L’artiste protéiforme Rachel Agnew fait figure à la fois d’autochtone et d’immigrée. Née sur les bords de l’Escaut d’un père britannique et d’une mère limbourgeoise, cette âme errante n’a cessé de déménager d’un quartier à l’autre de la cité flamande… Interview joyeusement décapante d’une amoureuse d’Anvers.

« J’ai vu le jour en 1976 dans une maternité aujourd’hui con-vertie en maison de repos. Qui sait ? J’aurai peut-être l’occasion de terminer ma vie où je l’ai commencée ! « , lance Rachel Agnew (*) avec un humour grinçant. Pour l’heure, l’artiste – qui a remporté le Prix du public lors du lancement de la Canvascollectie, en 2008 ( NDLR : devenue la Canvascollectie/ Collection RTBF en 2010) – a pris ses quartiers dans une paisible ruelle de Borgerhout où les façades ponctuées de corbeilles de pétunias et les nombreuses affiches de la campagne antiracisme  » Zonder Haat Straat « ,  » Rue sans haine « , annoncent une population accueillante. Maman d’une toute petite Alice, elle vient de passer plusieurs nuits sans dormir plus d’une heure et demie d’affilée… ce qui ne l’empêchera pourtant pas de tenir un discours parfaitement cohérent, quoique passablement critique vis-à-vis de ses concitoyens. Mais n’est-ce pas là un trait typiquement anversois ?

Vous êtes née à Anvers, mais vos origines sont multiples…

Ma grand-mère paternelle était une Rom, mon grand-père un Pikey, une sorte de nomade aux racines irlandaises. Un beau jour, mon père est arrivé en Belgique, où il est tombé éperdument amoureux de ma mère, d’origine limbourgeoise… et comme c’était un grand romantique, il s’est fixé ici, tout en râlant ferme contre  » ce petit pays de merde « . Quand j’étais enfant, il partait parfois travailler à l’étranger pendant plusieurs mois. Lorsqu’il revenait d’Abu Dhabi ou d’ailleurs avec la peau complètement tannée, je ne le reconnaissais plus et je me mettais à pleurer en le voyant. Petite, je parlais une sorte de sabir : le  » gibberish « , comme il disait. Nous vivions à l’époque dans un immeuble, à Berchem, dont les garages étaient mon principal terrain de jeu. Ce ne sont pas de très bons souvenirs. De façon générale, je n’ai pas aimé être enfant : j’ai toujours eu hâte de grandir. J’ai particulièrement détesté aller à l’école chez les bonnes s£urs, cette mentalité étriquée… Par la suite, j’ai basculé vers des humanités artistiques qui me convenaient beaucoup mieux : tout comme mon frère Alexi (NDLR : l’humoriste Alex Agnew), j’ai hérité du don de ma mère pour le dessin. Mon père, lui, est un excellent chanteur, et nous avons donc grandi en musique dans notre drôle de famille. J’ai passé mon enfance à dessiner les images qui se pressaient sans cesse dans ma tête – il paraît que c’est plus fréquent chez les migraineux et les épileptiques, comme s’ils utilisaient leur cerveau de manière différente – ce qui m’a valu pas mal de regards en coin de la part de mes institutrices. À 17 ans, j’ai quitté la maison : j’avais eu mon compte.

Le début de l’errance…

Je crois qu’en moyenne, j’ai dû déménager tous les deux ans. J’ai fait pratiquement tous les quartiers d’Anvers : le Zuid, les environs de la gare, plusieurs adresses à Borgerhout et même la Frankrijklei, où j’étais entourée de vieilles dames très comme il faut et tellement sourdes qu’elles ne se plaignaient jamais que ma musique allait trop fort !

