Ils sont hautement désagréables mais inspirent le respect, gagnent plus que leurs gentils collègues et ont la cote à la télé. La question est légitime : pourquoi diable s’échiner à rester sympa ?

Quand vous dites bonjour à vos collègues, on dirait que vous allez leur chanter joyeux anniversaire. En réunion, vous arrondissez les angles. Et au quotidien, aplanissez les conflits, prenez vos heures de lunch à rassurer la petite de la compta qui s’affale dans le burn out et ne poil-de-cutez pas sur les notes de frais que vous rendent vos collaborateurs. Chaque jour, vous vous couchez satisfait de rendre plus humain le monde impitoyable de l’entreprise. Vous êtes le bon gars de l’open space. Et vous avez tout faux. En fait. Du moins si vous entendez faire carrière. D’après plusieurs études scientifiques américaines rassemblées dans un numéro du Journal of Personality and Social Psychology et révélées par le quotidien Libération (1), l’insupportable du bureau d’en face aurait en effet un salaire de 18 % supérieur au vôtre si la courtoisie fait partie de vos vertus. Explication : dans un monde où la compétitivité fait loi, la rugosité serait synonyme de compétence et un comportement intransigeant prémunirait les mauvais coucheurs des concessions salariales. Pour être complet, on ajoutera que cette bien cynique conclusion ne concerne que peu les femmes puisque la paie des emmerdeuses ne serait que de 5 % plus grasse que celle des Candy bonne pâte, elles-mêmes moins bien payées que leurs copains Bisounours de la machine à café, mais c’est un autre débat. Car celui qui nous occupe ici dépasse le monde merveilleux du travail. À y regarder de plus près, la misanthropie semble en effet s’immiscer pernicieusement dans les rouages de notre quotidien jusqu’à en devenir une arme de survie nécessaire. Il suffit de regarder les modèles que l’on nous livre en pâture. On saisira très rapidement l’importance de maîtriser l’ignominie pour coller à l’air du temps et par là même éviter le cimetière des ringards bienheureux.

ZAPPING ! PANG ! PAN !

Ouvrons d’abord la téloche puisqu’elle nous tend si généreusement le miroir. Le moins que l’on puisse écrire, c’est que ça dézingue sec dans la petite lucarne. Premier exemple gros comme une maison : les deux Eric, Zemmour et Naulleau, qui ont sacré la chronique à balles de guerre en communion vacharde du samedi soir sur France 2 avant d’aller faire monter l’audience et la moutarde au nez de leurs invités sur Paris Première. Si le modèle du chroniqueur sniper ne date pas d’hier, il déborde aujourd’hui largement de la marge :  » La télé de papa était très conventionnelle, constate Marc Lits, directeur de l’Observatoire du récit médiatique (UCL). À certaines exceptions près, comme chez Michel Polac dans Droit de réponse sur TF1 ou deux trois éclats de voix chez Bernard Pivot, on se retrouvait sur les plateaux de télévision entre gens bien élevés. Puis il y a eu les années 90 et le tandem Ardisson-Baffie qui a provoqué une surenchère en termes de provocation, d’irrévérence et d’attaques ad hominem parfois très agressives. Il semble que ce soit devenu la norme.  » Suivront entre autres bulldozers peu scrupuleux de l’état psychique de leurs cibles, Marc-Olivier Fogiel et Guy Carlier, à l’époque de On ne peut pas plaire à tout le monde, encore Ardisson avec Stéphane Guillon (lire son portrait en pages 18 et 19) en porte-flingue sur Canal + et chez nous, en version populo mouscronnoise, les méchancetés de buvette de l’insupportable Stéphane Pauwels. Ému comme il peut l’être par la tendance au foutage de gueule généralisé, le magazine Technikart n’hésitait d’ailleurs pas à titrer en juin dernier sur  » la télé sado-maso, hit de 2011  » (2).

