Ses histoires évoquent la sagesse, les arts martiaux et les traditions du Soleil levant. Il les narre à toutes les générations, passionné par ce métier de conteur qui court peu les rues. Portrait d’un Belgo-Japonais à l’âme zen.

Tout a peut-être commencé en quatrième primaire, ici en Belgique, grâce à un insti- tuteur  » extraordinaire  » qui racontait des histoires à ses élèves tout en les sensibilisant  » au monde de la culture, de la poésie et même des marionnettes « , se souvient Pascal Mitsuru Guéran. Il avait alors 9 ans. Il en a aujourd’hui 51, et cela fait deux décennies qu’il raconte, lui aussi, des histoires. Parfois avec des marionnettes, comme par hasard. Mais surtout avec sa voix, devant des spectateurs de tous âges qui apprécient son art de dire tout haut ce que certains ont écrit il y a parfois plusieurs siècles.

Le parcours est celui de ces artistes à qui on a crié  » Choisis d’abord un vrai métier !  » Son père – la part belge de son sang – a ainsi voulu que Pascal, après avoir réussi ses secondaires en latin-sciences, fasse des études sérieuses. L’université, pour être précis. Deux années de droit plus tard, Pascal n’en pouvait plus.  » Je ne me sentais pas du tout à ma place.  » La part japonaise de son sang s’est occupée du reste : sa mère, artiste reconnue, première soliste en violon à la Monnaie et professeur de musique de chambre au Conservatoire royal de Bruxelles, n’a pas émis de réticence lorsque le fiston a choisi la voie de la scène. On récolte toujours ce que l’on sème :  » Ce sont quand même mes deux parents qui m’emmenaient au théâtre quand j’étais petit. Pendant que ma grand-mère, elle, me faisait découvrir l’opéra…  »

Le théâtre est-il une étape indispensable avant de devenir conteur ?

Je ne sais pas, mais en tous cas, il permet de se familiariser avec l’univers de la scène. Moi, j’ai eu envie d’en faire dès l’âge de 16 ans, en participant aux pièces scolaires et en suivant des cours du soir. J’ai très vite été envahi par le plaisir d’être face à un public, de partager, de vivre intensément par personnages interposés.

Mais il a fallu un peu de temps avant que cette passion ne devienne un travail…

Bien sûr. Après mes deux années à l’université, j’ai enchaîné avec un cursus en arts de la parole au Conservatoire de Bruxelles. Puis je suis allé à l’IAD, à Louvain-la-Neuve, pour suivre une formation de comédien. Et, parallèlement, une licence en études théâtrales. Ce n’était pas évident, car à partir du moment où je me suis dit  » fais ce que tu aimes « , j’ai voulu être cohérent, en finançant moi-même mes études et, donc, en multipliant les petits boulots. J’ai assuré des régies, j’ai collé des affiches, j’ai été machiniste, j’ai monté et démonté des décors, j’ai fait un peu de doublage, j’ai présenté un programme de musique classique sur Musiq3 (RTBF) et j’ai joué dans des pièces montées avec des budgets riquiqui, en répétant dans un squat. Quand on n’est pas membre de  » la grande famille du théâtre « , c’est la route presque classique…

A quel moment découvrez-vous le métier de conteur ?

Il y a une vingtaine d’années, je passais mes vacances dans le Limousin, en France. Je suis tombé sur une affiche de spectacle qui disait  » Jean-Pierre Chabrol raconte « . Je ne le connaissais pas, je savais juste que c’était un écrivain. Je suis allé le voir. Je me suis retrouvé dans une petite salle, face à ce vieux monsieur assis sur une chaise et qui, équipé d’un simple micro, racontait des petites histoires sur les Cévennes, sur sa grand-mère, sur des anecdotes de sa vie… Il m’emmenait dans un univers fabuleux, et j’aurais pu l’écouter pendant des heures. Ça a été une véritable révélation.

Hasard de la vie : un peu plus tard, vous allez faire une rencontre liée à cette première découverte…

Oui. J’écrivais, je cherchais des histoires, je trouvais des lieux pour les raconter – centres culturels, bibliothèques, etc. Et puis un jour, un type m’appelle pour me proposer de venir jouer un spectacle en France. J’apprends qu’il s’agit du programmateur du festival de Vassivière, Paroles de Conteurs, où j’avais vu Jean-Pierre Chabrol quelques années plus tôt, lors de la toute première édition…

Très vite, votre univers de conteur va se développer autour du Japon. Un  » retour aux sources  » qui vous semblait vital ?

Il m’a surtout paru naturel. Raconter, pour moi, était l’occasion de renouer avec mes racines. Je pratiquais l’aïkido, je commençais à m’intéresser à la culture nipponne et, petit à petit, je me suis rendu compte que ces ingrédients-là étaient riches. Je me suis donc concentré sur les récits traditionnels japonais, les Arts martiaux, les contes fantastiques, les histoires zen… Aujourd’hui, tous mes spectacles, qu’ils s’adressent aux enfants ou aux adultes, tournent autour de ça. Même si j’y ajoute une touche contemporaine et ma propre inspiration.