Pourquoi ? J’y ai ma famille et mes amis… et puis je suis un vrai rat des villes. Je ne me verrais vraiment pas vivre à la campagne, ni dans les banlieues… Je suis quelqu’un qui ne tient pas en place, qui a besoin de bouger, de découvrir. L’avantage d’Anvers, c’est que c’est une vraie ville sans être une métropole : Bruxelles est trop grande pour moi et Gand trop petite – je m’y ennuierais, même si j’aime beaucoup le SMAK (NDLR : le musée gantois d’art contemporain). Anvers, c’est un peu un agglomérat de villages où tous ceux qui fréquentent les mêmes sphères se connaissent et se retrouvent dans les mêmes cafés, où l’ouverture d’une nouvelle adresse attire encore les foules… Bref, une ville à taille humaine, mais sans être trop provinciale grâce à la proximité du port. J’aime beaucoup les quartiers comme celui de la gare, qui draine toutes les classes de la population, riches et pauvres, d’ici ou d’ailleurs : moi qui adore préparer des plats découverts au bout du monde, je me plaisais bien à l’Offerandestraat, où on trouve des piments forts et des épices de toutes sortes pour quelques centimes.

D’autres critiques ?

Tous les bons bars-spectacles ont disparu : le Bar Mondial, Venue 219… J’ai longtemps travaillé au Cartoons Café (NDLR : devenu par la suite le Kladderadatsch), mais aujourd’hui, la vie nocturne s’effondre complètement à cause des normes acoustiques. Le bruit fait pourtant partie intégrante de la vie en ville, en particulier dans les quartiers où on sort, les gens qui s’y installent devraient le savoir. Même les cafés sympas qui existent encore sont souvent rénovés dans un style minimaliste, aseptisé, avec des sièges inconfortables et une lumière froide qui donne une sale tête. Après avoir passé toute la journée devant l’ordi, je n’ai pas envie de retrouver la même atmosphère froide en soirée : je veux de la chaleur, de l’ambiance, des rires ! Je me souviens aussi du Scheld’Apen, un ancien squat où j’ai passé bien des week-ends. Tous mes amis y allaient… mais nous avons vieilli et une nouvelle génération a pris notre place.

Anvers est-elle une ville sûre ?

Oui, certainement lorsqu’on la compare à d’autres villes à l’étranger – mais tout dépend évidemment de ce que vous entendez par sûre ! Il y a bien quelques junkies aux alentours de la gare, mais ils fichent généralement la paix aux habitants. Cela dit, je n’ai pas non plus l’air d’une petite bourgeoise qui n’a rien à faire là et dont la peur se lit sur le visage… Par contre, me faire poursuivre par les hommes, ça m’est arrivé aussi bien à Borgerhout qu’à l’Offerandestraat ou chez les yuppies du Zuid. Assez paradoxalement, c’est dans le quartier du port que j’ai le moins rencontré ce genre de problème, alors que j’y vivais littéralement entre les peepshows et les putes. J’ai aussi eu l’occasion de faire personnellement l’expérience du côté un peu raciste de la ville, car avec ma peau très basanée en été, on me prend parfois pour une Marocaine… Quand je sortais en rue avec mon ex, qui avait des origines portugaises et macanaises, nous nous faisions aussi continuellement interpeler par la police pour des broutilles comme une ampoule de vélo cassée. Depuis que j’ai un compagnon au type aryen, ils me fichent une paix royale, la différence est vraiment frappante !

Y a-t-il aussi eu des évolutions positives ces dernières années ?

La ville est devenue beaucoup plus propre, les bas-quartiers ont été réhabilités et il y a davantage de poubelles et de pistes cyclables, ce qui draine également plus de promeneurs avec des enfants. Le parc du Spoor Noord incite aussi les habitants à sortir de chez eux et attire même un public extérieur au quartier… même si en fait de parc, ce n’est guère plus qu’une pelouse ! Oui, je sais que j’ai un peu tendance à voir le verre à moitié vide… je ne doute pas que ces projets partent d’une bonne intention, mais pour moi, leur réalisation laisse souvent à désirer.  » ‘t Stad is van iedereen « ,  » La ville est à tout le monde « , est évidemment un excellent slogan, mais dans la pratique, il n’y a généralement pas l’ombre d’un allochtone aux manifestations multiculturelles. Prenez le festival De Zomer van Antwerpen : en soi, c’est une belle idée, mais on y voit toujours le même public de grands ados et de familles alternatives qui y traînent leurs bambins en vêtements certifiés écologiques. Cela dit, tout à fait franchement, je ne sais pas non plus comment il faudrait s’y prendre pour toucher les allochtones. Continuer à dialoguer, probablement… Mais en tout cas, l’approche actuelle,  » regardez, nous faisons le premier pas « , me semble souvent trop paternaliste, alors même qu’une bonne partie de la population visée est née en Belgique ou vit et travaille ici depuis des années. Acceptez ces gens de janvier à décembre, pas juste le temps d’une fête !

