Barbara Witkowska Journaliste

Galuchat, croco, autruche, antilope et peau d’éléphant… L’artisan designer parisien transforme ces matières nobles et rares en accessoires admirables. Et perpétue l’extraordinaire aventure de la maroquinerie haut de gamme de jadis.

Carnet d’adresses en page 97.

Serge Amoruso n’a rien à cacher. On l’aperçoit de la rue, penché sur sa table de travail, à travers les grandes baies vitrées de son atelier-boutique. On pousse la porte. A l’intérieur, l’ambiance est double. On a l’impression de pénétrer dans une boutique haut de gamme où de très beaux sacs et bagages voisinent avec des accessoires raffinés, le tout admirablement exposé. En même temps, on est plongé dans l’ambiance studieuse d’un atelier. Deux artisans, très concentrés, poursuivent la réalisation, entièrement à la main, de leurs pièces. Les odeurs subtiles des cuirs de qualité flottent dans l’air. On se sent bien ici, dans cet univers rare où règne encore la passion du métier, le goût du beau et de la qualité. Serge Amoruso est comblé, car il a enfin réalisé, à force de patience et d’obstination, son vieux rêve.

Dans ses veines coule le sang italien. Son père, ébéniste, est né dans les Pouilles, sa mère est d’origine vénitienne. Serge grandit à Paris, dans le Quartier Latin, en face de l’église Saint-Séverin, très précisément. Dans ses souvenirs d’enfance se mêlent, pêle-mêle, la beauté des vieilles pierres, les odeurs d’un quartier unique au monde et les parfums des bois nobles. Fasciné par l’Egypte, il rêve de devenir archéologue. Mais, à 16 ans, il découvre l’Italie, en voyageant tout seul en train. C’est un bonheur de connaître, très tôt, la Péninsule et ses siècles d’histoire. Dans une petite église à Rome, il découvre le Moïse de Michel-Ange. L’image se grave dans son esprit à jamais. Il y a tant de beauté, tant de force et tant de richesse…

Serge Amoruso ambitionne alors d’atteindre la même perfection et le beau absolu dans des objets qui racontent une histoire, objets sculptés dans du cuir. Sa noblesse et sa sensualité, il les apprécie depuis longtemps. A l’âge de 8 ans, il a même tenté un exercice de style singulier, en taillant un parachute dans une jupe de cuir de sa mère… Direction, donc, l’école du cuir, à la Chambre de commerce et d’Industrie à Paris. Son objectif est bien arrêté : il va travailler chez Hermès. Ce sera le cas. Il intègre l’atelier des malles, puis celui des articles de bureau.  » Je suis un gourmand, souligne Serge Amoruso. J’ai le sens des contacts avec les gens. J’ai eu la chance de travailler avec un vieil artisan, employé chez Hermès depuis l’âge de 14 ans. Il m’a donné beaucoup. En même temps, je ne voulais pas m’enfermer. Au bout de sept ans, j’ai décidé de quitter la maison.  »

Libre, Serge Amoruso se retrouve à la croisée des chemins, hésite entre plusieurs directions. Il tâtonne. La musique ? Il joue de la guitare depuis toujours. L’aïkido ? Il pratique assidûment cet art martial (découvert lors d’un voyage au Japon) depuis des années et même l’enseigne. Réflexion faite, c’est la maroquinerie qui le motive le plus. Alors, il se lance dans une nouvelle expérience, celle de l’enseignement. Durant dix ans, il anime un atelier de cuir pour les adolescents en difficulté. Il évoque avec beaucoup de tendresse cette période riche en échanges et en partages. L’enseignement lui laisse du temps pour voyager. Occasion rêvée pour découvrir des horizons nouveaux, se familiariser avec d’autres cultures, celles du Japon ou d’Inde, par exemple, ou encore relever des défis audacieux, telle cette traversée du Zanskar, trois semaines de marche à plus de 5 000 mètres d’altitude, en pistant des monastères du IIe siècle.

