» La haute couture est une culture, une façon de voir, une discipline « , affirme Karl qui sait de quoi il parle. Elle vend du rêve et de l’exceptionnel. Et aime les majuscules. Analyse avec Didier Grumbach, président de la Fédération française de la couture.

On la disait moribonde, Pierre Bergé prédisait même qu’elle ne survivrait pas au XXe siècle, ni au départ d’Yves Saint Laurent. Il n’en est rien, fort heureusement. La haute couture, appellation juridiquement protégée, n’a pas disparu dans le néant fashion. Elle se réinvente chaque jour. Pour mieux vendre du rêve. Et faire tourner l’industrie de la mode – ce n’est pas rien d’être l’image de marque d’une maison. Laquelle ne peut survivre économiquement aujourd’hui que grâce à son prêt-à-porter. Ne pas confondre pour autant : la couture et ce que l’on appelait alors la confection n’ont plus rien à voir depuis 1910, puisqu’elles font chambre à part depuis. On défile dès lors à Paris en haute couture deux fois par an, en janvier et en juillet. Ce qui n’interdit pas de défiler également dans la Ville lumière, à New York, Londres et Milan, voire à Almaty, en prêt-à-porter et en décalage, l’hiver est présenté au printemps et l’été à l’automne, ce détail n’en est pas un. C’est un univers où tout pourrait s’écrire en majuscule, où tout est codé, très. La haute couture, c’est un cercle fermé, où l’on n’entre qu’en montrant patte blanche, adoubé par ses pairs et reconnu par le ministère français de l’Industrie, notamment. S’ensuit une liste d’obligations et de devoirs à remplir sous peine d’excommunication – des modèles originaux dessinés par le créateur de la maison, exécutés dans ses propres ateliers, avec des premières et des secondes d’atelier, des premières et des secondes mains ; des défilés d’au moins cinquante modèles présentés deux fois l’an, dans le cadre d’un calendrier défini par la Chambre Syndicale de la Couture Parisienne ; des modèles reproduits dans les ateliers de la maison, aux mesures de la cliente, avec buste en bois personnel et puis essayages, deux minimum ; travail en série interdit et exclusivité garantie. L’exception est donc la règle. Le prêt-à-porter, même de luxe, peut aller se rhabiller.

D’autant que c’est lui qui a chamboulé le paysage. Car, avant, la haute couture était une industrie : elle habillait les femmes, leur maisonnée et faisait vivre des ateliers, des petites mains, des ouvrières, des apprenties, des fournisseurs – plumassiers, brodeurs, paruriers, bottiers, modistes ou dentellières… Et soudain le prêt-à-porter a débarqué dans la foulée de mai 1968. On a bien cru que c’en était fini de cette particularité française, balayée par quelques jeunes aux cheveux longs qui préféraient s’habiller tous pareils, quelle horreur. En 1945, on comptait 20 000 clientes, en 1970, 2 000, en 1974, 300… Il serait fou désormais de croire qu’une poignée de femmes, un peu excentriques certes et surtout très riches, puisse encore faire vivre une griffe, laquelle se doit de posséder un hôtel particulier, avec atelier, forcément sis sur l’une des plus belles avenues parisiennes. Les maisons de haute couture sont donc entrées, de gré ou de force, dans une logique de marques – avec parfum(s), accessoires et prêt-à-porter, surtout, pour jouer les locomotives commerciales, l’export étant désormais vital pour se développer.

Pour autant, la haute couture n’a pas dégringolé de son piédestal – entre art et musée, elle a plus que jamais sa place. En conservatoire de savoir-faire prodigieux qu’il serait stupide de laisser mourir et qui n’ont rien d’anachroniques. En observatoire des tendances qui favorisent des allers-retours souvent spectaculaires entre la rue, la scène et les podiums, voire les cimaises. La haute couture reste donc une espèce rare et fragile à protéger, une arme fabuleuse pour la promotion d’une maison, une forme de mécénat culturel, avec à la clé, un retour sur investissement tangible (un défilé = une belle pub, pour faire court) et surtout une machine à créer de l’émotion. Qui mieux que Didier Grumbach, président de la Fédération française de la couture, du prêt-à-porter des couturiers et créateurs de mode, pour analyser la haute couture, l’époque et les lendemains qui chantent à l’heure de la mode 2.0 ? Interview labellisée.

