» Devolution « … Le concept vient d’être formalisé par des essayistes américains qui ont passé au crible la culture populaire occidentale. Verdict ? En vingt ans il n’y a eu aucune révolution dans la création.

Du premier GSM aux smartphones, des balbutiements de la Toile aux applications les plus sophistiquées, il a fallu moins de deux décennies à la technologie pour bouleverser nos vies. De quoi se convaincre que rien ne serait plus jamais comme avant. Et pourtant… Cherchez une rupture de style majeure qui ait bouleversé la mode, la musique, le cinéma, la littérature, l’architecture ou encore le design entre 1992 et 2012. Quelque chose d’équivalent à ce que furent l’Art déco et Le Corbusier aux années 20, la beat generation et le Nouveau Roman aux années 50, la petite robe Courrèges et la nouvelle vague aux années 60, les hippies aux années 70, le punk aux années 80, le grunge, la techno ou encore le rap au début des années 90. Selon de nombreux observateurs, il n’y en aurait pas.

Dans un article remarqué du magazine américain Vanity Fair, l’écrivain et journaliste new-yorkais Kurt Andersen dénonce l’état de stagnation de la culture populaire occidentale depuis deux décennies. Sa théorie ? Alors que les technologies ont bouleversé nos vies, notre capacité d’innovation stylistique serait au point mort. Comme frappée d’une double inaptitude – à se projeter dans l’avenir, et à rompre avec le passé.  » Plus ça change, plus c’est la même chose « , écrit-il, en français dans le texte. Pour qualifier ce phénomène, il a trouvé un mot :  » devolution « , par opposition à  » révolution « . En témoigne la vogue du recyclage qui sévit dans tous les domaines, ou presque, de la création.

En musique, Lana Del Rey copie les stars des années 50 et Lady Gaga est un clone outrancier de Madonna.  » Se pourrait-il que le plus grand danger qui menace l’avenir de notre culture musicale provienne… de son passé ?  » se demande le critique de rock Simon Reynolds dans son livre Rétromania (éd. Le Mot et le reste). Dans la mode, les créateurs n’ont cessé, depuis deux décennies, de réinterpréter des classiques. Pour l’automne prochain, certaines pièces de chez Gucci ne sont qu’un copier-coller des robes de flappers (jeunes femmes des années 20). Et, ces dernières saisons, c’est tout le vestiaire tradi qui n’en finit plus de faire son come-back, rappelant le début des années 90 et cette période où le look BCBG luttait au coude-à-coude avec le grunge. Au cinéma, un oscar vient de consacrer le film muet The Artist. À la télévision, des séries comme Mad Men et Pan Am revisitent les années 60. Et, tandis que l’industrie automobile a successivement ressuscité la Coccinelle de Volkswagen, la Fiat 500, la DS de Citroën ou la Mini de Rover, le jeu vidéo, pourtant né avec les nouvelles technologies, puise abondamment dans l’imagerie médiévale pour faire rêver les ados.

La rétromania n’a rien de nouveau. À bien des époques, comme la Renaissance ou l’Empire napoléonien, les créateurs ont fait du neuf avec du vieux. Ce qui est frappant aujourd’hui, c’est la rapidité avec laquelle nous enchaînons, voire superposons, les revivals. Le cycle de la nostalgie s’est accéléré, et s’est raccourci. Les avis convergent pour désigner un grand responsable : Internet. Inondé d’e-mails, enchaîné à son téléphone portable et submergé d’informations, Homo technologicus cherche à ralentir le rythme là où il le peut. Quand tout bouge autour de soi, il est rassurant de se raccrocher à ce que l’on connaît. Selon Sophie Grenier, directrice de l’innovation et de la prospective à l’agence de design Dragon rouge,  » le Web permet certes une projection des individus, mais dans un avenir virtuel. Il est frappant de constater la difficulté de nos contemporains – les jeunes, surtout – à imaginer leur vie au-delà de deux ans. En l’absence de repères et de projets, ils se tournent donc vers le passé au lieu de regarder vers l’avenir « .