Anvers est-elle pour vous une source d’inspiration ?

Pas de façon directe. Il m’est bien arrivé de peindre la Sinksenfoor (NDLR : la grande foire annuelle d’Anvers), l’un de ces événements qui attirent un public de tout poil, mais plutôt comme une métaphore de la grande kermesse de la vie. Mes tableaux reflètent surtout mon moi intérieur, le fonctionnement de l’esprit humain, les relations interpersonnelles, l’impact de la technologie sur l’homme… et la ville en est le contexte, mais pas la thématique en soi.

Anvers est-elle une ville dynamique sur le plan culturel ?

Pour le coup, je ne me plains pas ! L’excellente réputation de l’Académie des beaux-arts attire de nombreux artistes, et je me suis moi-même complètement épanouie à Sint-Lucas. Après mes humanités artistiques, j’ai failli mal tourner : sous l’influence d’une relation néfaste, je me suis embourbée dans mon job d’étudiante… et puis un beau jour, j’ai pris mon courage à deux mains. Une bourse m’a permis de commencer une formation d’illustratrice à Sint-Lucas. Cela m’a donné un énorme coup de fouet, car j’avais bien conscience que c’était ma dernière chance. Heureusement, je suis tombée sur des profs formidables, qui m’ont vraiment apporté tout le soutien dont j’avais besoin ; j’ai obtenu mon diplôme en 2002 avec Rachel against the machine, un livre et une chanson qui ont en quelque sorte été à la base de toute mon £uvre ultérieure. J’ai ensuite accepté un poste de directrice artistique dans une agence de pub – la pire décision de ma vie ! J’avais l’impression de vendre mon âme au diable. Quand cette page s’est tournée, j’ai commencé à peindre… et je n’ai plus jamais arrêté. Le Prix du public de la Canvascollectie est arrivé à point nommé : grâce à l’attention des médias et des collectionneurs, j’ai eu l’occasion de vendre davantage, de donner cours, d’aller en résidence à l’étranger. Je suis toutefois toujours restée fidèle à Base Alpha, une excellente galerie installée à Borgerhout qui a déjà donné une chance à bien des jeunes artistes. Les nocturnes du jeudi soir dans les galeries anversoises aussi sont une excellente initiative, et même si la qualité est assez inégale, il y a toujours quelque chose qui en vaut la peine. Par contre, il est vrai que ce sont souvent les mêmes noms qui exposent. Le monde artistique reste aussi très majoritairement une affaire de Blancs : dans l’ensemble, il n’y a pour ainsi dire jamais de personnes de couleur aux vernissages. Et puis il y a évidemment le MuHKA (NDLR : le musée anversois d’art contemporain), qui expose vraiment la crème de la crème.

Vous êtes maman depuis peu. Anvers, est-ce le cadre idéal pour élever un enfant ?

Mais oui : on y trouve tout ! Cette maison avec cour est une bénédiction. Au train où vont les choses, je ferais peut-être bien de commencer déjà à chercher une place en maternelle pour Alice, mais je n’en suis pas encore là. Je ne tiens d’ailleurs pas à l’inscrire dans une école huppée : j’espère surtout qu’elle se retrouvera dans une classe mixte, avec des enfants de partout. Si Anvers est une ville saine ? J’imagine que l’air n’y est ni plus, ni moins pur qu’ailleurs…

(*) www.rachelagnew.com

PAR LINDA ASSELBERGS

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content