En février dernier à New York, la maison Hermès ouvrait sa première boutique exclusivement dédiée à l’univers masculin. L’occasion de décrypter l’esthétique exigeante et rigoureusement délicate défendue depuis plus de vingt ans par Véronique Nichanian, directrice artistique du prêt-à-porter Homme.

« Le détail exprime mieux l’ensemble que l’ensemble lui-même.  » Cet aphorisme, signé Le Corbusier, Véronique Nichanian aurait très bien pu l’écrire. Faute de quoi, elle en a fait un mantra. Qu’elle s’efforce de traduire deux fois par an et depuis plus de vingt ans à travers des collections soignées dans les ombres et les moindres recoins. Pas de raison que la formule de l’architecte suisse ne s’applique aussi à cette toute première boutique entièrement consacrée aux créations de la directrice artistique du prêt-à-porter masculin Hermès.

Pour bien comprendre la philosophie de l’endroit, 690, Madison avenue, commençons donc par un détail. Aux murs de la cage d’escalier desservant les quatre étages de ce dressing de 230 m2 aux allures de club anglais, paressent une série de clichés de Saul Leiter (Pittsburgh, 1923). A plus d’un titre, ces tirages couleur réalisés par l’artiste américain dans les années 1940-1950, et qui viennent de rejoindre la collection de photographie contemporaine d’Hermès, disent, mieux que n’importe quel plan de coupe, l’âme du lieu.

Prenons d’abord le sujet : des scènes de rue, l’électrisant quotidien des New-Yorkais. Nous y sommes. Grâce aux hautes baies vitrées qui ponctuent les pans de briques rouge-orange de ce bâtiment d’angle typique des années 20, on garde perpétuellement un £il sur la ville, avec la sensation de ne jamais se couper de son énergie si singulière et cette impression grisante d’en être l’observateur privilégié, lové dans un écrin à la fois dépouillé et chaleureux de boiseries et tapis plain.

Hermès Man on Madison met ainsi en lumière l’homme avec un grand H, jusque-là présenté à l’étage inférieur de la Maison Hermès, qui propose juste en face, à l’angle de la 62e rue, tout l’univers, les 14 métiers du sellier français.  » Pour moi, cette boutique est comme une continuité, une extension de Madison 691 qui a vu le jour en 2000, assure Véronique Nichanian. On peut y voir un seul et même magasin traversé par l’avenue. C’est une image charmante, « the boy next door »,  » the man across the street ». « 

Passons ensuite à l’atmosphère : Agnès Sire, directrice de la fondation Henri-Cartier Bresson, a un jour écrit que Saul Leiter donnait à voir  » un univers délicat et rare, dont l’élégance surprend « . Nous y sommes. Loin de tout gigantisme et d’ostentation, sans aucune arrogance, le très grand luxe caractéristique de la marque au duc attelé s’exprime ici encore par un raffinement simple et méticuleux. Crescendo, d’étage en étage, se décline la signature masculine d’Hermès, de l’accessible au plus intime, jusqu’à l’exceptionnel :  » Ici, nous proposons un univers complet, détaille Véronique Nichanian : un premier niveau pour les chemises et les cravates, un deuxième pour le cuir, le sportswear, la maille et les montres, un troisième consacré aux costumes, vestes et pantalonsà Enfin, le point d’orgue de ce dressing idéal, le 4e étage, celui du sur-mesure et des commandes particulières que j’appelle « l’étage des rêves », l’espace où chacun peut faire réaliser ses désirs. Je suis très attachée à l’aspect unique et singulier des choses.  » A ce niveau,  » cherry on the cake « , quelques privilégiés pourront se faire tailler la veste de leurs rêves dans le coloris et la forme qu’ils désirent. Idem pour la maille, les chemises, et la couleur des cravates. Le délai dépend du fil et de la matière. Aucune autre maison ne propose ce service.

Un univers délicat et rare, dont l’élégance surprend, donc. En matière de style, il faut savoir que Saul Leiter, pour revenir à lui, en connaissait un bout. Il fut un photographe de mode réputé pendant vingt ans au service de titres aussi prestigieux qu’ Esquire et Harper’s Bazaar. Mais Leiter ne faisait pas de la photographie de mode. Qu’il soit dans un cadre fashion, ou en chasse dans la jungle urbaine, il faisait de la photographie. Un point, c’est tout. Nous y sommes. Véronique Nichanian, nous dit-elle, ne fait pas de la mode, elle fait des vêtements, des  » vêtements-objet « , même. Détail de poids. Qui fait toute la différence et l’identité masculine de la griffe parisienne sur la planète fashion. Voici pourquoi, nous raconte celle à qui Jean-Louis Dumas (1) confia les rênes de l’attelage en 1988, quand le prêt-à-porter Monsieur s’assimilait encore à la cravate en soie. Celle, la seule, à qui l’homme Hermès doit sa distinction. Dans son ensemble.