Qu’est-ce qui différencie le théâtre du conte ?

L’imagination, tout simplement. Au théâtre, les gens sont face à un décor, avec des personnages souvent costumés et des textes travaillés. Face à un conteur, c’est très paradoxal : le public est là, mais en même temps, il est ailleurs, car il est obligé de se créer les images dans sa tête. Tout se passe dans l’imaginaire…

Néanmoins, d’autres disciplines artistiques peuvent intervenir dans la narration.

Oui, il peut y avoir une petite scénographie, un travail sur le corps ou le mouvement, de la danse ou du dessin, qui servent l’histoire. Mais c’est toujours très sobre. Personnellement, de temps en temps, j’aime bien ajouter un peu de musique : je joue du hang – un instrument artisanal en forme de coque en métal, d’origine suisse -, un peu de tambour, de shakuhachi – la flûte traditionnelle japonaise – et de kalimba – un piano à pouces africain.

On est donc bien d’accord : être conteur, ce n’est pas de la simple lecture de textes devant un public ?

Pas du tout ! C’est une vraie création de spectacle. Chaque histoire que je raconte, je me l’approprie. Et avant que je ne la fasse mienne, elle a traversé à la fois les époques, les pays et les cultures. Je n’apprends jamais un texte sorti d’un bouquin. Je me fais ma propre écriture, avec mes images, ma façon de mettre les mots en scène. Et puis surtout, ce qui est formidable avec le conte, c’est qu’il peut investir n’importe quel lieu. Une salle de spectacle, bien sûr, mais aussi une résidence pour personnes handicapées, une maison de repos, voire une prison. Certains artistes proposent même des  » balades contées « , en invitant les gens à se promener avec leurs récits, dans des parcs ou même des musées.

La notion de partage semble être primordiale…

Complètement. C’est d’ailleurs ce qui me plaît le plus dans ce métier. Partager un conte, c’est partager une certaine philosophie de la vie. Je ne fais pas la morale aux gens, je ne donne aucune leçon. Mais je parle des préoccupations qui me sont chères, de façon métaphorique. Quand je m’adresse aux enfants, j’utilise souvent des histoires avec des animaux, comme dans les fables, pour amener la réflexion. Avec les adultes, c’est un répertoire plus philosophique, qui évoque la maîtrise de soi, la canalisation de sa propre agressivité, la réponse à l’autre, les choix que l’on fait, le monde que l’on va laisser aux générations futures, la société de l’argent… Il n’y a rien de politique là-dedans, bien sûr, mais juste des sujets qui, je crois, concernent tout un chacun, de façon universelle.

Et qui, encore une fois, sont très proches des valeurs japonaises. Quel est votre lien, ici en Belgique, avec le Japon ?

C’est un lien très personnel. Je vais à Tokyo de temps en temps, bien sûr, car j’y ai de la famille. Mais les voyages sont très chers, j’ai fait le choix d’être artiste et, donc, de vivre modestement. Je porte évidemment le Japon dans mes histoires, qui sont parfois celles que me racontait ma mère quand j’étais enfant. Et au quotidien, la philosophie du zen me porte. Je pratique notamment la méditation, et je pense que l’art de vivre nippon se reflète dans ma manière d’être, dans ma façon de concevoir les choses et les relations humaines.

Les deux cultures sont pourtant très éloignées…

Oui, même si en Belgique, aujourd’hui, pas mal de gens se réfèrent à des pratiques de là-bas : le yoga, le feng-shui ou la fameuse  » méditation de pleine conscience « … Le plus étonnant, ça reste quand même l’attrait pour les sushis. Il y a quelques années, vous auriez dit à un Belge  » Viens chez moi, on va manger du poisson cru « , il aurait fait une drôle de tête. Un peu comme si un Japonais vous invitait à manger du roquefort, ce qui ne risque pas d’arriver vu le peu d’affinités qu’ils ont avec le fromage, surtout s’il est pourri !

Votre démarche n’est-elle pas une manière de tendre une passerelle entre vos deux pays d’origine ?

Quelque part, oui. Mais je pense surtout que le conte permet de s’ouvrir à l’autre. Chaque histoire a été polie par le temps, elle a voyagé, mais son ADN est resté le même. Et à notre époque, c’est ce message-là qui est important : s’intéresser à la culture d’autrui. Quand j’observe le repli identitaire, la méfiance de l’autre, la perte de repères, la montée des radicalismes, la désignation de l’étranger comme le bouc-émissaire, je me dis qu’il est nécessaire de se retourner vers l’Humain, de se rouvrir, de partager, de dialoguer. Que je voyage en Belgique, au Québec, en France ou ailleurs avec mes récits, c’est ce que j’essaye de faire. Et je pense que tous les conteurs – même si on n’est qu’une cinquantaine en Belgique – ont ce point commun.

PAR NICOLAS BALMET

 » RACONTER CES HISTOIRES, C’EST PARTAGER UNE CERTAINE PHILOSOPHIE DE LA VIE.  »

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