Autrichien débarqué il y a vingt ans en Belgique, Kurt Ryslavy s’est inventé une existence bourgeoise de marchand de vin. Le comble du conformisme ? Non, l’aboutissement ultime d’une démarche artistique radicale.

« De Oostenrijkse Wijn – Le Vin autrichien « , la plaque gravée sur la porte en bois de la vaste demeure en impose. Brillante à souhait, elle témoigne de l’activité respectable d’un marchand ayant pignon sur rue.  » Un homme bien dans ses papiers « , dirait-on à Bruxelles. Tout autour, la maison de maître du xixe siècle – ayant appartenu à une famille de brasseurs -abrite les activités triples de son propriétaire. Artiste, collectionneur et importateur de vin. Dans cet ordre-là car, pas de confusion, Kurt Ryslavy ne souffre pas d’un quelconque  » blues du businessman « .

Dès l’entrée, l’£il glisse vers ses pantoufles de cuir noir qui se complaisent à entretenir l’illusion d’une vie bien comme il faut. Dans son salon, la performance se poursuit : une belle armoire vitrée donne à voir une série de verres à vin signés par les architectes Adolf Loos et Josef Hoffmann. Les autres pièces déclinent des £uvres de Michel François, Peter Zimmermann ou Franz West. Tout cela est presque trop beau pour être vrai. Et de fait.  » Les surréalistes belges avaient formé un club dont le sésame consistait à mener une existence bourgeoise « , confie Ryslavy. Une faille s’ouvre. Sa vie bien rangée ne serait donc qu’un faux-semblant, une mise en scène qui entend porter un coup fatal au conformisme, aux préjugés et surtout à la question de la marchandisation de l’art.

Durant son enfance à Graz, en Autriche, Ryslavy étouffe. L’atmos-phère de serre chaude qui règne dans la demeure familiale n’y est pas pour rien. Dès qu’il le peut, il court se refugier dans la forêt afin d’éviter de suffoquer. Ses parents n’envisagent d’autre avenir pour lui que la reprise de la pharmacie paternelle. Son père et lui ne parlent pas la même langue, tandis que sa mère se perd petit à petit dans la religion. En 1979, il entreprend des études de philosophie à Vienne. Il s’intéresse à Ludwig Wittgenstein et aux mécanismes du langage.  » Très vite, je me suis rendu compte que la voie sur laquelle m’engageaient mes pensées était peu fréquentée et, donc, qu’à un moment ou l’autre allait se poser pour moi la question de la survie dans ce monde.  » Il abandonne ses études en 1981 pour se consacrer à l’art à travers une série de collages, de textes, d’aquarelles et de photographies. Jusqu’en 1986, il passe les deux mois d’été seuls dans le massif du Dachstein. C’est là qu’il conçoit le projet de débarquer en Belgique, pays de collectionneur, pour perpétuer son art.

Sans le sou, les premières années de cette expérience se déroulent dans une maison communautaire où le chaos ambiant l’empêche de travailler comme il le voudrait. La question de la survie le rattrape. Ryslavy décide alors d’entamer une activité commerciale d’importation de vins autrichiens, flacons totalement absents du marché belge à l’époque en raison d’un scandale lié à une série de bouteilles frelatées, l’affaire  » Glycol « . Plutôt que d’effacer son projet artistique au profit de cette activité plus structurante, il va opérer ce qu’il appelle un  » transformisme bourgeois « . Vendre du vin fera partie intégrante de son £uvre, dans la plus pure ligne de la performance telle qu’ont pu la pratiquer Joseph Beuys ou Nam June Paik au sein de la mouvance Fluxus.  » L’idée est d’abolir la frontière entre l’art et la vie, créer un mode de vie dans lequel vendre du vin devient un medium artistique. « 

Autoproclamé  » post-actionniste viennois « , Ryslavy peint ses factures, se sert de dégustations pour occuper des galeries d’art, réalise des vidéos à partir de foires viticoles ou utilise ses tableaux pour décorer les lieux dans lesquels prennent place ses ventes. Après la galère, les deux volets de son £uvre connaissent aujourd’hui le succès. Son vin est présent sur les plus grandes tables étoilées du pays, de Hof Van Cleve à Bruneau, tandis que le palais des Beaux-Arts de Bruxelles ou le musée de Mariemont lui ont consacré des expositions en solo.

Michel Verlinden

 » Je suis une énigme pour les amateurs d’art qui cherchent dans

l’artiste le type du

marginal, du cas social attendrissant. « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content