Tout juste centenaire, l’entreprise catalane Puig est longtemps restée dans l’ombre. Pourtant, elle est devenue en moins de dix ans un acteur important dans le secteur de la parfumerie. Rencontre exclusive avec un patron qui sait ce qu’esprit de famille veut dire. Pour le meilleur et pour le pire.

Caréné comme un lingot d’or, le flacon de One Million est totalement Puig. Mais l’anti-Puig, aussi. Symbole bling-bling par excellence de la réussite fulgurante, il incarne à merveille celle de l’entreprise catalane qui, en moins de dix ans, a doublé son business pour atteindre, en 2013, 8,5 % de parts de marché, talonnant de près les poids lourds du parfum que restent LVMH, L’Oréal, Coty ou Procter & Gamble.  » Pourtant, en dehors de l’Espagne, personne n’a entendu parler de nous « , sourit Marc Puig, chairman et CEO de cette société familiale fondée à Barcelone il y a tout juste cent ans. L’homme, aimable mais réservé, nous reçoit dans un bureau lumineux, beige et bien rangé, sur lequel flotte le parfum cuiré d’une bougie Mizensir frappée du logo de la maison. Ici, tout respire l’élégance et la discrétion. C’est que chez les Puig – dites  » poutch  » pour éviter l’impair -, on n’a pas grand-chose en commun avec le profil du beau gosse frimeur qui s’illustre dans la campagne du parfum best-seller de Paco Rabanne. Loin de jouer dans la cour des  » it boys  » qu’on voit aux premiers rangs des défilés, entourés de super people, les héritiers de la troisième génération – ils sont quatorze aujourd’hui – mettent plutôt un point d’honneur à se faire oublier des médias.

Ce matin-là, pourtant, dans les locaux flambant neufs du siège parisien avec vue sur les Champs-Elysées, Marc, fils de Mariano et petit-fils d’Antonio, le patriarche fondateur, semble bien résolu à parler un peu de lui et beaucoup de l’entreprise qui augure désormais du destin de Paco Rabanne, Nina Ricci, Carolina Herrera mais aussi, depuis 2011, de la maison de couture Jean Paul Gaultier, et produit sous licence les parfums de Prada et de Valentino.  » Jusqu’à maintenant, nous avions plutôt tendance à communiquer sur nos marques plutôt que sur nous, reconnaît ce polytechnicien de 52 ans. Même si nous n’avons pas attendu d’avoir 100 ans pour montrer au grand jour nos résultats financiers chaque année, alors que rien ne nous y oblige, nous allons profiter de cet anniversaire pour être encore plus transparents et nous faire connaître davantage.  » Objectif avoué : attirer de nouveaux talents pour préparer l’avenir qui s’écrira en mode fragrance et fashion. Démonstration.

Cent ans, c’est un sacré bail. Cela vous rend-il plutôt confiant dans l’avenir ?

C’est un cap en tout cas que très peu d’entreprises sont capables d’atteindre, en particulier les entreprises familiales, qui, dans 90 % des cas, ne dépassent pas la troisième génération. Et rien que cela mérite déjà d’être célébré. Ce qui nous motive aujourd’hui à afficher qui nous sommes, c’est que le talent n’est pas facile à trouver, ni à conserver. Pour continuer à croître et à nous développer, nous devons nous montrer attrayants, faire en sorte que les personnes qui travaillent pour nous en soient fières. C’est d’autant plus difficile que nos concurrents sont plus grands et plus connus que nous sur le plan international. Alors que la plupart des gens, même dans notre business, ne savent même pas prononcer notre nom correctement !

Pensez-vous que cette croissance que vous prônez passera nécessairement par une entrée en Bourse, avec à la clé un risque de perte de contrôle pour la famille ?

L’un n’empêche pas l’autre. Il existe des mécanismes de protection pour garantir qu’une entreprise cotée en Bourse reste familiale. C’est le cas chez Estée Lauder, par exemple. Chez LVMH aussi, même si l’on doit peut-être plutôt parler dans ce cas de one-man-show. Quoi qu’il en soit, à court terme, nous n’avons pas l’intention d’explorer cette piste. Mais d’ici cinq, dix ou quinze ans… Tout dépendra de ce que voudra la nouvelle génération.

Qu’est-ce qui explique à votre avis que les entreprises familiales soient plutôt mieux gérées que les autres et résistent de ce fait mieux à la crise ?

Notre souci principal est de passer le témoin le mieux possible, de léguer quelque chose à la génération suivante, ce qui nous amène bien souvent à réfléchir sur le long terme. Nos valeurs familiales se retrouvent aussi dans l’entreprise, ce qui contribue à créer des liens très forts. C’est un mécanisme de loyauté très puissant.

Vous avez parlé de la nécessité de recruter de nouveaux talents. Comment vous y prenez-vous pour les trouver à l’intérieur de la famille ?

En ce qui me concerne, je me pose plutôt la question inverse : que faut-il faire pour protéger l’entreprise de la famille ! Surtout lorsque l’on devient plus nombreux. En principe du moins, le moteur d’une famille, c’est l’amour. Si vous avez des enfants, vous les aimez tous autant les uns que les autres et vous voulez qu’ils soient heureux. Ce qui n’est pas toujours compatible avec un avancement au sein de l’entreprise qui soit basé sur la méritocratie, sur la nécessité de mettre en place une certaine hiérarchie. C’est pourquoi notre comité de direction se compose d’une majorité de directeurs indépendants. Quand il s’agit de nommer quelqu’un à un poste à responsabilité, les suggestions nous sont faites par un comité composé exclusivement de personnes extérieures à la famille. De cette manière, nous espérons ne pas tomber dans les pièges typiques qui menacent les business familiaux. D’ailleurs, avant moi, le CEO ne faisait pas partie de la famille.

