En 2002, le capitaine de Le Calandre (Padoue, Italie) devenait le plus jeune chef de l’histoire à obtenir la distinction suprême au guide Michelin. Dix ans plus tard, celui que l’on a surnommé le Mozart des fourneaux saupoudre un peu de poussière de ses trois étoiles sur d’autres projets familiaux. Bienvenue dans la galaxie Alajmo.

Comme la plupart des villes d’art italiennes, Padoue charrie son lot de promesses esthétiques à faire frémir l’imaginaire de tous les Stendhal en herbe. On pense fresques de Giotto, campagne parsemée de villas palladiennes… La réalité peut parfois se montrer bien facétieuse avec les fantasmes : quand notre taxi se range sur le bas-côté de la route, on redoute un temps la panne. Difficile de croire qu’ici se joue une des partitions gastronomiques les plus courues au monde. Planté le long d’une nationale sans charme, Le Calandre tient du joyau serti dans un grossier mélange de béton aromatisé aux gaz de pot d’échappement.

Mais nous sommes en Italie. On ne coupe pas si facilement les racines de l’arbre sur lequel on est assis. D’autant plus s’il est généalogique. L’affection que nourrit la dynastie Alajmo pour ce non-lieu nommé Sarmeola di Rubano se comprend mieux quand on sait que les premières lignes de la success-story familiale y ont été écrites. Ouverture d’un hôtel-restaurant par Vittorio, le grand-père maternel, reprise de l’affaire par les parents : Erminio, le padre, est à la gestion, Rita, la mamma, au piano. Qui décroche en 1991 son premier macaron devenant une des premières femmes étoilées de la péninsule. Et puis deux ans plus tard,  » le passage  » comme on dit dans la tribu. Massimiliano a 19 ans à peine.

La passation de pouvoir est pour le moins audacieuse. Certes, ce garçon longiligne au regard calme et futé a usé ses culottes courtes en cuisine, –  » j’étais la mascotte  » – certes tout le monde s’accorde à dire qu’un dieu païen a déposé de l’or sur ses grands doigts de basketteur, certes, il a fait apprentissage de la rigueur du métier, en France, chez ses plus illustres représentants, Marc Veyrat à Annecy et Michel Guérard à Eugénie-les-Bains. De là à lui confier les clés d’un vaisseau déjà bien rodé à un âge où l’on déchiffre encore le tableau de bord, il y avait un risque d’embardée. La confiance paie : Massimiliano, assisté en salle et en cave par son frère Raffaele, gagne une deuxième étoile en 1996, une troisième en 2002. Il a 28 ans et entre de facto dans l’histoire : jamais un chef aussi jeune n’avait reçu la distinction suprême de la part du Guide rouge. Dix ans plus tard, celui qu’on a surnommé le Mozart des fourneaux n’est pas près de composer son Requiem.

Les harmonies qu’il met au point se situent plus que jamais du côté de la vie. Dès avant de goûter à ses alliages aériens et ludiques, faire l’expérience de Le Calandre, aussi exclusive soit-elle, c’est d’abord oublier les codes empruntés et intimidants qu’on associe généralement aux tables amidonnées.  » Nous ne sommes pas dans une église !  » dit à propos Raffaele Alajmo qui a aidé son frère à revoir et corriger la décoration du petit royaume familial en 2010. Le nouveau décorum marie le minimalisme à l’émotion : bientôt père pour la troisième fois, Massimiliano a par exemple laissé carte blanche à des enfants pour recouvrir de dessins le salon qui sépare l’entrée du restaurant de celle du Calandrino, version casual de l’étoilé où l’on peut bruncher dès 10 heures, déjeuner à prix doux, croquer dans une pâtisserie maison à toute heure et s’offrir un bon Spritz à la sortie du bureau. Raccord avec cette atmosphère à la fois épurée, rassurante et décontractée du col, le chef de salle de la partie gastronomique préfère enfiler les traits d’esprit que les gants blancs :  » Manger doit rester un grand plaisir, si le client n’est pas détendu il passe à côté de l’essentiel « , insiste Massimiliano.

C’est sans cravate qu’on atteint le septième ciel à la faveur d’un risotto au safran et à la poudre de réglisse épatant de fraîcheur (voir recette en page 51). Et sans inhibition ou peur du ridicule qu’on expérimente l’entrée baptisée  » Sguardo interiore  » (regarde à l’intérieur), créée originellement lors de la 54e Biennale de Venise. Soit, une déclinaison de tartares de veau à déguster face à un miroir, des boules Quiès dans les oreilles, aux premières loges de la symphonie jouée par nos maxillaires.  » Un homme qui dînait avec sa femme m’a un jour demandé s’il pouvait garder les boules Quiès jusqu’à la fin du repas « , raconte, pince-sans-rire, Massimiliano. Enfin, summum de cette échappée sensorielle, au dessert, on réactive sa capacité d’émerveillement un peu abîmée par le quotidien en embarquant pour une expérience gourmande du troisième type. Son nom ? Gioccolato, néologisme formé à partir des mots  » jouer  » et  » chocolat « . La version 2012 de cette étape ultime s’appelle In & Out. Face à nous, un baffle diffuse le son d’une échographie. Des crèmes, des mousses, au total 9 desserts sont censés reproduire les sensations du bébé dans le ventre de sa mère. Le petit raisin gorgé d’alcool correspond-il à la coupette de champagne que s’accorde la femme enceinte ? À chacun de voir, de se faire son film. Voilà pour le  » In  » – aussi amusant que déroutant. S’ensuit la métaphore de la naissance en trois variations explosives, acidulées et croquantes. Check-out : il est temps de revenir à la vie…

Si Massimiliano Alajmo confie volontiers que la cuisine est son  » outil pour comprendre le sens de l’existence « , son approche hautement narrative et quasi métaphysique de l’acte de manger ne respire ni l’esbroufe ni le salmigondis suspect de quelque toqué fumiste. On peut ne pas le suivre dans ses histoires, dans l’intellectualisation parfois excessive de son art culinaire, mais chacune de ses assiettes reste d’une lisibilité exemplaire, chacune est avant tout supportée par le respect de l’aliment qu’il travaille. En face du resto, le delicatessen In.gredienti prolonge parfaitement cette approche du beau produit comme premier acteur de la table. Dans cette caverne d’Ali Baba pour gourmets, on trouve une sélection de produits de base, pâtes, charcuterie, condiments, triés sur le volet par le chef et son frère. Les mêmes qui portent le style Alajmo au quotidien, soit des saveurs d’antan interprétées avec une remarquable contemporanéité. Sans parler de la magnifique collection d’art de la table : verres soufflés sur mesure par des artisans de Vicence et vaisselle conçue en collaboration avec la marque Rosenthal, parce que  » le dessin de l’assiette est important. Il complimente son contenu « . Et nous le chef.

Carnet d’adresses en page 70.

PAR BAUDOUIN GALLER

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