 » La haute couture n’est pas sur le déclin, proclamez-vous. Elle a juste changé de positionnement. « 

En effet, lorsqu’elle a été réglementée en 1945, le prêt-à-porter n’existait pas, la couture était une industrie compétitive qui habillait toutes les Françaises. Aujourd’hui la couture est la partie supérieure du prêt-à-porter, un savoir-faire que certaines maisons ont préservé, un service pour les clientes, un avantage pour les griffes qui peuvent ainsi se différencier de la concurrence. En 1997 a été établie la procédure des  » membres invités  » avec Thierry Mugler et Jean Paul Gaultier. Cela a permis à des marques issues du prêt-à-porter d’aller vers la couture alors que jusque-là, c’était l’inverse : c’était des maisons de haute couture qui progressivement allaient vers le prêt-à-porter, sous forme de contrats de licence en général.

Sans prêt-à-porter, pas de haute couture ?

C’est exact, ou presque : vous pouvez en vivre, mais mal, vous survivez par l’artisanat mais sans prêt-à-porter, vous ne pouvez pas vous développer.

Quel est l’intérêt de défiler dans le calendrier de la haute couture ?

Une plus grande visibilité, une période plus adaptée aux attentes du public. Les maisons et les marques ne peuvent pas toutes suivre le même modèle. Viktor&Rolf ont été très vite invités à défiler dans le calendrier de la haute couture, ils ont été reconnus grâce à la couture, ils l’ont quittée comme Thimister, invité deux fois dans le calendrier couture et qui a décidé de revenir au système de prêt-à-porter. Je pense très sincèrement que, progressivement, c’est le calendrier de la couture qui est fondamental puisqu’il précède de peu la saison présentée et correspond à l’intérêt des consommateurs.

La haute couture n’est donc plus seulement un conservatoire, elle est aussi devenue un observatoire ?

Oui, elle est redevenue un observatoire. Dans la mesure où elle est attrayante pour les marques créatives quand des griffes aussi fortes et puissantes que Giambattista Valli et Alaïa entrent dans le calendrier et complètent de façon intelligente Chanel et Dior. Prenez Bouchra Jarrar, qui, en trois saisons d’existence et étant invitée dans la couture, jouit d’échos absolument sensationnels dans la presse. Elle a été élue. C’est en réalité un retour aux sources, c’était ainsi jusque dans les années 70, les créateurs étaient parrainés et élus par leurs aînés.

La mode est une industrie, certes, mais n’est pas pour autant question d’art ?

Durant une première période de la vie d’un créateur, sa mode doit être de l’art, sinon la marque ne possède pas de répertoire propre, principal critère de pérennité. Il doit être à contre- marché – on ne lui demande pas d’être dans les tendances, il n’a pas besoin d’emprunter des voies déjà exploitées, il a besoin de différenciation. Quand la mode est perturbante, elle nous agresse plus que n’importe quel autre domaine de la création contemporaine. Yves Saint Laurent, par exemple, a pris tout à coup le train de la mode avant les autres ; sa collection de 1967 a scandalisé le public, quelques mois plus tard, elle était à la mode…

Il existe donc une grande porosité entre la rue et la haute couture ?

Cela a toujours été. Le créateur a des antennes. Quand Saint Laurent, encore lui, a présenté le tailleur- pantalon juste avant les émeutes de 1968, il précédait la rue. Un créateur a cette intuition, il arrive qu’il devance effectivement la politique, la rue.

À l’heure de la mode 2.0, les défilés ont-ils un avenir ?

Vous pouvez tout à fait les imaginer dans les salons à l’antique, dans la mesure où l’on peut projeter en même temps cette manifestation sur grand écran dans toutes les boutiques d’un même créateur dans le monde. Le message que vous présentez à Paris, vous pouvez le présenter six heures plus tôt à New York chez Barneys, grâce aux nouvelles technologies. Pour l’instant, on n’a pas fait évoluer nos pratiques, je crois qu’il est temps.

Mais rien ne remplacera jamais l’émotion que peut procurer un défilé de visu…

Grâce à Dieu, le virtuel n’est pas aussi fort que la réalité ! Les gens continueront à venir à Paris voir les défilés, d’autant que les marques étrangères sont de plus en plus présentes sur le marché parisien. Et puis Chanel, avec ses shows au Grand Palais a beaucoup fait pour les défilés haute couture. Dans le futur, les présentations seront de plus en plus spectaculaires. Et de plus en plus regardées. Et je crois sincèrement que des marques comme Chanel et Dior continueront à vouloir s’exprimer par la haute couture qui, en termes d’image créative, rejaillit sur toutes leurs activités.

