Véritable visionnaire de la vigne, le Catalan Miguel Torres a su donner aux crus espagnols leurs lettres de noblesse et a introduit des méthodes de production modernes au Chili. Rencontre avec ce gentleman cultivateur.

L’allure sportive et l’£il alerte, Miguel Torres ne fait pas ses 70 ans. Tout au plus est-il un peu essoufflé lorsqu’il descend de son vélo, sous le soleil chilien, pour rejoindre notre lieu de rendez-vous, dans son fief de Curicó, à 200 km de la capitale Santiago. L’homme est de ceux que leur réputation précède, un viticulteur parmi les plus respectés – et, à en croire les initiés, les plus influents – des trente dernières années. Mais il a su rester modeste, garder les pieds sur terre et surtout, conserver, après un demi-siècle de dur labeur, tout l’enthousiasme de ses débuts. Sa passion ? Innover et parfaire sans cesse les circuits de production.

La saga viticole de sa famille a débuté en 1870 dans la région ibérique du Penedès, au sud de Barcelone, pour s’étendre ensuite progressivement à d’autres régions d’Espagne (Priorato, Rioja, Jumilla, Rueda, Ribera del Duero…) et d’autres continents (Chili, Californie, Chine). Fils, petit-fils et arrière-petit-fils de viticulteurs, Miguel s’apprête aujourd’hui, à son tour, à passer les rênes du groupe à son fils Miguel, 38 ans, récemment devenu papa d’un petit… Miguel. L’histoire familiale est donc loin d’être terminée ! Le grand-père restera d’ailleurs le président du CA et, à en croire ses collaborateurs, il ne fait aucun doute qu’il continuera à arpenter ses terres et ses caves jusqu’à son dernier souffle…

RÉVOLUTION SILENCIEUSE

Miguel a débarqué au Chili en 1979, à l’âge de 38 ans, la tête pleine d’idées qu’il peinait à mettre en pratique en Europe, dans l’ombre paternelle. Première société étrangère à investir dans la viticulture locale, la maison Torres a été accueillie à bras ouverts.  » La dictature de l’époque ne nous inquiétait pas outre mesure. On avait l’habitude… « , confie le viticulteur d’un ton qui en dit long. Lancée avec 100 hectares au pied des Andes et une petite cave non loin de Curicó, l’entreprise possède aujourd’hui un bon millier d’hectares chiliens. Il faut dire que le centre de ce pays exceptionnellement étroit (177 km en moyenne), pris en étau entre l’océan Indien et la Cordillère, passe pour être un véritable paradis pour les viticulteurs, avec ses journées chaudes et ensoleillées, ses nuits fraîches et ses vents favorables qui évitent aux vignes de pourrir. C’est en outre le seul endroit au monde à avoir été épargné par la terrible invasion du phylloxéra qui a ravagé les vignobles partout sur la planète au XIXe siècle, et donc le seul à posséder encore des plants centenaires…

L’arrivée du Catalan sur ce territoire a eu un impact immédiat et définitif sur l’activité viticole, introduite dès le début du XVIe siècle par les missionnaires espagnols. La première variété qu’il a plantée dans la région a été le país, également connu en Californie sous le nom de mission… et c’est justement sur la base de ce vénérable cépage que Miguel Torres a lancé, il y a deux ans, son premier mousseux rosé, le Santa Digna Estelado. Ce dernier s’inscrit dans le cadre d’un projet spécial, cofinancé par le ministère de l’Agriculture au travers de la Fundación para la Innovación Agraria (FIA), qui vise à créer de nouvelles opportunités d’emplois pour de petits agriculteurs dans les régions arides de Maule et Bío Bío. Mais l’Espagnol a surtout révolutionné le secteur en introduisant deux nouvelles notions là-bas : celles d’écologie et de commerce équitable. L’homme a ainsi été le tout premier au Chili à utiliser des méthodes de production durables et biologiques, mais aussi à payer à ses travailleurs quatre fois le salaire habituel et à réinvestir systématiquement une partie de ses bénéfices dans la communauté locale ou dans des projets sociaux.  » Être bons pour la terre, c’est bon pour nos vins : c’est la devise de notre entreprise depuis des générations, et elle est aujourd’hui plus que jamais d’actualité, souligne-t-il. L’heure tourne. Le vin est parti- culièrement sensible aux changements climatiques et toute modification dans l’environnement, aussi infime soit-elle, a un impact immédiat sur le cycle de croissance du raisin.  »

Un autre choix stratégique de la maison consiste à rendre vie aux cépages oubliés.  » Ils apportent un supplément de personnalité, de terroir – sans compter qu’ils sont souvent bien mieux adaptés aux conditions locales que d’autres variétés « , insiste le spécialiste. Miguel junior, qui dirige la branche chilienne depuis quatre ans et s’apprête à succéder à son père, a d’ailleurs déjà pris personnellement une série d’initiatives en ce sens, tentant notamment de planter du pinot noir dans le district d’Empedrado, à proximité de la côte, où l’on rencontre des sols schisteux comme ceux du Priorat catalan. Aujourd’hui, les principaux vins produits au pied des Andes par la famille sont Las Mulas (issu d’une culture biologique), Cordillera (à base de raisins soigneusement sélectionnés) et la gamme Santa Digna, intégralement labélisée  » fair trade « .

