A 200 km de Hô Chi Minh-Ville, une côte sableuse abrite les vestiges de la civilisation des Chams, premiers occupants du Vietnam. Prisé des surfeurs, le littoral a gardé son charme, authentique et insolite. Un univers à découvrir avant que tout le monde ne s’y précipite.

Des piles de crabes-fleurs aux pinces ligotées se tordent sur les quais de Phan Thiêt. Des marchandes en pantalons de flanelle harponnent les capitaines des chalutiers de retour de pêche et négocient ferme le prix d’une caisse d’anchois ou de soles. Chaussées de bottes de caoutchouc, elles se fraient un passage dans les flaques, entre les blocs de glace fumants, les rangées bien alignées de wahoos (poisson de la famille du thon), aux amples nageoires, et les petits tas de calamars ruisselant d’eau salée.

À la confluence des eaux poissonneuses du Japon et de celles de la mer de Chine, Phan Thiêt est l’un des plus importants ports de pêche vietnamiens. Dès l’aube, les rues sentent la grillade et le bouillon. Assis sur des sièges d’enfant en plastique bleu, les lève-tôt dégustent leur phô, un bouillon de nouilles au b£uf émincé parfumé à la citronnelle, que les gourmands accompagnent d’unepoignée de liserons d’eau à peine frits.

De longs gants mauves moulant leurs avant-bras, les belles Sudistes traversent la ville sur leur vélomoteur. Des visières imprimées de grosses fleurs roses protègent leurs pommettes du soleil : le hâle, pour elles, n’a rien de séduisant.

À 198 km de Hô Chi Minh-Ville, Phan Thiêt dégage l’atmosphère paisible, presque rurale, de ces villes oubliées des guides touristiques. Ses curiosités se comptent sur les doigts d’une main : un château d’eau coiffé de tuiles en forme de pagode chinoise, l’estuaire sablonneux de la rivière Can Thy, et un parcours de golf 18 trous, inattendu au milieu de la ville. Ajoutons un musée un peu poussiéreux, dédié à Hô Chi Minh, le père de la patrie, qui fut professeur ici au temps de l’administration française. Les amateurs d’histoire reliront l’avis de recherche, en français, concernant  » un révolutionnaire annamite, affilié aux groupes communistes et rédacteur en chef du journal Le Paria « . Ou encore la déclaration d’indépendance de 1945. Rien de plus ici et c’est tant mieux.

Mille et une dunes

Le charme hors du temps de Phan Thiêt délasse après les bousculades de Hô Chi Minh-Ville ou les foules de Hué. On vient dans le chef-lieu de la province de Binh Thuanh pour sa côte, six cents kilomètres de longues plages et de criques secrètes bordées de dunes. Paysage aride, insolite,au pays des rizières fluides et des montagnes nappées de brume. Pour rejoindre le Sahara vietnamien, à une trentaine de kilomètres de Phan Thiêt, on choisit la voiture privée avec chauffeur ouà le side-car des années 1960 de l’hôtel Victoria, le seul établissement haut de gamme de la région. Pas de luxe. Mais les plaisirs de l’espace, une piscine à débordement, des bungalows coiffés de chaume épars dans un jardin fou peuplé d’oiseaux, un Spa  » première époque « , tout en simplicité, où les odeurs de citronnelle filtrent entre les cloisons de bambou des paillotes au bord de l’eau. De l’hôtel Victoria, situé à huit kilomètres de Phan Thiêt, jusqu’au port de Mui Ne, la route enroule ses virages au-dessus d’une côte vibrant de tous les bleus de la mer de Chine. Partout, des dunes piquées de graminées, de roseaux et parfois de piquets, signalant que le terrain a été repéré par un promoteur. La nouvelle Riviera vietnamienne semble convoitée, et c’est maintenant qu’il faut en profiter.

Un dernier virage dévoile la flotille de Mui Ne, une bonne centaine de bateaux de pêche bleu, blanc et vert, ancrés dans la baie. Pour conjurer le mauvais sort, les pêcheurs peignent des yeux à leurs embarcations. Ainsi  » clairvoyantes « , elles les guideront vers les bancs de poissons. Deux précautions valant mieux qu’une, ils prennent soin, avant leur départ, de brûler de l’encens et des faux dollars.

Tintin, Lang Van, Oshin, Thaish Vinh, une file de petites pensions arborant terrasses blanches et balustrades à la Louis XVI jalonnent l’entrée de Mui Ne. Elles offrent l’asile pour une poignée de dollars. À côté, l’élégance du Jibe’s Club dénote : canapés blancs, fauteuils en bois des années 1940, planches à voile signées suspendues à la charpente, cendriers d’aluminium brossé. Leurs ailes volantes à la main, les surfeurs s’y pressent, comme dans les dizaines de restaurants et bars à cocktails installés sur la côte depuis que le kitesurf y est en vogue.