Dominée par la télé-réalité, le poste n’a en effet cessé de polir son c£ur de pierre ces dix dernières années. Jusqu’à l’aiguiser comme le couteau tranchant de Gordon Ramsay, le chef rosbeef qui insulte copieusement les wannabe cuistots de l’émission Hell’s Kitchen. Car, s’il y a bien un ressort commun à tous les petits frères et s£urs de Big Brother, c’est bien l’humiliation. Pour occuper tout le temps de cerveau disponible entre les pubs et nous caler bien profond dans le canapé, les déclinaisons plus ou moins addictives du Loft 1 ont bien compris qu’il fallait aussi s’adresser à nos neurones les plus féroces. Qui comptent, ça tombe bien (ou mal, c’est vous qui voyez), parmi les plus pantouflards dans notre faculté à juger le monde dans toute sa complexité.

Pour en terminer avec les (dé)plaisirs cathodiques, on ne saurait faire l’impasse sur le tsunami de séries qui façonne notre imaginaire comme autrefois les romans. Et cet océan-là ne manque pas de méduses. De Dexter à Sherlock 2011 en passant par LesBorgia, criminels en cols amidonnés, salauds en tweed et papes dégueulasses piquent les consciences de curés et excitent notre misanthropie jusqu’à l’orgasme crapuleux. À cet égard, le Dr House reste, après plusieurs saisons, le grand gagnant des héros à la langue bien aigre. À mille lieues de George Clooney dans Urgences, ce diagnosticien toxico tutoie Hippocrate et soigne ses patients à coups de propos sans pitié. Vu l’humeur de l’époque, on ne s’étonnera qu’à moitié que le doc atrabilaire soit la nouvelle égérie des produits de beauté L’Oréal à la place de Patrick Dempsey, le toubib prévenant et tout propre sur lui de Grey’s Anatomy.

RABATS TA JOIE DANS TON PANTALON

Parlons mal, parlons mode. Là aussi, le tirage de tronche semble payer. À en juger par la galerie de tristes sires et autres râleuses magnifiques qui jouent chaque saison les portemanteaux des grandes marques à Paris, Milan et New York, il faut croire que pour être beau, il faut non seulement souffrir mais aussi le faire payer aux autres. Par-delà la boutade, la petite planète fashion ne fait en tout cas pas grand-chose pour contredire sa réputation d’aristo bitch arrogante. La faute à sa reine Anna et à son roi Karl, icônes vivantes du poto-poto méprisant. La première, née Wintour, rédactrice en chef de Vogue US de son état, entretient au non-sourire et à la lunette fumée son image de Cruella toute-puissante des journalistes mode. Le second, photographe, égérie multiple, directeur artistique boulimique de Chanel, Fendi, sa propre griffe et toutes celles auxquelles il collabore à l’occasion, perpétue l’art de l’ironie de salon avec un panache qu’on ne saurait lui ôter.  » Le respect stérilisant, y’en a marre « , balançait-il dans une interview donnée l’été dernier au Figaro.

CARNET ROSSE

Nous en sommes donc là : pour être friqué, célèbre et branchouille, la meilleure tactique reste l’attaque. Pour vous aider à affiner vos saillies moqueuses et aiguiser vos séduisants crocs, un vade-mecum des plus délicates rosseries vient tout juste de paraître aux Mille et une nuits. Simplement mais sûrement titré Le Meilleur de la méchanceté (3), ce recueil de 400 citations rassemblées par le journaliste Sébastien Bailly forme un bouquet vénéneux de la plus belle facture : entre Victor Hugo,  » Il y a des gens qui ont une bibliothèque comme les eunuques ont un harem « , Jean Yanne,  » C’est pas possible, pour être aussi con, tu as appris ?  » et cette pépite de William Somerset Maugham,  » Seul le médiocre est toujours à son meilleur « , potassez bien, car pour paraphraser Frédéric Dard, on est toujours le bon de quelqu’un.

(1) Casse-pieds et mieux payés, Libération du 5 septembre 2011.

(2) La Télé S-M, Technikart, juin 2011.

(3) Le Meilleur de la méchanceté, par Sébastien Bailly, La Petite Collection, Mille et une nuits.

PAR BAUDOUIN GALLER

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