PROPHÈTE EN SON PAYS

Lors de son arrivée au Chili, à la fin des années 70, Miguel Torres a déjà à son actif un solide parcours en Espagne. Il débute dans l’entreprise familiale, en 1962, après avoir fait des études d’£nologie en France.  » Mon père était avant tout un négociant, tandis que la recherche et l’innovation étaient pour moi des aspects essentiels de notre activité.  » Le jeune viticulteur sort, lui, des sentiers battus et est l’un des premiers, dans son pays, à planter des cépages originaires d’autres pays (cabernet, merlot, chardonnay, riesling ou encore pinot noir), en veillant à choisir les terrains qui leur conviennent le mieux de manière à exploiter pleinement les atouts du terroir. Il est également l’un des pionniers de la vinification en cuves d’acier, du vieillissement en futs et de la fermentation à température contrôlée – des méthodes aujourd’hui adoptées par la quasi-totalité des producteurs du pays. En 1979, le Torres Gran Coronas Mas La Plana 1970 (Penedès) décroche le titre de meilleur cabernet-sauvignon aux olympiades du GaultMillau : un véritable camouflet pour les Français et une consécration pour l’Espagnol, qui accède ainsi au statut de tout grand producteur. Le vignoble de Mas La Plana, qui entoure la magnifique finca que la famille possède à Vilafranca del Penedès, demeure à ce jour le fleuron de la société. La maison a toutefois également su se tailler une solide réputation dans le segment d’entrée de gamme, proposant des bouteilles abordables mais de belle qualité. Parmi les étiquettes les plus connues : le Coronas, le Viña Sol et le Sangre de Toro. Chaque année, environ 3 millions d’euros sont consacrés à la recherche en vue de l’amélioration des processus de production. Miguel Torres emploie également une dizaine d’£nologues, dont sa propre fille Mireia.

À partir de 1984 s’est aussi développée un peu partout une tendance à replanter et à tenter d’améliorer de vieux cépages locaux. L’excellent Grans Muralles s’inscrit dans cette mouvance : il est conçu à partir de garnacha, de cariñena et de trois cépages anciens pratiquement disparus (samso, garo et querol), que Torres est parvenu à ressusciter grâce aux techniques modernes d’analyse d’ADN et de culture in vitro. Il demeure à ce jour le seul au monde à cultiver ces variétés, qui apportent au breuvage une bouche très complexe et des notes minérales tout à fait particulières. Comptez environ 110 euros pour l’un de ces flacons exceptionnels, produits à l’ombre de l’abbaye médiévale de Poblet.

Depuis 1996, l’entreprise possède également des vignobles plus au sud, dans le Priorat, une région qui semble peu hospitalière mais réputée pour ses vins concentrés et puissants. Dans cet âpre paysage déserté, presque préhistorique, les collines de schiste sont si escarpées que les vignes ne peuvent être plantées que sur d’étroites terrasses où le raisin doit être cueilli à la main et il n’est pas rare que la récolte ne dépasse pas 300 g par pied (contre 8 kg ailleurs !), tant les ceps doivent plonger loin leurs racines dans les entrailles du sol pour trouver de quoi se nourrir… Mais le jeu en vaut la chandelle, ces vins (Salmos et Perpetual) possèdent une complexité inégalée.

ANTICIPER LE CHANGEMENT

En Espagne aussi, Torres a été l’un des premiers viticulteurs à faire de l’écologie l’un des fers de lance de sa stratégie. Le Nerola demeure à ce jour le seul vin de la maison à disposer d’une certification Ecolabel en bonne et due forme, mais de plus en plus de domaines appliquent des méthodes biologiques ou durables, n’utilisant ni pesticides ni herbicides et assurant eux-mêmes le traitement des eaux usées. La plupart des vins sont issus de nouvelles bodégas hypermodernes de Pacs del Penedès, à quatre kilomètres de Vilafranca. Le Waltraud Center (baptisé en l’honneur de l’épouse de Miguel, l’artiste Waltraud Maczassek), bâtiment 100 % écologique conçu par l’architecte Javier Barba, a été construit partiellement en dessous du niveau du sol pour minimiser l’impact visuel sur le paysage. À l’entrée, un vaste panneau solaire assure la production de l’électricité nécessaire à l’éclairage. Une étendue de sable blanc a également été aménagée de manière à réfléchir le plus possible la lumière solaire, contribuant ainsi à isoler de façon optimale les caves souterraines ; précisons au passage que celles-ci accueillent chaque jour plusieurs centaines de visiteurs. Juste à côté, les ateliers ultramodernes disposent notamment d’une série de cuves rotatives horizontales Vinimatic, un équipement novateur encore peu répandu qui a l’avantage de rendre superflu le  » remontage  » biquotidien (l’opération qui consiste à pomper et mélanger le contenu de la cuve pour garantir un bon contact entre la peau et le jus du raisin). Une méthode qui permettrait de réduire radicalement les émissions de CO2 dans les années à venir est actuellement à l’étude.  » Le grand défi pour l’avenir, c’est le changement climatique. Nous travaillons d’arrache-pied pour nous y préparer. Nous devons par exemple absolument parvenir à retarder le mûrissement du raisin en accroissant la distance entre la grappe et le sol, en limitant l’effeuillage, en faisant pousser les ceps non plus en buissons mais en chandeliers… Nous nous efforçons également de trouver des variétés qui supportent mieux la chaleur, comme le tempranillo, et de planter plus en altitude, notamment sur les nouvelles terres que nous avons achetées à Tremp (Lleida), dans les contreforts des Pyrénées. « 

Bientôt, Miguel Torres passera le flambeau. Les principes qui ont fait de l’entreprise ce qu’elle est aujourd’hui – qualité, innovation, écologie et commerce équitable – demeureront évidemment le fil rouge de son activité… mais Miguel junior lui imprimera aussi sa propre marque et accordera notamment une grande importance au marketing, au conditionnement ou encore à la distribution. L’une de ses plus belles réalisations à cet égard est l’étiquette du Celeste, reflet du ciel qui scintille de mille étoiles au-dessus des vignobles…

Carnet d’adresses en page 70.

PAR SABINE LAMIROY

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content