pas en couleurs de Martine Laloux.  » Ce sont ceux des visiteurs, qui viendront flâner lors des week-ends d’exposition, décrit-elle pour justifier ce drôle de jeu de piste à travers l’espace. Lors d’une seconde phase, le personnel de chez Bister m’aidera à recréer les empreintes de travailleurs qui ont fait l’entreprise, en parcourant des kilomètres entre ces murs. J’y vois une valorisation de l’art par rapport à la vie de tous les jours. Ces traces continuent et ne s’arrêtent pas, comme l’entreprise à Achêne. C’est une page qui se tourne, cela veut dire qu’une autre commence à s’écrire, chacun va de l’avant. Et il y a évidemment une dimension ludique et colorée, parce qu’il faut bien s’amuser dans la vie !  »

Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les artistes s’amusent dans les nombreuses pièces de ce dédale de 2 000 m², où ils peuvent laisser libre cours à leur imagination, en toute décontraction. Cette liberté les stimule sans l’ombre d’un doute, et le temps de redescendre le vieil escalier de bois menant au rez-de-chaussée, de nouvelles fresques et installations ont déjà poussé un peu partout. Et on annonce déjà que comédiens, graffeurs, vidéastes et autres agités du bocal, séduits par l’esprit, aimeraient se joindre à la fête.  » Nous recevons encore des demandes d’artistes en tous genres, assure Alain Bombaert. A la fin, tout sera rempli !  »

Anciens locaux de la moutarderie Bister, 1, rue de Francquen, à 5100 Jambes. Prochains rendez-vous prévus du 29 au 31 août, ainsi que du 27 au 29 septembre prochain.

PAR MATHIEU NGUYEN

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