Ce n’est pas un hasard si elle a l’éclat du diamant, la rigueur et la droiture de la tourmaline. Céline d’Aoust a le sens du talisman. Cette créatrice de bijoux porte-bonheur travaille la moitié de l’année à Bruxelles, dans sa boutique, l’autre à Jaipur, Rajasthan. Nous l’y avons suivie.

Dans cette ville qui a beau avoir été pensée rectiligne par le maharaja Sawai Jai Singh II – il en a dessiné les plans et l’a fait sortir de terre en 1733 -, un joyeux chaos s’est immiscé. Avec une luxuriance de couleurs, de sons et d’odeurs, la fête de Diwali se prépare, le 11 novembre, on commémore le retour de Rama dans son royaume d’Ayodhya et l’on honore Lakshmi, déesse de la fortune et de la richesse inhérente, épouse de Vishnou, quatre bras et deux pieds dans un lotus épanoui. Dans le monde indien, c’est l’une des célébrations les plus importantes, et Jaipur ne se fait pas prier pour enfiler ses habits de lumière. Entre les maisons, au-dessus des rues embouteillées, on tend des guirlandes de petits papiers argentés, sur les remparts de la ville rose, une bande de singes s’amuse à se poursuivre en piaillant.

Hors les murs, l’atelier avec lequel Céline d’Aoust travaille. Sur les bas-côtés de cette rue sans trottoir, une carcasse de voiture rouillée et une chèvre qui trottine. Le bâtiment est flambant neuf. Sur la façade, posés aux endroits stratégiques, des masques, des visages grimaçants noir et rouge, couronnés de cornes, luttent contre le mauvais oeil. II n’y a pas si longtemps, la manufacture siégeait encore dans un immeuble qui datait de sa création il y a vingt ans, depuis, on est entré dans une nouvelle ère : le patron, Dinesh, a levé le pied et confié les rênes à son fils aîné Sanjay. C’est lui qui accueille les visiteurs, 27 ans, fine moustache, bagues imposantes, anglais parfait teinté d’accent américain, petit souvenir de ses études de marketing en Californie. Il n’était pourtant pas question qu’il reste là-bas, l’Inde est sa patrie, Jaipur son port d’attache.

Avant d’entrer à l’étage des bureaux, on se déchausse, comme partout dans le pays. Pour saluer, dites  » namasté  » paumes des mains réunies devant le coeur, tête inclinée, puis acceptez un masala chai, oubliez le temps qui passe, ici, il n’a pas la même valeur. Parlez de tout et de rien en lapant votre thé bouilli dans du lait, avec effluves de cardamome, girofle, gingembre et cannelle. Ce matin, Céline d’Aoust s’est levée vers 7 heures, elle a immédiatement filé dans son bureau, laissé Jagjit Singh chanter Hare Krishna – plus tard, dans l’atelier, on en entendra une version différente, les artisans demandent à travailler sur ces mantras hypnotiques répétés sans fin. Elle s’est penchée sur ses plateaux de pierres qu’elle a étalées devant elle, elle a rassemblé ses croquis, les bijoux à réparer ou modifier, la journée sera longue, elle s’apprête à vérifier la production et contrôler la qualité de sa collection qui devrait être terminée pour la fin du mois de novembre et livrée dans toutes les boutiques qui ont eu le bon goût de la mettre en valeur dans leur vitrine. La joaillière a l’estomac noué, elle sait qu’ils ont pris du retard, la faute à Diwali. Dans son sac en toile avec sequins brillants, elle a glissé ses dossiers, deux chemises en plastique transparent avec ses dessins techniques, qu’elle a coloriés patiemment, reproduction fidèle de ce qu’elle a en tête, ce sertissage-là et pas un autre, et dans la marge, des indications lapidaires, en anglais, que le chef d’atelier en chemise d’uniforme traduira en hindi pour ses artisans –  » 5 stones felt « ,  » finition needs to be perfect « ,  » front side matt, backside polish « . Céline travaille avec eux depuis 2011. Il lui a fallu trouver le bon partenaire, se planter, apprendre de ses échecs, la fameuse loi des essais et erreurs, rebondir et construire peu à peu cette relation qu’elle a d’emblée placée sous le sceau de la confiance. Ce qui ne l’empêche pas d’être ferme, convaincante,  » il y a trois millions de personnes qui bossent autour du bijou à Jaipur et être une femme n’est pas un avantage « .

