C’est au coeur du pays de Fayence que le couturier parfumeur a vécu son dernier rêve. Dans le décor sublime du château de La Colle Noire, il se ressourçait au milieu de ses amis artistes et profitait de la vie, en épicurien. Visite privée.

Cette maison-là, il voulait qu’elle soit sa  » vraie maison « , celle, comme il l’écrit dans ses mémoires, où il pourrait retrouver, sous un autre climat, le jardin fermé qui a protégé son enfance.  » Celle où, si Dieu me prête longue vie, je pourrai me retirer « , espérera-t-il même encore. On sait aujourd’hui que ce voeu d’un homme qui se devinait sans doute en mauvaise santé ne sera pas exaucé. Racheté en 2013 par Christian Dior Parfums, le château de La Colle Noire, autrefois propriété du créateur, vient de faire l’objet d’une rénovation minutieuse pour lui rendre sa superbe d’antan. En devenant propriétaire de ce lieu unique, la griffe parisienne a redécouvert et remis en lumière la facette solaire et épicurienne du couturier, amoureux de cette terre de Provence qui sut lui ouvrir les bras.

Lorsque l’inventeur du New Look décide d’acquérir cette imposante bastide nichée en plein coeur du pays de Fayence, il est une fois de plus en avance sur la mode de son temps. Alors qu’il est plutôt de bon ton de se faire construire une villa moderne au bord de la Côte d’Azur, c’est sur de vieilles pierres à restaurer, perdues au beau milieu d’un domaine agricole de 50 hectares, qu’il jette son dévolu. Son attachement à la région ne date pas d’hier. Quand la famille connaît les déboires financiers qui forceront Maurice Dior, le père, à vendre Les Rhumbs, la mythique villa de Granville, tout le monde s’installe à Callian, dans l’arrière-pays varois, où Ma, la nounou des enfants Dior lorsqu’ils vivaient en Normandie, a encore des attaches. Christian, touché à son tour par la crise de 1929 qui s’abat avec quelques années de retard sur l’Europe, est contraint de vendre sa galerie d’art et travaille à Paris avec son ami René Gruau comme illustrateur de mode. Mais dès qu’il le peut, il descend dans le Sud retrouver sa soeur Catherine qu’il adore par-dessus tout. C’est là aussi qu’il se réfugiera pendant les années de guerre et d’occupation.

Le succès le rattrape ensuite, avec la fulgurance que l’on sait. En 1951, Catherine, consciente que la récente aisance financière de son frère lui permet de s’offrir une bâtisse à la hauteur de ses ambitions, l’informe de la mise en vente de La Colle Noire. Construit en 1858, ce gros mas, flanqué de ses deux tours qui lui vaudront bien vite d’être qualifié de château par les villageois de Montauroux, en impose mais est délabré. Pourtant, c’est de cette demeure-là qu’il rêve, et depuis longtemps, comme en témoignent les confidences d’André Levasseur, ancien collaborateur du couturier.  » Il a visité trente-six habitations dans le pays et c’est celle-là qu’il voulait, cette espèce d’auberge, de pension de famille, ce vieux mas superbe qui tombait un peu de ses gonds. C’était un rêve pendant ses années de vaches maigres. Il voyait cette bâtisse, c’était le manoir de la Belle au Bois Dormant. Il en a fait une superbe résidence. La Colle, c’était vraiment sa maison à lui, c’était une drôle d’idée parce qu’elle était à 50 kilomètres de la mer, en pleines terres, mais enfin, c’était son goût.  »

HAVRE ARTISTIQUE

Le fait que tout ou presque soit à refaire ne le rebute pas, que du contraire.  » Il va enfin pouvoir exprimer ici les différentes facettes de son talent « , pointe Frédéric Bourdelier, directeur du patrimoine de Christian Dior Parfums. Lui, l’ex-étudiant en architecture, va reprendre en main cette bastide pour la métamorphoser en quelque chose de grandiose. Pour ce faire, il s’adjoint les services d’André Svetchine, véritable maître de l’art de bâtir méridional revisité, mais en tenant à superviser lui-même les travaux jusqu’à son décès prématuré. C’est lui qui redessine le hall d’entrée hexagonal, décoré d’une calade provençale traditionnelle représentant le symbole de la rose des vents de sa maison d’enfance à Granville. Ce n’est que dix-huit mois avant sa mort, alors qu’il reste encore deux pièces de réception à terminer, qu’il se décide à recevoir ses amis. Les quinze pages du livre d’or de La Colle Noire, noircies de plus de 300 signatures, attestent du passage de nombreux artistes devenus ses voisins : Marc Chagall, qui laissera dans le recueil un dessin, vit désormais à Vence et Bernard Buffet vient juste d’acheter un château près d’Aix-en-Provence.

