Oser lancer un parfum aujourd’hui, c’est une sacrée prise de risque. Surtout si l’on ambitionne d’en faire un classique. Rémy Gomez, le patron de BPI (Beauté Prestige International), pilote depuis près de dix ans ces processus créatifs à haute valeur émotive ajoutée. Décodage.

Les chiffres ont de quoi donner le tournis : chaque année, l’industrie cosmétique met sur le marché quelque 250 nouveaux parfums féminins. Et à peine moins de jus masculins. Beaucoup d’appelés, très peu d’élus pour espérer un jour entrer dans le top 20 des meilleures ventes. Et surtout tenter d’y rester quand on sait que ce hit-parade olfactif est squatté depuis des années par des  » classiques  » inoxydables tels Chanel n°5 pour la Femme ou Le Mâle de Jean Paul Gaultier pour l’Homme. Malgré ce constat peu engageant et en dépit de la crise qui ne pousse pas les consommateurs à l’euphorie dépensière, les marques continuent à tenter l’aventure.

Aux commandes, depuis 2000, de BPI (Beauté Prestige International), la société qui développe et commercialise les parfums Jean Paul Gaultier, Narcisso Rodriguez et Issey Miyake, Rémy Gomez a piloté le lancement, avec ses équipes, du tout dernier jus du créateur japonais. Dix-sept ans après la sortie de l’Eau d’Issey – cette fragrance aux accents si particuliers, reconnaissable entre mille -, A Scent, avec son flacon épuré à l’extrême et son jus audacieux, vert et floral à la fois, s’apprête à relever le même défi : celui du succès. Explications.

Quand on regarde les chiffres du marché, on constate qu’un nouveau parfum a grosso modo une chance sur 1 000 de devenir un jour un classique. Dans ces conditions, c’est de la folie de lancer un nouveau produit, non ?

Toutes les maisons ne font pas comme nous le pari créatif de la durée, avec tout ce qui en découle en termes de moyens alloués, de persévérance aussi. Car un classique, avant d’en devenir un, c’est d’abord un lancementà qui dure ! Chez BPI, notre volonté, notre objectif c’est bien sûr de durer. Mais il existe d’autres stratégies. Pour certaines marques, le but, c’est de réussir un  » coup  » : lancer un parfum, le porter le plus haut possible, le plus rapidement possible en termes de vente et si ça dégringole, tirer la prise et récupérer son investissementà pour tout de suite sortir un nouveau produit. Typiquement, il s’agit là de parfums de  » l’air du temps « , sans mauvais jeu de mots sur le Nina Ricci. C’est du marketing pur : j’observe un groupe, je lui crée un produit qui correspond exactement à ses besoins du moment.

Quand peut-on commencer à parler de réussite ?

Ces dix dernières années, tout s’est accéléré. Aujourd’hui vous tenez la distance si vous êtes encore là au bout de quatre – cinq ans. Nous avons eu quelques beaux succès dans notre écurie mais honnêtement, on ne peut rien prédire. Et même quand cela dure, il est difficile de dire si c’est pour longtemps.

Malgré le flux de nouveautés, les grands classiques sont les parfums qui résistent le mieux. Grâce aux fortunes que dépensent les marques pour assurer le buzz ?

Si vous prenez le N°5 de Chanel, il existe depuis 1921 et cela fait plus de trente ans qu’il est dans le top du marché mondial. Un mythe comme celui-là, s’il dure c’est parce qu’on l’entretient. Cela fait partie des plaisirs du métier, c’est une grande fierté pour une maison. Mais dans le monde dans lequel nous vivons, la capacité d’oubli est directement proportionnelle à la masse de nouveautés – entre 15 et 20 % du marché – qui nous inondent. Le raisonnement est une fois de plus mathématique : dans un marché qui, ces dernières années, est plat en volume, voire en légère descente, les nouveautés se vendront forcément au détriment des produits existants.

Dans ce cas, comment s’assurer, si l’on prend l’exemple particulier de A Scent et de L’Eau d’Issey, que ce que l’on investit dans l’un ne coûtera pas des parts de marché à l’autre ?

Si on réfléchit de cette manière on ne fait plus rien. Il faut choisir le bon moment pour son lancement, savoir déshabiller l’un juste ce qu’il faut pour investir dans l’autre. Mais ça, c’est ce que j’appelle de la plomberie. Notre métier, c’est de l’épicerie par rapport à ceux qui construisent des avions ou des fusées.

