Avec sa plastique parfaite et sa maîtrise hors pair de l’art du mouvement, le danseur, transcendé par la figure mythique de Rudolf Noureev, est devenu la muse rêvée des créateurs de mode masculine.

Côté face, il était Noureev, rock star de la danse dont il allait bousculer les codes à jamais. Côté pile, il restait Rudik, le gamin élevé à même le sol terreux d’une isba misérable, marqué pour toujours par la peur de manquer. Philippe Grimbert a connu l’étoile au sommet de sa gloire et l’homme fragilisé par la maladie qu’il chercha jusqu’au bout à cacher.  » Il a toujours été bien plus qu’un danseur, constate l’écrivain qui vient de consacrer un roman à l’ancien directeur de la danse de l’Opéra de Paris (*). Dès qu’il arrivait sur scène, il focalisait l’attention sur lui comme pouvaient le faire les Beatles ou Mick Jagger. Il a construit et entretenu toute sa vie sa propre légende. Sa singularité, son aura, faisaient que les gens, même ceux qui ne s’intéressaient pas a priori à la discipline, allaient l’admirer en spectacle, lui. Il donnait aussi à voir la danse la plus virile que j’ai jamais vue : il se dégageait de lui une impression de puissance, d’animalité presque, sans aucune afféterie. Il n’était pas du tout du côté de la grâce éthérée.  » Pour l’essayiste français qui a choisi de raconter la fin de la vie de l’artiste au travers d’une relation imaginaire entre Noureev et son psychanalyste – une profession qu’il exerce lui aussi -, il n’est pas surprenant que l’ombre du chorégraphe, pourtant disparu il y a plus de vingt ans, hante aujourd’hui les catwalks.

AU RYTHME DES DÉFILÉS

C’est chez Dries Van Noten que l’hommage cette saison est le plus appuyé, avec ce R gothique qui se détache des tops et pantalons, trait d’union de Rudolf à Rosas, la compagnie d’Anne Teresa De Keersmaeker avec laquelle le créateur anversois a souvent travaillé. Les matières aussi – jersey, soie liquide, maille côtelée – semblent s’échapper des studios de répétitions pour donner forme à des justaucorps, des leggings, des cache-coeur qui dénudent plus qu’ils n’habillent les silhouettes androgynes des mannequins. Tomas Maier, chez Bottega Veneta, se dit, lui, inspiré par le corps en mouvement.  » J’ai cherché à transmettre un sentiment de liberté en créant des pièces athlétiques et confortables « , détaille le directeur artistique de la griffe italienne, qui n’a pas hésité à chausser ses modèles de slip-on rappelant les chaussons de ballet.

Comme le soutient Valerie Steele, directrice du Fashion Institute of Technology de New York et curatrice de l’expo Dance & Fashion qui s’y est tenue l’an dernier, ces modes d’expression n’ont cessé de s’influencer mutuellement depuis le XVIIIe siècle.  » Les va-et-vient entre les deux univers ont surtout été visibles dans le vestiaire féminin, reconnaît-elle. Des liens étroits n’ont commencé à se marquer plus clairement qu’à la fin du XXe siècle pour les messieurs, et l’avènement d’un soliste star comme Rudolf Noureev y est pour beaucoup. Longtemps caché derrière le tutu, le danseur a pris une place centrale dans les chorégraphies. Le corps masculin s’est de plus en plus dévoilé, et récemment, l’homme s’est mis à porter des jupes, aussi bien dans les ballets classiques que contemporains, alors qu’elles étaient apparues sur les podiums masculins dans les années 80.  »

Princier sur scène, Rudolf Noureev l’était aussi à la ville, osant un stylisme hors du temps – où se superposaient manteaux, châles et bérets – qui n’est pas sans rappeler la dégaine nonchalante et sophistiquée des dandys de Haider Ackermann.  » Son style personnel ne suivait pas la mode et était indémodable en même temps, constate Philippe Grimbert. Cette accumulation de couches, équivalente à l’abondance d’objets de valeurs qui peuplaient ses maisons et appartements, le protégeait des autres mais aussi du froid et de la misère qu’il avait connus enfant.  » Un sens dramatique et quasi théâtral de la mode qui, selon Valerie Steele, trouve assez naturellement écho dans la vision du vêtement que défend Dries Van Noten.  » Il a toujours aimé apporter à ses créations une touche d’exotisme, analyse-t-elle. Et Noureev, à la fois artiste et athlète, teinté de glamour à l’orientale, était exotique.  »

LIBERTÉ DE MOUVEMENT

Avec lui, le regard qui sera porté sur le danseur et, par extension, sur tout l’univers de son art, va définitivement changer.  » Tant pour un homme que pour une femme, c’est socialement beaucoup mieux accepté de danser aujourd’hui que dans les années 80, note le chorégraphe anversois Sidi Larbi Cherkaoui. C’est devenu de l’ordre de la nécessité même, de plus en plus de gens éprouvent le besoin d’exprimer en bougeant ce qu’ils ne peuvent pas dire avec les mots. Les codes sont moins stricts qu’avant : regardez ce que fait Maddie Ziegler dans les vidéoclips de Sia, on ne peut être que happé par l’originalité de ses mouvements.  »

Marketées comme des athlètes de haut niveau, survirilisées par des enchaînements frisant la prouesse technique, les stars de la danse – qu’elles proviennent de la filière classique ou du breakdance – squattent de plus en plus de messages publicitaires. Mieux connus sous le nom Les Twins, Laurent et Larry Bourgeois électrisent la campagne printemps-été de Hogan. Pour le lancement en Europe de sa ligne Homme Plissé, conçue pour permettre à celui qui porte ces vêtements de se mouvoir  » activement et dynamiquement « , Issey Miyake a aussi choisi de mettre en scène de jeunes gars en train de faire du stretching. Quant à la marque américaine Rag & Bone, elle a choisi de réunir dans un même spot de plus de trois minutes l’ex-étoile de 67 ans Mikhaïl Baryshnikov et le virtuose de street dance Lil Buck, tous deux en total look automne-hiver 15-16.

 » Le danseur n’a pas seulement un physique idéal, il a aussi une grâce et une souplesse hors normes, détaille Valerie Steele. Paradoxalement, il n’y a rien de moins naturel que le mouvement codifié du danseur. On assiste à une stylisation de l’idée de liberté de mouvement.  » Comme le souligne encore Sidi Larbi Cherkaoui,  » le danseur, parce qu’il va au-delà de la position plus figée du mannequin, démontre que le vêtement n’est pas seulement beau porté de manière statique mais l’est aussi de manière dynamique « .

Une aisance apparente qu’accentuent encore les lignes souples et fluides qu’on retrouve d’ordinaire dans le vestiaire des danseurs. Des pièces en passe de devenir des basiques à part entière de toute garde-robe masculine un peu pointue si l’on en croit l’allure générale de la première collection Adidas Originals x Kanye West, présentée à New York en février dernier, et qui font en tout cas la part belle au confort. Même avec leur veston, les hommes osent un pantalon lâche et doux façon jogging, un tee-shirt échancré, un lainage XXL.  » De plus en plus de vêtements portés à la ville, voire au bureau, ont des airs de tenues de répétition, conclut Valerie Steele. Le sportswear est partout et ressemble comme deux gouttes d’eau à l’uniforme des danseurs. La notion de confort est devenue essentielle.  » Comme s’il n’y avait plus de place pour la contrainte. Elle qui pourtant formate le moindre geste du danseur professionnel…

(*) Rudik, l’autre Noureev, par Philippe Grimbert, Miroir Plon.

PAR ISABELLE WILLOT

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content