Si, bien souvent, les déjeuners où se croisent Marie-Laure de Noailles et Marguerite Maeght se prolongent sous la pergola, c’est que la table est bonne et le chef à demeure n’a qu’à tendre les bras pour s’approvisionner dans le verger et le potager qui complètent le jardin.  » Ces 50 hectares de terres, il a bien l’intention de les exploiter, précise Frédéric Bourdelier. Il affirme ainsi son attirance pour les vieux arbres mais également les fleurs à parfums, la rose et le jasmin qu’il fait planter sur le domaine. En ce sens, là encore, il était déjà visionnaire : vivre dans un cadre splendide en consommant ses produits, n’est-ce pas finalement l’idée que l’on se fait du luxe aujourd’hui ?  » Une manière comme une autre, aussi, de calmer ces angoisses communes à une génération qui a souffert du rationnement de la guerre.  » Quand je suis près de la terre, je me sens toujours rassuré « , consigne dans ses mémoires celui qui aime par-dessus tout jouer ici au gentleman farmer.

Loin pourtant de vivre en ermite, Monsieur Dior multiplie les excursions dans les environs. Ses visites à La Colle Noire riment très vite avec les escapades qui le mènent, à bord de son Austin Princess, de l’île de Porquerolles à Saint-Tropez. Il s’initie à la cuisine provençale chez son ami Raymond Thuilier, le chef de L’Oustau de Baumanière aux Baux-de-Provence, et raffole de la bouillabaisse de l’auberge de la mère Perrat – l’endroit, hélas, n’existe plus – à Mandelieu-La-Napoule.  » Lorsqu’il poussait jusque Cannes, il descendait au Carlton pour y retrouver René Gruau, poursuit Frédéric Bourdelier. L’hiver, on le croisait toujours au marché de la truffe à Aups. Jamais il ne manquait la fête annuelle du village, à la Saint-Barthélemy. Chaque année, on y célèbre encore l’anniversaire de sa mort, le 24 octobre 1957.  » Le domaine sera vendu l’année suivante pour ne revenir dans l’escarcelle de la maison parisienne, à travers sa filiale Parfums, qu’il y a trois ans. En 2012 déjà, l’équipe en charge du patrimoine parvient à remettre la main sur la quasi-totalité des objets ayant appartenu au couturier lors de la vente aux enchères initiée par les héritiers de Catherine Dior. Un travail de reconstitution titanesque peut alors commencer.

DES MEUBLES D’ORIGINE

 » Par chance pour nous, André Svetchine n’était pas seulement architecte, c’était aussi un passionné de photo, ajoute le directeur du patrimoine. Dans les archives que son fils Luc nous a transmises, nous avons trouvé les plans techniques mais également sa correspondance avec son commanditaire au sujet de La Colle Noire, ainsi que des dizaines de clichés noir et blanc.  » Grâce aux coupures de presse datant de la vente de la maison par Catherine Dior, le puzzle de remise en place du mobilier se dessine.  » Heureusement, la structure du bâtiment, les moulures, les alcôves et les encorbellements sont restés intacts.  » Quand les meubles ou les tableaux d’origine font défaut, le bureau interne d’architectes du groupe LVMH, auquel appartient la griffe de luxe, s’emploie à chiner des objets dans l’esprit de l’époque. Alors que la chambre de Christian Dior et la salle de bains à l’extravagante robinetterie en forme de cygnes sont restaurées à l’identique, les pièces de l’étage sont transformées en sept suites, plusieurs d’entre elles rendant hommage aux artistes – Picasso, Dalí… – ayant autrefois séjourné dans l’une des  » chambres à donner  » comme les désignait le maître des lieux.

Inauguré en juin dernier, l’endroit ne se visite encore que sur invitation.  » Notre but n’est certainement pas d’en faire un musée, insiste Frédéric Bourdelier. S’y promener, c’est un peu comme recevoir une leçon de Dior sans qu’il soit besoin de parler. C’est faire l’expérience d’une immersion dans la vision artistique et esthétique de l’un des plus grands couturiers du XXe siècle.  » Preuve s’il en est que le temps, ici, ne restera pas figé en 1957, la cuisine a repris du service et la centaine d’oliviers du jardin devraient bientôt redonner de l’huile. Sur les 5 hectares subsistant, de nouveaux plans de vignes seront plantés cet automne, grâce à l’expertise des vignerons de Château Cheval Blanc – le 1er Grand Cru classé du Bordelais est également dans l’escarcelle du groupe LVMH – dans l’espoir de produire bientôt du vin rosé. En contrebas du miroir d’eau, un millier de rosiers de Grasse viendront enrichir les récoltes de fleurs du Domaine de Manon et du Clos de Callian, partenaires exclusifs de François Demachy, parfumeur-créateur Dior depuis 2006.  » Nous ne sommes pas dans un jardin d’apparat, insiste le paysagiste Philippe Deliau. On ressent cette manière si créative qu’avait Monsieur Dior de mêler les fleurs, la vigne, l’olivier, l’envie de ne rien figer.  » Au milieu de cette nature en constante ébullition, le faiseur de modes se plaisait à oublier la pression de l’avenue Montaigne et avec elle, écrira-t-il, à oublier  » Christian Dior pour redevenir tout simplement Christian « .

PAR ISABELLE WILLOT

 » S’Y PROMENER, C’EST UN PEU COMME RECEVOIR UNE LEÇON DE DIOR SANS QU’IL SOIT BESOIN DE PARLER.  »

 » VIVRE DANS UN CADRE SPLENDIDE EN CONSOMMANT SES PRODUITS, N’EST-CE PAS FINALEMENT L’IDÉE QUE L’ON SE FAIT DU LUXE AUJOURD’HUI ?  »

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