Si, depuis la nuit des temps, en joaillerie, on sertit, lime, polit de la même manière, la modernité – et son lot de high-tech – s’est immiscée dans cet univers où les secrets de fabrication se murmurent de père en fils, les savoirs ainsi perdurent, jalousement gardés par leurs détenteurs, ils se méritent et ne transcendent ni les castes ni les familles. Ainsi donc, le XXIe siècle y a fait irruption : dans une salle climatisée, huit ordinateurs dernier cri et devant les écrans, autant de spécialistes du dessin 3D, ce qui accélère le processus de réalisation. De même, la technique de la cire perdue trouve une aide précieuse, avec des moules en silicone rose imprimés tridimensionnellement.

MUETTE COMPLICITÉ

Au deuxième étage, devant les portes de l’atelier, un tapis spécial recueille les poussières d’or si volatiles – en 5 ou 6 mois, elles finissent par former un petit tas qui pèse 100 grammes… Le préposé, balayette en main, accroupi sur ses talons, s’applique à en ramasser les résidus. Au premier coup d’oeil, on ne voit qu’un alignement de chemises bleues et de nuques courbées, immobiles, concentrées, penchées sur des établis. Un artisan peaufine la main de Mudra, l’un des pendentifs de Céline d’Aoust. Il l’a plaqué dans un peu de cire tendre posée sur un morceau de bois qu’il tient fermement et, à l’aide d’une fine pince, a placé un diamant en son milieu, sans l’ombre d’un tremblement, le sertissage requiert autant de force que de douceur. A ses côtés, un autre bijoutier s’attèle au collier Sun, polissant les rayons de ce soleil que la jeune femme a dessiné. Il a dû créer lui-même son outil pour polir ce minuscule objet, cela arrive régulièrement, chacun déploie alors des trésors d’ingéniosité.

Au troisième, on travaille l’argent, les bijoux indiens et le facettage. Assis en lotus, sur un petit tapis fatigué, Muhammad taille les pierres comme personne, il a appris le métier avec son père, il avait 10 ans,  » c’est une perle « , précise Sanjay, Céline n’en pense pas moins, elle sait qu’il peut faire des miracles si l’une de ses semi-précieuses n’a pas survécu au sertissage. Il y a quelque chose entre eux, de l’ordre de la complicité silencieuse, qui leur vient sans doute de leur amour des pierres et de cette expérience commune de la terre qui tremble sous vos pieds. Le 27 octobre dernier, la secousse sismique qui a frappé l’Afghanistan a fait vaciller Jaipur durant deux longues minutes. Céline était à côté du tailleur, arrimé à sa vieille machine qu’il ne se résout pas à quitter – pourtant Sanjay a investi dans du matériel performant venu d’Allemagne mais il n’en veut pas, c’est tout juste s’il a accepté le néon, de mauvaise grâce. Elle avait senti son corps onduler, elle s’était répété  » surtout ne pas paniquer « . Cette fois-ci, elle avait pris une grande inspiration, touché légèrement le bras de Muhammad, cela ne se fait pas d’habitude, mais les circonstances étaient exceptionnelles, il lui avait souri, c’était fini, ils étaient saufs. Ils pouvaient à nouveau penser à parler de tourmalines, labradorites et autres diamants à tailler. Elle l’avait questionné :  » Crois-tu que c’est possible d’affiner cette tourmaline noire, je voudrais lui donner plus d’éclat encore ?  » Et en guise de réponse, il avait dodeliné de la tête, comme le font si poliment les Indiens quand ils préfèrent ne pas vous déplaire.

