Le biophysicien Luca Turin étudie depuis plus de vingt ans les mystères de l’odorat. Il dirige la recherche au sein de Flexitral, une start-up dont l’objectif est de créer de nouvelles molécules pour la parfumerie. Rencontre avec un  » fou de parfums « .

(*)  » L’homme qui entend les parfums « , par Chandler Burr, Collection Passions Complices, Editions Autrement, 344 pages.

Luca Turin a du flair. Son talent, couplé à une mémoire phénoménale, lui permet d’identifier, en un éclair, les principaux composants d’un parfum ! Il les connaît tous sur le bout des doigts, aussi bien les anciens que les modernes. Leurs origines chimiques et leurs compositions moléculaires n’ont plus aucun secret pour lui. Cette passion pour les parfums incite Luca Turin à rédiger, en 1994, un livre, appelé tout simplement  » Parfums, le guide « . Un brin iconoclaste, l’ouvrage est un immense succès et, curieusement, lui ouvre les portes de l’univers fermé des créateurs de parfums. Dans l’ambiance feutrée des labos, il approfondit ses connaissances en biologie, en chimie et en physique et peaufine une nouvelle théorie sur les mystères de l’olfaction ( voir encadré en page 38). Chandler Burr a suivi Luca Turin pendant plusieurs années. Dans  » L’homme qui entend les parfums  » (*), fruit de cette longue complicité, le journaliste américain mène l’enquête sur le secret de l’odorat et rapporte quelques anecdotes sur les  » valeurs sûres  » de la parfumerie. A l’occasion de la sortie de cet ouvrage, Luca Turin répond, en exclusivité, aux questions de Weekend Le Vif/L’Express.

Weekend Le Vif/L’Express : Quel jus vous a procuré votre première émotion olfactive ?

Luca Turin : Le parfum de ma mère. Elle portait Diorama de Christian Dior. C’est un chypré-fruité dans la lignée de Mitsouko de Guerlain, mais plus lumineux et plus solaire.

Quelle est votre conception du parfum ?

C’est un art. Comme la musique, la littérature ou la peinture.

Le parfum est-il fait pour séduire ?

Non. Le parfum est une £uvre d’art et aussi la forme la plus  » portative  » de l’intelligence. La séduction et la beauté lui sont intrinsèques. Le parfum nous fait aimer le parfum, mais pas nécessairement la personne qui le porte.

Quels sont vos parfums fétiches ?

J’ai aimé beaucoup de parfums. Quand vous parlez autour de vous, vous constatez qu’il y a un consensus sur la plupart des grands parfums du passé. Ce consensus est d’ailleurs plus important dans ce domaine-là que dans celui de la musique. Jicky de Guerlain fait partie de mes favoris. C’est un parfum très rassurant. Parmi les parfums récents, je citerai Beyond Paradise d’Estée Lauder et aussi Histoire d’Eau de Mauboussin, une belle fragrance épicée qui n’a pas connu le succès qu’elle mérite. Mais, selon moi, les épicés vont faire un grand retour. Cela dit, les seuls parfums que je mets aujourd’hui, ce sont des petites lavandes à deux cents le kilo ( rires).

Pourquoi avons-nous besoin de parfums ? Est-ce vraiment un besoin profond ou une réponse aux stimuli du marketing ?

Je ne pense pas que nous ayons un besoin profond, inné, pressant, ou encore intense, d’un art quel qu’il soit. Une partie de la divine surprise de l’art en général et aussi du parfum est qu’il répond à un besoin qu’on ne savait pas avoir. En quelque sorte, c’est un luxe. Par la même occasion, ce luxe crée le besoin. On s’emmerde avec les vieilles envies et la création de nouveaux besoins est l’un des plus beaux cadeaux de la civilisation.

Pourquoi les goûts olfactifs évoluent-ils ? Certains parfums anciens, excellents, tels les parfums Coty ou Houbigant, font  » vieux « …

Profonde question. On pourrait supposer que c’est parce qu’on les a sentis et on s’en est lassé, mais c’est sans doute faux. Même les jeunes trouveraient les anciens Coty vieux, sans les avoir jamais sentis auparavant. J’imagine qu’il y a un tissu de correspondances subtiles qui existent entre tous les arts et qui font que ces derniers, même sans rapport apparent entre eux, appartiennent à la même époque.

Les parfums s’inspirent-ils de nos modes de vie, de la mode, de la cuisine ?

Pas vraiment. La parfumerie, bien que dans l’air du temps, est très autonome et dépend souvent de la création dans le domaine de la chimie qui est très éloignée de la vie, de la mode et surtout de la cuisine.

A quoi est lié le succès de son parfum ?

Il y a beaucoup de parfums qui ont fait un bide. On peut rater son coup pour 1 000 raisons. Ce qui compte en définitive, selon moi, c’est  » l’intelligence  » d’un parfum. Il a du succès parce qu’il sent bon et apporte quelque chose de nouveau dans la beauté olfactive.

Comment voyez-vous l’évolution du monde de la parfumerie ?

Le capitalisme a ceci de merveilleux qu’il est difficilement prévisible. Je crois que le pire est passé. En ce sens que le nombre de petites entreprises de parfumerie augmente et que les grandes s’en inspirent.

En quoi consistent vos activités au sein de la société Flexitral ?

Je dirige la partie recherche. J’ai la chance extraordinaire de pouvoir mettre en £uvre mes théories pour créer de nouvelles odeurs. Cela dit, nous ne faisons pas de parfums. Nous vendons des brevets à des sociétés de parfums. Depuis trois ans, nous avons mis au point une dizaine de nouvelles molécules qui n’existent pas dans la nature.

Propos recueillis par Barbara Witkowska

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