Il y a dix ans, Serge Amoruso se sent mûr et prêt à devenir son propre maître et à réaliser enfin ce rêve, lové depuis si longtemps dans son esprit.  » Cette idée de boutique-atelier dans le Marais à Paris ne date pas d’hier, raconte-t-il. Aujourd’hui, tout est standardisé. Mon but était inverse. Je voulais créer et réaliser des pièces vraiment uniques, sur mesure. Il était donc indispensable de travailler en vitrine. Mes objets ont un prix. Il faut le justifier. Si on se montre, si on se met en scène, les clients comprennent mieux. Il va de soi que j’ai pris beaucoup de risques. Mais je suis allé au bout de mes idées, car j’accepte un échec, mais pas un regret.  » Serge Amoruso a vu juste. Nombreux sont ceux qui, lassés par la quantité et la rotation de nouveautés tendance et jetables, plébiscitées par la terre entière, aspirent à une qualité certaine, indémodable et intemporelle. Le succès de son  » concept  » a été tel, qu’il l’a amené à ouvrir une seconde enseigne, Rive Gauche. Dans cette boutique-vitrine, on trouve toute la collection de base, sacs, bagages et maroquinerie. Les formes sont classiques. Ce qui compte c’est le confort, l’élégance, la pureté des lignes, le sens du détail et l’exécution effectuée entièrement à la main. Les matériaux sont superbes, il y a du veau gras, à l’aspect mat ou brillant, du croco, de l’autruche ainsi que deux matériaux exceptionnels, le galuchat et, tout récemment, la peau d’éléphant.

Le galuchat (ou la peau de raie) était très apprécié par les grands décorateurs des années 1920 et 1930 qui en recouvraient des meubles ou des objets précieux. C’est une peau dure et très rigide. Avec la complicité d’un artisan surdoué, Serge Amoruso est parvenu a obtenir un tannage très souple, permettant de coudre le galuchat à la main. Le résultat est de toute beauté, avec ce côté minéral très mystérieux, qui évoque des pierres. Aujourd’hui, Serge Amoruso s’emballe pour la peau d’éléphant.  » Elle a été remise sur le marché il y a un an, j’ai été le premier à l’utiliser, explique-t-il. En Afrique du Sud, il y a trop d’éléphants, on est obligé de réguler leur nombre. Bien entendu, il y a une grande traçabilité dans ce domaine.  » La peau d’éléphant est extraordinaire. Teintée en noir ou en marron, elle a une surface grainée, irrégulière, un peu lunaire. Il en émane une grande force et beaucoup de profondeur.  » Je suis très sensible aux matériaux classiques et je tiens à préserver les techniques anciennes. Cela dit, j’aime détourner les choses, les enrichir, les améliorer, y intégrer des matériaux contemporains, comme, par exemple, le titane, l’aluminium ou encore la fibre de carbone.  » Trempée dans une fine couche de résine pour la rendre souple, la fibre de carbone est transformée en porte-documents bien masculins et aussi en ravissantes pochettes du soir.

Dans le chapitre du sur-mesure, Serge Amoruso relève tous les défis : il peut gainer de croco une trottinette ou habiller d’autruche un pommeau de levier de vitesse. Il vient de recouvrir d’une mosaïque de galuchat l’intérieur d’un ascenseur du tout nouveau Port Palace Hotel à Monaco. Le dernier chef-d’£uvre ? Une cave à cigares en palissandre, acajou et galuchat, ornée d’une perle noire de Tahiti, d’un éclat de météorite et d’incrustations d’ivoire fossilisé de mammouth. Curieusement, en admirant et en palpant ces objets magnifiques et précieux, on hésite à utiliser le mot luxe, trop galvaudé, vidé aujourd’hui de toute sa substance. On est en face d’un artisanat d’antan, auquel Serge Amoruso a rendu toutes ses lettres de noblesse.

Barbara Witkowska

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