Pascal Lefèvre a ouvert, en 2000, par amour pour la belle Phong, rencontrée au Vietnam, le premier club de sports de glisse de Mui Ne.  » Grâce aux dunes, explique-t-il, qui emprisonnent la chaleur et capturent les vents, les conditions sont idéales. En huit ans, Mui Ne est devenu la première destination d’Asie du Sud-Est. Les femmes aussi goûtent au plaisir des vagues, rappelle le spécialiste. Elles sont particulièrement douées pour le kite, qui exige doigté et délicatesse. « 

Délicatesse toujours, avec cette balade, pieds nus dans le lit soyeux de la rivière de Mui Ne, au c£ur d’un petit canyon rouge. Au bout de ce Coloradointime, une gargotte accroche trois hamacs entre les palmiers, une fillette en pyjama de satin tire ses tresses. On s’absorbe dans la contemplation du mariage contre-nature d’une dune blonde et d’une rizière. Une curiosité de la région. À quelques kilomètres, au pied d’un désert, le lac de Bau Trang, en partie couvert de lotus. Un chat rôde,la tenancière d’un troquet improbable ouvre d’un coup de machette une noix de coco. Le vent inlassable crisse aux oreilles et suspend des sacs plastique aux épineux. Si l’on ne rencontrait, ici, les vestiges de la civilisation cham, on baptiserait ces rivages étranges et peu peuplés  » côte des menus plaisirs et des rencontres insolites « . Et on les oublierait vite.

L’ancien royaume de Champa

Mais voilà. Depuis la colline dominant Phan Thiêt, les trois tours de brique de Po Sha Nu, aux contours érodés, se découpent dramatiquement sur l’azur du ciel. Porche encadré de colonnes et toit en forme d’épi de maïs rappellent les premiers temples khmers d’Angkor. À l’intérieur de la tour du milieu, un lingam, pierre oblongue enchâssée verticalement, symbolise, depuis le viie siècle, la virilité et le pouvoir créatif du dieu Shiva. Des mains inconnues ont déposé en offrande des bâtons d’encens, deux cigarettes, de la menue monnaie. Dans un Vietnam acquis au confucianisme, au bouddhisme età au matérialisme, cette enclave hindouiste étonne.

La province de Binh Thuanh est l’épicentre de l’ancien royaume de Champa, qui durant huit siècles couvrit le Sud-Vietnam. Jusqu’au xie siècle, loin de la sphère d’influence chinoise, la population fut en contact avec les cultures indienne et cambodgienne. Les lettrés écrivaient le sanscrit, les commerçants négociaient avec Java, Sumatra et l’Inde. Près de 50 000 Chams vivent encore dans cette province au nord-est de Hô Chi Minh-Ville. Explorer la campagne de Phan Thiêt, c’est marcher sur les traces d’une des plus importantes minorités du pays.

Entourées d’hibiscus et de manguiers, les fermes des familles chams sont belles et graphiques comme des dessins d’enfants. Devant la maison de Nguyen Van Long dodelinent d’étranges cactées. De la brassée de branches émergent de longues fleurs blanches et des ballons à la peau fuchsia, douce comme du velours : les fruits du dragon. Fluet, plutôt grand, à l’image des Chams, Nguyen Van Long cultive les than long depuis dix ans. Chaque nuit, il éclaire ses plants à la lumière électrique, afin de favoriser leur productivité. Il injecte aussi des médicaments à l’intérieur de ces fruits de petite taille, quoiqu’ils soient, à son avis, les plus savoureux. Des pratiques qui font passer l’envie de se régaler de leur jus jusqu’à l’indigestion de cette chair blanche piquetée de grains noirs.

Les fruits du dragon ne sont pas les seules spécialités gastronomiques de la province, patrie du nuoc-mâm. Des dizaines de petites officines, au c£ur de Phan Thiêt ou disséminées dans les champs des Chams, confectionnent cette saumure de poissons fermentés. Il en existe, comme pour le vin, une infinité de crus. Le prix d’un litre peut atteindre 150 000 dongs (6,75 euros). La macération, qui s’effectue dans de grandes urnes en terre fermées par des chapeaux coniques, durera plus de huit mois. La qualité et la variété des poissons utilisés, le fait d’employer ou pas têtes ou arêtes : tout compte, même si, pour des palais occidentaux, la différence reste subtile, tant l’odeur est prégnante. On ne repartira pas de ce paradis sans rendre visite au plus sacré pensionnaire du rivage des Chams. Jamais, au pied du mont Takou, on ne devinerait le bouddha géant porté par la forêt. Un bienheureux dont le corps de béton de 49 mètres s’est paré de rose pâle. Longtemps, il fallut gravir mille marches pour accéder à la poignée de sanctuaires cachés entre les arbres, avec la satisfaction, en reprenant son souffle, d’admirer un aigle dérangé par la procession des pèlerinsà Aujourd’hui, pour rejoindre l’Éveillé endormi, on grimpe dans une télécabine semblable à celles des stations de ski suisses. Un autre dépaysement.

Aliette De Crozet Photos : Otto Wollenweber

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content