ÉCONOMIE ET GÉOPOLITIQUE

Pour Kurt Andersen, il faut aussi chercher des raisons économiques au problème et plus précisément du côté des grandes enseignes, promotrices d’uniformisation de la consommation.  » Comme tout secteur capitaliste lucratif, l’industrie du style est à la recherche de stabilité. General Motors n’a aucun intérêt à ce que la voiture disparaisse, ou Gap à ce que les jeans passent de mode. Des changements rapides et radicaux pourraient mettre à mal son équilibre financier, voire menacer son existence « , affirme-t-il. Elle a donc tout intérêt à ne pas fomenter de révolution. Et à continuer à produire pour le baby-boomer, une cible à fort pouvoir d’achat. Cela tombe bien : alors qu’il avait pris ses distances d’avec ses parents, il reste très proche de ses enfants.  » L’absence d’écart psychologique entre générations participe à l’inexistence de la contre-culture aujourd’hui « , analyse Julia Tissier, coauteure, avec Myriam Levain, du livre La Génération Y par elle-même (éd. Bourin) .

La troisième explication à cette glaciation du style est d’ordre géopolitique. Cette fois, les grandes idéologies modernes – communisme et capitalisme – ayant fait faillite, nous n’avons plus ni modèles qui fassent rêver ni carcan contre lequel nous rebeller. Avec le déclin des vieilles sociétés industrialisées, l’émergence de nouvelles puissances comme la Chine, l’islamisation d’une partie du monde et la violence des crises successives, le futur paraît bien incertain. Pétris d’angoisses, nous nous tournons donc, pour nous rassurer, vers un âge d’or révolu, celui des années 20 à 60. Une époque où l’Occident était maître de son destin et où l’homme dominait la machine. Bercé par un imaginaire prolifique, surtout alimenté par l’industrie américaine de l’entertainment, sous forme de films et de BD, il contemplait une ligne d’horizon fantasmagorique : l’an 2000. À partir des années 70, avec l’avènement du postmodernisme, la machine à imaginer le futur s’enraie.

Qu’à cela ne tienne : l’Occident va se mettre à recycler son âge d’or. C’est ainsi qu’est né le  » rétrofuturisme « . Ce sera notre dernière innovation futuriste, à laquelle Agnès b. consacre jusqu’au 26 mai une exposition à la Galerie du Jour, à Paris. Entre-temps, l’an 2000 est arrivé.  » Dans notre psychisme collectif, nous avons été déçus. Rien de ce que nous avions imaginé n’a eu lieu. La persistance du rétrofuturisme s’enracine dans cette déception, dans notre angoisse des technologies et notre besoin de réenchantement « , analyse Raphaël Colson, auteur de Rétro-futur ! Demain s’est déjà produit (éd. Moutons électriques), un essai très fouillé sur le phénomène.

UN NOUVEAU PARADIGME SOCIÉTAL

Hasard ou coïncidence : il y a vingt ans, le philosophe américain Francis Fukuyama avait créé la polémique avec un livre intitulé La Fin de l’Histoire et le dernier homme (Flammarion). Il y prédisait la fin des grands bouleversements internationaux au motif que le modèle occidental démocratique avait irrémédiablement triomphé. Il prévoyait aussi, et simultanément, la fin de l’évolution culturelle. Le phénomène de la  » devolution  » lui donnerait-il raison sur ce point ? Ce serait aller vite en besogne. Si le constat est vrai – nous ne voyons plus de grands courants structurants émerger – la conclusion est hâtive, affirment en ch£ur plusieurs sociologues. Selon eux, nous n’assisterions pas depuis vingt ans à une chute momentanée, quoique prolongée, de notre capacité créative, et encore moins à la fin de l’évolution culturelle, mais à quelque chose de beaucoup plus profond et de beaucoup plus subtil, de l’ordre du changement de paradigme sociétal. À une transformation, même, de notre approche créative.

