Ce fou de peinture ancienne revisite les mythes à coups de pinceau, de matière, de couches, d’huile et de résine. Philibert Delecluse (Mouscron, 1962) est un narrateur hors pair. Et hors normes. Portfolio, depuis les Ardennes namuroises.

Dans ses tableaux, ce n’est pas la fin du monde. C’est la fin d’un monde. Il s’enlise dans les sables mouvants, croule sous les grabats, se fige dans cet ultime instant avant le grand basculement ; les hommes ont rapetissé, les bêtes, pullulé, les villes, un goût de cendres. Mais quoi qu’il y paraisse, un nouveau monde risquerait bien d’éclore, les indices sont minuscules, mais ils existent. Ne vous attendez pas à du tiède avec Philibert Delecluse. Chez lui, tout est à la hauteur de son imaginaire – sa masse musculaire, son hyperactivité, sa technique picturale, son sens de la narration. Depuis toujours, depuis qu’il est petit, ce peintre belge, né à Mouscron en 1962, dresse un inventaire fantastique, fait de démesures, de folles terreurs et d’incandescentes illuminations.

Dans son atelier plutôt  » crade « , il peint assis, ou debout, selon le format de son châssis, il est parfois rond, parfois rectangulaire, XXL ou XXS.  » J’aime les tout grands et les tout petits. La miniature a cette force-là : quand on s’en rapproche, cela remplit le champ de vision.  » Les Ardennes namuroises lui servent de cadre, la dépendance d’une belle demeure, très officiellement répertoriée comme château, de lieu de travail. Alentour, bois de hêtres centenaires, d’où le nom de l’endroit – Le Fayais -, allée avec gravier, potager, brame du cerf, la définition du paradis. Dans un empilement honorablement désordonné, des livres d’art – Goya, Richter, Mantegna, Van Dyck, Vélazquez -, les Contes de Perrault, le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jan Potocki, quelques San Antonio. Une photo d’Eddy Merckx et un corbeau empaillé veillent sur ce petit monde, dans un coin, un tableau jamais fini.

 » Je veux que ma peinture soit narrative « , affirme Philibert Delecluse, le lien de cause à effet est vite fait : avant de se coltiner à ses pinceaux, il s’assied, attrape un roman (La Peste, de Camus, aujourd’hui) ou une biographie (celle de Michelangelo Merisi da Caravaggio, pour l’heure) et lit  » dix ou vingt pages « , petit rituel, puis se dit :  » bon tu as assez lu, faut bosser.  » Comment mieux nourrir son appétit pour la narration, les histoires, la B.D. et les mythes qu’en les faisant entrer dans un tableau, le sien ? Philibert Delecluse a peint Chronos, Sisyphe, Narcisse, le fils prodigue, les forces vives et telluriques, les tempêtes, les inondations, le courroux des dieux, son chien, Joseph Bruyère, un randonneur et son alter ego, l’homme à la cravate, pardessus sur le bras, qui désormais marchent en bande. Sa technique, il l’éprouve depuis le mitan des années 90, il est alors  » en recherche  » –  » je ne supportais pas de refaire deux fois la même chose, il fallait que ça change, que ça bouge ; à chaque expo, j’explorais une nouvelle façon de peindre, je cherchais une technique qui me plaise…  » Ce sera le travail en couches et sous-couches, à la peinture à l’huile, avec résine, rapport à la peinture ancienne qui lui est chère, au glacis des Vénitiens et à leur sfumato. Philibert Delecluse est un peintre de la profondeur.

Il fut un enfant touche-à-tout, spécialiste du déguisement en papier crépon ( » je m’habillais en oiseau « ), du collage tendance politique, grosses têtes et petits corps, et l’inverse, Giscard d’Estaing vient de se faire élire à la présidence française, ça l’inspire. Il fut un ado bricoleur, qui peignait sur les murs de sa chambre, en autodidacte, des fresques, copies de pochettes de disques, il faudra attendre qu’une amie de sa mère lui parle de Saint-Luc, il ne savait même pas que cela existait, une école de dessin.  » Je suis arrivé dans un monde que je ne connaissais pas : la peinture contemporaine où l’on ne jurait que par le conceptuel, et moi, j’étais punk, je peignais des crucifixions d’après Rubens, hyper expressionnistes, clachées sur de vieux papiers peints…  » En 1984, il en sort diplômé, survit en cumulant les petits jobs, peint des hippopotames qui flottent dans le ciel, des rhinocéros perdus dans la voie lactée, des tableaux figuratifs, avec emprunts à sa chère peinture ancienne, la matière surtout, les couleurs, le métier.

Depuis, il collectionne les sujets – chantiers, randonneurs, embouteillages, cyclistes – et les petites figurines, les dioramas de son enfance ne sont pas loin. Il leur offre alors un paysage, une histoire, les met en scène et les prend en photo, c’est le corpus de son travail préparatoire. Il a des  » feelings « , des  » intuitions  » qu’il lui faut expérimenter,  » pour me rendre compte du concret de l’idée ou pas, vérifier si elle peut se développer, s’il faut l’abandonner ou pas « . Philibert Delecluse peint parfois la nuit, sans s’arrêter, fonctionne aux échéances, enseigne le graphisme et l’illustration à Saint-Luc, Ramegnies-Chin, prépare sa prochaine exposition, à Tournai en décembre prochain, et s’attaquera peut-être un jour à ce tableau jamais fini.

Philibert Delecluse, www.galerie.be/philibertdelecluse

E-mail : phil.co@skynet.be

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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