 » Il n’y a plus de place pour la diversité, a prétendu le créateur Dominique Sirop, tout le monde copie tout le monde. « 

Je pense au contraire qu’il n’y a jamais eu autant de diversité puisque, après tout, ceux qui viennent défiler à Paris, Yohji Yamamoto, Manish Arora, Rick Owens, ont des répertoires extrêmement différenciés, en fonction de leurs origines et de leurs traditions. Prenez Hussein Chalayan. Il est turc mais il ne s’agit pas de mode turque et pourtant quand on parle de Hussein, ce qu’il exprime vient de son passé, de son Anatolie. Et c’est également vrai pour Manish Arora, qui transforme l’artisanat indien pour en faire quelque chose d’incroyablement contemporain. Jamais la mode n’a été aussi diverse. Dans les  » grandes époques  » de la haute couture, seules quatre marques comptaient. Aujourd’hui, sur un calendrier quotidien de douze griffes, sept sont majeures, on n’a jamais connu ça. On croit toujours que c’était mieux dans le passé. Certes, Paris donnait la mesure, aujourd’hui, cela reste Paris mais sur un territoire plus large, avec des marques de tous les pays, avec une diversité qui reflète la mondialisation. Il n’y a plus de nationalisme dans la mode.

En janvier 2002, Yves Saint Laurent faisait ses adieux. Était-ce un tournant dans l’histoire de  » ce métier qui, se plaignait Pierre Bergé, n’a plus de haute couture que le nom  » ?

Pour moi, Yves Saint Laurent a été un moment majeur dans l’évolution de notre société : la fin du XXe siècle a été l’objet d’un bouleversement et Yves Saint Laurent l’a au mieux accompagné. Aujourd’hui, il y a une accélération du mouvement, il y a de nouveaux talents majeurs, plus nombreux que dans le passé, alors que, jusque dans les années 70, seules les marques françaises étaient considérées. Depuis 2002, la mondialisation s’est encore affirmée et les créateurs comme Martin Margiela, Hussein Chalayan ou Alexander McQueen se succèdent déjà dans les musées. 2002 n’a pas été une date charnière mais l’adieu d’un créateur exceptionnel.

Et la fin de Christian Lacroix, en liquidation judiciaire ?

C’est la démonstration que la haute couture est la partie supérieure du prêt-à-porter – c’est le prêt-à-porter qui doit faire vivre la couture et non l’inverse. La haute couture a survécu pendant cinquante ans grâce à des contrats de licence territoriaux. C’était un système où les couturiers ne produisaient que leur couture et vivaient du produit des contrats de licence pour la concession de cette marque à l’étranger. Aujourd’hui, ce n’est plus possible, on est dans la mondialisation, vous voulez à Tokyo le même produit qu’à Mexico. La couture vit du prêt-à-porter, des accessoires et du parfum. Et le parfum est la garantie que la marque survivra, ce que l’on voit avec Mugler, cette année, qui, pour dynamiser son parfum, relance sa mode (lire aussi en pages 76 à 79).

On prétend qu’il y a aujourd’hui 200 clientes haute couture contre 2 000 il y a cinquante ans…

On pouvait dire le nombre de clientes quand le prêt-à-porter n’existait pas et que Mrs. Mellon à Pittsburgh invitait Monsieur de Givenchy en lui envoyant son avion privé pour qu’il puisse habiller toute sa maisonnée… Aujourd’hui, les maisons de couture les plus vénérables sont en même temps les plus gros exportateurs français en prêt-à-porter. La haute couture est devenue un service pour les amoureux d’une marque qui a préservé son savoir-faire artisanal.

 » La haute couture renaît grâce aux nouveaux riches « , titrait Le Figaro en 2008…

On disait cela des Texanes il y a vingt ans. Aujourd’hui, elles sont encore plus élégantes que les Milanaises et les princesses arabes n’ont rien à leur envier. Ceux que l’on nomme les nouveaux riches ont toujours été des clientes acharnées, de discrètes bourgeoises, de superbes actrices et quelques dames de mauvaise vie….

Karl Lagerfeld dit que la haute couture est  » une culture, une façon de voir, une discipline « …

La haute couture s’est séparée de ce que l’on appelle la confection le 14 décembre 1910, c’est ce qui a fait la spécificité de la mode française. Dans les années 30, après le krach boursier, et durant des décennies, les acheteurs du monde entier sont venus en France pour acquérir des modèles à recopier. Et l’on est resté sur cette culture : vous regardez un modèle, vous pouvez le juger joli mais la presse peut le trouver scandaleusement inspiré. À Milan comme à New York, une collection commerciale défile avec succès, alors qu’en France, on vous demandera pourquoi vous ne la présentez pas dans un salon professionnel. Autrement dit, la couture comme instrument d’investissement de recherche, ça, c’est une exception française. Et que cela ait été préservé jusqu’à aujourd’hui est un miracle.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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