Mais votre arrivée à la tête de Puig il y a dix ans a plutôt changé les choses pour un mieux. Quelle a été votre recette ?

En 2004, nous avions du mal à digérer les gros investissements réalisés dans les années 90. Notre portfolio était très éclectique : il allait des savonnettes bon marché à la haute couture ! Nous en étions à un point où nous ne lancions plus que des choses médiocres, avec pour conséquence un recul des ventes et des bénéfices. Un changement était indispensable. Nous ne vendions plus de rêve, or c’est essentiel en parfumerie. Parce que l’odorat chez l’être humain est l’un de ses sens le moins développé, parce qu’il est incapable bien souvent de décrire une odeur, il est essentiel de lui raconter une histoire. Nous sommes donc devenus des raconteurs d’histoire.

La plupart de vos concurrents sont plutôt passés maîtres dans l’entretien de leurs grands classiques. Vous ne craignez pas, en innovant sans cesse, de faire de l’ombre aux best-sellers ?

Il faut faire l’arbitrage entre les classiques et la nouveauté. Ce serait dangereux de croire que l’on peut arriver tout le temps avec des projets exceptionnels qui vont marquer leur époque. L’histoire de la parfumerie est là pour démontrer le contraire. Tout l’enjeu consiste à continuer de créer tout en maintenant de l’intérêt pour ce que l’on a fait de bien avant. Un classique, il faut lui rester loyal tout en le faisant aussi évoluer.

Vous avez investi dans la mode, notamment en prenant des parts majoritaires dans la maison Jean Paul Gaultier. Or c’est un business qui coûte plus qu’il ne rapporte !

Regardez Chanel et LVMH : ils font les deux et ça fonctionne. Pourtant, ils gèrent les entités parfums et mode de manière indépendante. Mais tout est cohérent. Nous sommes arrivés à la mode historiquement, d’abord en créant des parfums sous licences pour Paco Rabanne et Carolina Herrera. Lorsque ces deux maisons de couture ont eu besoin d’aide, elles sont venues nous trouver. Nous nous sommes lancés. C’était il y a plus de vingt ans. Au début, nous ne connaissions rien au secteur. Nous avons fait des erreurs mais nous avons appris ce métier. Bien sûr notre volet mode n’est pas encore aussi important que chez LVMH ou Chanel (NDLR : il ne représenterait que 5 % du chiffre d’affaires de Puig) mais nous avons envie de développer des marques complètes au sein de notre portfolio. C’est à travers la mode que se construit l’identité d’une marque.

On a vu ces dernières années pas mal de changements à la direction artistique de Paco Rabanne et de Nina Ricci, notamment. Ne pensez-vous pas que cela rend l’image de ces marques un peu floue ?

Trouver le partenaire idéal n’est certainement pas aisé, même dans les grands groupes. Kering a tenté de reproduire le succès rencontré avec Gucci en rachetant Yves Saint Laurent et Balenciaga. LVMH rêve d’appliquer à de plus petites marques les recettes de Louis Vuitton ou de Dior. C’est pareil chez Prada, avec des griffes comme Helmut Lang ou Jil Sander. Ce n’est qu’une fois que l’on est certain d’avoir à la tête d’une maison la personne idéale que l’on peut prendre le risque d’investir. Chez Carolina Herrera par exemple, cela fonctionne très bien. Pour nos autres noms, je préfère prendre le temps de trouver le candidat parfait pour vraiment développer la marque.

Avec un portfolio aussi international, qu’est-ce qui rattache encore Puig à l’Espagne et à la Catalogne ?

Barcelone a toujours été liée au commerce, déjà au temps des Phéniciens. L’art et le design y sont omniprésents. Chez Puig aussi, nous allions commerce et créativité. Nous sommes fiers de nos origines. Ce n’est pas pour rien que lorsque nous avons ouvert une filiale aux Etats-Unis en 1959, nous avons choisi de l’appeler  » Puig of Barcelona  » ! Les marques qui durent sont celles qui savent rester proches de leurs racines. C’est aussi pour cela que nous avons envie aujourd’hui de raconter notre histoire. Tout en investissant dans le futur en construisant notamment de nouveaux bureaux à Barcelone (NDLR : le bâtiment qui sera inauguré le 7 mai prochain en présence du roi d’Espagne y est connu sous le nom de Puig Tower).

Où voyez-vous l’entreprise dans vingt ans ?

Refuser la croissance, ce serait reculer, surtout dans notre secteur d’activité. L’un de nos challenges se situera certainement du côté de la distribution de nos produits. Mais j’ai aussi totale confiance dans le pouvoir de l’imagination. Les bonnes idées, surtout celles qui ont l’air les plus simples mais auxquelles jusque-là vous n’aviez pas pensé, n’ont pas de prix. Et pourtant, elles ne coûtent rien tant qu’elles ne sont que des idées. Encore faut-il savoir les écouter. Et les laisser devenir réalité.

PAR ISABELLE WILLOT

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