Créativement, devoir travailler dans l’ombre d’un mythe, comme celui de l’Eau d’Issey, n’est-ce pas castrateur ?

Sur papier peut-être mais pas dans la réalité. D’abord vous pouvez vous appuyer sur ce succès, vous dire que vous avez déjà réussi un classique. L’Eau d’Issey raconte une histoire très précise qui dérive de l’ADN de la marque, comme on dit dans notre jargon. Mais l’univers de Miyake est tellement riche que vous pouvez aisément trouver d’autres fils rouges à dérouler. A condition de ne pas contredire et de ne pas non plus marcher sur les plates-bandes de L’Eau d’Issey. C’est ça, peut-être, qui fiche la trouille.

Le recours à des égéries – comme Agyness Deyn pour Madame de Gaultier – se multiplie. Un passage désormais obligé ?

Le phénomène s’est en tout cas accéléré ces dix dernières années. C’est le reflet du monde hypermédiatique dans lequel nous vivons aujourd’hui. L’industrie du parfum a suivi le mouvement car c’est un moyen efficace de faire parler de soià si l’égérie a un sens par rapport à votre produit. Vous avez là un porte-voix extraordinaire mais ce n’est que cela. Nous avons choisi Agyness Deyn parce qu’il était évident pour nous qu’elle racontait l’histoire de Madame. Mais ce n’est pas elle qui l’a inspirée, cette histoire. Si l’égérie est à la source de votre parfum, alors il faut pousser la logique jusqu’au bout : elle est le fil rouge de votre  » créa « , de A à Z et de haut en bas. Vous lui créez son jus à elle. Comme les parfums de Jennifer Lopezà

Pour A Scent, il n’y a pas d’égérie, même pas de visage. N’est-ce pas un pari risqué ?

Chez Miyake, depuis toujours, les campagnes ne mettent en scène que des natures mortes. C’est sa volonté, c’est la nôtre aussi. Avec A Scent, nous essayons de traduire une envie de sens, de substance, d’essentiel. Tout ce qui est porteur d’un autre message que celui-là forcément nous en éloigne. Une actrice incarne tellement de choses aujourd’hui : les marques pour lesquelles elle a travaillé ou travaille encore, les personnages qu’elle a joués un jour. On risque de brouiller les pistes.

Pour espérer durer, il faut prendre des risques ?

Absolument. Si le jus que vous proposez n’est pas particulier, vous n’aurez jamais un grand classique. Pour entraîner l’adhésion et la faire durer il faut un parti pris olfactif. Le Mâle, quand on l’a lancé, était d’avant-garde. N°5 était le premier parfum aldéhydé de son temps : du jamais-vu, alors. Les grands Guerlain aussi ont fait la révolution. Issey Miyake a toujours été avant-gardiste. Et qui dit avant-garde, dit innovant ce qui implique d’aller chercher ailleurs une autre manière de vous exprimer. Et de créer un jus mais aussi un flacon comme il n’en existe aucun autre. Pour se singulariser des autres nouveautés qui sortent sur le marché. Chez BPI, nous croyons que c’est par l’innovation et l’originalité qu’on va y arriver. Parfois on se plante, bien sûr, mais c’est notre moteur.

Cette quête d’essentiel que revendique A Scent, ce flacon épuré à l’extrême ne sont-ils pas trop intellectuels pour notre monde avide d’images et de concepts faciles ?

C’est sans conteste la difficulté de travailler avec quelqu’un comme Monsieur Miyake qui est un véritable artiste alors que nous, nous faisons un métier de marchand de soupe ! L’écart est parfois profond et il faut arriver à le combler. Oui, il y a un risque d’être perçu comme trop intellectuels. En même temps, l’époque que nous traversons est totalement en phase avec la recherche de sens qui a inspiré tout notre travail de création. A Scent arrive au bon moment. Ce n’était pas prévu, car nous travaillons sur ce projet depuis plusieurs années. Peut-être un signe des dieux ?

Par Isabelle Willot

Entretenir ses classiques, cela fait partie des plaisirs du métier.

Une égérie est un porte-voix extraordinaire, mais rien de plus que cela.

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