Une rigueur

Raccord avec l’origine protestante du sellier français, les racines du sens esthétique  » sobre et graphique  » de Véronique Nichanian sont d’abord familiales :  » L’élégance de mon père, qui était un homme d’une grande rigueur, m’a durablement marquée. Il parfumait son mouchoir alors qu’il ne se parfumait jamais. Détail subtil et discret qui m’a touchée quand j’étais enfant.  » A l’origine de son esthétique, les voyages aussi. Le Japon, surtout, qu’elle commence à écumer au début des années 80, quand elle travaillait pour Nino Cerruti. Elle y est allée une quarantaine de fois et aime par-dessus tout  » cette rigueur des choses  » qui lui parle.  » Je ne suis pas dans le débordement, l’opulence, le froufrou, c’est peut-être pour cela que je suis si heureuse dans la mode masculine. « 

Une temporalité

Dans un très beau texte intitulé L’Emploi du temps, paru dans un cahier spécial de Libération consacré à la directrice du prêt-à-porter masculin d’Hermès en juin 2009, le philosophe Dominique Quessada démontre que ses  » défilés peuvent se décoder comme un manifeste contre la boulimie et le renouvellement forcé des vêtements « . L’intéressée abonde :  » Depuis 40 collections, il s’agit du même placard qui s’enrichit de pièces dont je ne renie jamais rien. C’est comme une écriture, chaque saison complète la précédente mais ne l’annule pas. C’est juste une évolution. Etant donné que je ne travaille pas en m’inspirant du dernier film ou en me disant, cette saison sera africaine ou inspirée de Matisse, on peut facilement mélanger les pièces de mes collections, que je considère comme des objets durables.  »

Un luxe

C’est un fait, Hermès n’est pas destiné à toutes les bourses. Cher ? Coûteux, a coutume de répondre la maison du faubourg Saint-Honoré.  » La mode, on joue avec, on s’amuse mais ça se démode, on s’en lasse, estime Véronique Nichanian. Son prix doit être un prix de consommation courante. Mais quand on choisit un vêtement Hermès, c’est qu’on apprécie les choses, qu’on les comprend à leur juste valeur, à tous les points de vue. C’est coûteux parce que la matière, le traitement, les finitions, les détails sont exceptionnels.  » Une philosophie du produit qui séduit davantage chaque année. En pleine tempête financière, Hermès garde la tête hors de l’eau : en 2009, le groupe a réalisé un chiffre d’affaires en hausse de 8,5 %.

Une discrétion

A l’image de Véronique Nichanian, toute en réserve et retenue, Hermès valorise un luxe discret.  » Le raffinement, c’est une exigence de vie, le snobisme un rapport déviant aux autres. C’est aussi pour cette raison que je n’utilise pas de logo, qui signifierait « oh, mon dieu, il l’a payée cher sa veste ! ».  » Pour preuve, la collection printemps-été 2010, hautement désirable, d’une élégance souple, avec ses pantalons et chemises fluides, déclinés dans des teintes nature, terre, herbe, ciel.

Une intimité

Relire la première phrase de ce papier.  » Je porte beaucoup d’attention aux détails. Je suis quelqu’un de très maniaque, dans le sens d’exigeant. Exigeante jusque dans l’invisible, parce qu’un vêtement s’adresse d’abord à l’homme qui le porte. Une étrange relation d’intimité peut s’installer entre la personne pour laquelle je dessine mais que je ne connaîtrai jamais. C’est peut-être une poésie que je me raconte, mais elle motive mon exigence. « 

Un charme

L’homme d’Hermès sait-il rire de lui-même ?  » Je l’espère. Sans ça, il serait ennuyeux. Il ne faut jamais se prendre au sérieux, vivre au premier degré. C’est pour cette raison que j’ai une tendresse particulière pour les fautes de goût. Ce sont elles qui rendent quelqu’un charmant. Une personne qui n’est pas exactement parfaite peut dégager un charme inouï. Une erreur vestimentaire, c’est pareil, ce n’est pas un drame, ça peut être terriblement touchant et séduisant. « 

(1) Ancien PDG d’Hermès, Jean-Louis Dumas a passé le témoin en 2006 à Patrick Thomas. Le fils de Jean-Louis Dumas, Pierre-Alexis, lui, a été nommé directeur artistique général d’Hermès en février 2009. Il représente la cinquième génération à la tête de la maison parisienne du 24, faubourg Saint-Honoré.

Par Baudouin Galler

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