 » L’idéologie avant-gardiste a sacralisé l’idée de la rupture. Tant qu’elle dominait, le but de chaque nouvelle génération était de tuer ses maîtres, de détruire le passé. Mais c’est une conception qui est propre au XXe siècle – si vous raisonniez ainsi, vous élimineriez 99 % de l’histoire de l’art ! – et c’est une idée dépassée. L’avant-garde a entamé son déclin dans les années 70, avec l’arrivée du postmodernisme. Elle est morte aujourd’hui. Nous sommes entrés dans une ère postrévolutionnaire. Désormais, nous ne cherchons plus à mettre le passé à mort, mais au contraire à l’intégrer « , décrypte le sociologue Gilles Lipovetsky, auteur de L’Empire de l’éphémère (éd. Folio/Essais).

Bienvenue dans un nouvel âge, celui de l’hypermodernisme. Avec Internet, le passé et le présent se sont télescopés. Une manne infinie d’archives et de créations contemporaines est soudain devenue accessible à tous, tout le temps. Alors, pour s’y retrouver dans ce chaos et en extraire le meilleur, nous nous sommes mis à faire le tri. Dans le même temps, les écoles de pensée et les vieilles typologies socioprofessionnelles façon instituts de sondages se sont révélées obsolètes. Dans notre nouveau monde, marqué par davantage d’individualisme et de singularité, les jeunes cherchent moins à respecter les codes qu’à s’en affranchir. Dans les médias sociaux, on se définit désormais via un ensemble de goûts variés, complexes et parfois contradictoires. Les icônes culturelles servent de repères. On ne les détruit plus, on leur dresse des panthéons, comme Christian Louboutin recréant des tableaux de maîtres dans sa dernière campagne publicitaire.  » La mash up culture (le morcellement créatif) est une manière de lutter contre la boulimie de consommation et l’obsolescence programmée des produits. Elle correspond à un réancrage dans la qualité. Elle permet aussi de se reconstruire un imaginaire collectif, un monde de partage fabuleux jusqu’alors inconnu. Loin d’être déprimant, c’est extraordinairement jubilatoire « , affirme Emma Fric, directrice de la recherche et de la prospective chez Peclers, premier cabinet français de conseil en style, tendances et innovation.

TOUS CRÉATEURS POTENTIELS

Grâce au décloisonnement des genres, des pans entiers de notre culture ont évolué. C’est ainsi que le cinéma, fusionnant avec le documentaire, a présenté de façon neuve des sujets complexes (homosexualité, immigration…).  » On est bien loin des genres stéréotypés des années 50, et c’est tant mieux !  » fait remarquer Gilles Lipovetsky. Dans le même esprit, des chefs se sont intéressés à la chimie pour donner naissance à la cuisine moléculaire. Restent deux questions. Que retiendra-t-on de notre époque, en dehors de l’iPhone et de Facebook ?  » Les années 90 et 2000 ont été celles d’une grande fusion planétaire. Si l’on considère que l’hybridation et l’éclectisme sont des styles, alors ce seront les marqueurs de ces vingt dernières années « , affirme Frédéric Godart, sociologue à l’Insead. Mais, surtout, de quoi la culture de demain sera-t-elle faite ? À en croire les chasseurs de tendances, d’une multitude de microcourants alliant recherche esthétique, indépendance d’esprit et interaction avec les objets du quotidien. Ils ne seront plus dictés par des chefs de file ou des leaders d’opinion, mais insufflés par la base, c’est-à-dire par chacun d’entre nous, devenu, grâce aux progrès de la technologie, un créateur potentiel. Génération Y, natifs du millénaire, à vos tablettes ! La fin de l’évolution culturelle n’a pas encore sonné.

PAR CLAIRE DERVILLE

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