Le dimanche, c’est congé, pour Céline aussi, direction la campagne, une heure de route avec défilé de vaches placides, de rickshaws pétaradants, de camions parés de colliers de chrysanthèmes. A chaque dépassement, et ils sont nombreux, on klaxonne et si l’on roule à gauche, c’est forcément la faute aux Anglais. Le bruit de la ville enfiévrée a laissé place à ceux de la nature, une abeille bourdonne, un petit vent caresse les pamplemoussiers. C’est ici que Céline dessine, à Jaipur, impossible, entre la manufacture, l’achat des pierres, les problèmes à régler, elle n’a pas le loisir de laisser infuser la création. Mais chaque fois qu’elle se pose dans cette oasis de douceur, elle a le sentiment que  » tout est possible « . Avec elle, il est souvent question d’état de grâce, elle ose même le mot  » transe  » : sa collection Soleil lui laisse ce souvenir-là, si précis, c’était il y a un an et demi, sa manière de rendre hommage à la beauté du monde, qu’en Inde elle perçoit de manière cristalline. C’est étrange mais à Bruxelles,  » ça ne sort pas et ce qui sort n’est pas très intéressant « .

PANSEMENTS DE DIAMANTS

Elle aimerait lui consacrer plus de temps, à cette création qui lui tombe souvent dessus sans crier gare, mais son mode de fonctionnement, l’autofinancement et sa mini-équipe – son mari Matthieu, une assistante et une vendeuse, c’est peu – font qu’elle travaille  » souvent à l’arrache « . Elle trouve cela  » super frustrant « , elle qui désire cultiver ses élans et exploiter ses  » idées jusqu’au bout « . C’est alors qu’elle a besoin de solitude. Dans son bureau, elle étale ses pierres, les contemple puis les assemble, instinctivement, si elles ne sont pas symétriques, un peu cabossées, elle leur imagine des  » pansements  » de diamants qui en révèlent la puissance. Elle ne se souvient pas du premier bijou qu’elle a créé, cela remonte à tellement longtemps, et puis, elle a  » la mémoire qui flanche « , prévient-elle en riant. Il a fallu que sa mère lui rappelle qu’enfant, sur la plage de ses vacances, elle vendait des boucles d’oreilles qu’elle avait fabriquées toute seule dans sa boutique qu’elle avait baptisée  » Le grain de sable « .

Aujourd’hui, à l’atelier, pas d’électricité, le générateur a pris le relais mais ne couvre pas tous les besoins. Céline d’Aoust en profite pour lire ses mails, il lui faudra postposer l’invitation du concept store Comptoir 102 à Dubai, elle ne fera pas le voyage, trop de boulot. D’ailleurs, il est grand temps de procéder au premier contrôle de qualité, elle préfère la lumière naturelle du bureau de Dinesh, tous stores ouverts. Il y a cette bague dont il faut modifier la taille de 53 à 53,5, Céline en vérifie l’exactitude avec son triboulet, ou ce collier qui la fait presque blêmir, elle compte les maillons entre les rayons de soleil sertis de diamants, demande à voir la photo de l’original, pour comparer, il en manque deux, elle ne fera pas de compromis. Elle manipule ses minuscules bijoux, sans gants, elle ne prétend pas en mettre, pas assez sensuel. Elle lape une petite gorgée de son thé, décrit le bonheur qui l’envahit quand elle découvre une pièce nouvellement créée, ses envies enfin matérialisées. Sanjay souligne qu’elle est la seule à être aussi précise dans ses instructions et la seule à voir avec une telle acuité la couleur, la qualité d’une pierre, il y a de l’admiration et du respect dans sa voix.

Demain peut-être, dans son appartement indien qu’elle a entièrement fait repeindre en blanc, une folie ici où les joints des fenêtres n’ont rien d’hermétiques et où le sable du désert du Thar s’immisce partout, après-demain peut-être, Céline d’Aoust regardera les quelques images qu’elle a rassemblées au fil des mois, parce qu’elles lui parlent : les signes du zodiaque en hindi, des photos de constellations, des macro de matières, des fleurs, feuilles et plantes stylisées, des symboles que les femmes turques tissent sur leur tapis faits main. Les fenêtres de son chez-soi donnent sur un bougainvillier, dans la rue, une femme frappe en cadence son tambour, elle annonce Diwali, son imminence et celle du règne de la lumière.

Céline d’Aoust, 158, rue Franz Merjay, à 1050 Bruxelles. www.celinedaoust.com

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content