Ses défilés ressemblent davantage à un ensemble de tableaux de couleurs qu’à une succession de silhouettes ajustées. Après la femme, l’enfant, la décoration, le dernier objet de la convoitise d’Agatha Ruiz de la Prada est l’homme que, depuis quatre saisons, la styliste espagnole  » agathise  » de la tête au pied. Rencontre avec cette Madrilène très solaire à l’insatiable créativité.

Carnet d’adresses page 130.

E lle aime que ses défilés tournent autour d’elle comme les planètes tournent autour du soleil.  » Agatha, Agatha, Agatha « , martelait la musique de son dernier catwalk automne-hiver 05-06 pour la femme, en février dernier, à Milan. Quelques mois auparavant, en septembre, à Barcelone, c’est autour de 20 hommes  » agathisés « , selon son expression consacrée, qu’Agatha Ruiz de la Prada est apparue, rayonnante, après avoir présenté sa collection masculine printemps-été 2005. Une collection tonique et colorée mais aussi très virile pour un homme informel et désinhibé, tel que l’envisage la Madrilène. Chez Agatha Ruiz de la Prada, le soleil a rendez-vous avec la Lune, et la Lune avec les étoiles, ses marques de fabrique qui reviennent inlassablement à chaque saison. Un univers qu’on qualifierait volontiers d’enfantin ou plutôt de ludique, mais qu’Agatha préfère attribuer à une vision picturale de la mode. Si elle n’avait pas été styliste, Agatha Ruiz de la Prada aurait été peintre. Cette Madrilène de 44 ans a horreur du noir comme d’autres ont horreur du vide.  » En mode, c’est la dictature du noir « , regrette-t-elle. D’ailleurs, celle qui se définit elle-même comme une  » créatrice de mode graphique  » distille de la couleur partout, aussi bien sur des objets de décoration, du linge de maison que des brosses à dents, des CD, des bougies. Rien n’échappe au crayon de la styliste qui aime à apposer gros c£urs, étoiles, lunes et pois géants sur tout ce qu’elle voit. Dernier objet de sa convoitise artistique donc : l’homme qu’elle habille depuis quatre saisons. Pour lui, elle imagine des cravates colorées et étoilées, portées en superposition, des costumes qui mélangent le rose, l’orange et le jaune assortis à d’énormes chapeaux. Elle lui dessine aussi de grandes étoiles ou lunes sur les pull-overs et s’autorise les petits c£urs uniquement sur les ceintures. Dans une mise en scène ensoleillée, où des chaises longues jalonnent le podium, ses hommes défilent sur la pasarela Gaudi en maillots de bain de couleur et en combi shorts d’inspiration très seventies. C’est habillée en total look Agatha Ruiz de la Prada û la jupe orange d’il y a trois ans, le sweat-shirt à capuche mauve de la saison dernière et les collants marron, trop sombres à son goût û, que la créatrice espagnole, directe et spontanée, nous accueille, dans sa boutique du VIe arrondissement à Paris. Pour une interview un brin chaotique, entrecoupée de conversations en espagnol avec son attachée de presse, Agathe, qu’elle connaît depuis vingt ans, de coups de téléphone et d’allers et venues dans le minuscule bureau de la rue Guénegaud. Rencontre avec cette Madrilène très solaire, aussi chaleureuse et généreuse que les gros c£urs qu’elle parsème sur ses vêtements.

Weekend Le Vif/L’Express : Après la femme, l’enfant, la papeterie, la décoration, vous vous êtes attaquée à l’homme… Rien ne vous arrête donc ?

Agatha Ruiz de la Prada : Cela faisait très longtemps que je voulais créer pour l’homme. Je le faisais pour mes frères, pour des amis, mais pas de manière professionnelle. Je voulais d’abord maîtriser la femme avant de passer à l’homme… Au début, nous étions une équipe de femmes et, au fur et à mesure, le groupe s’est masculinisé. Or, les messieurs de mon équipe voulaient porter de l’Agatha Ruiz de la Prada. Ils piochaient un peu dans le vestiaire féminin mais je n’aime pas ça, alors je me suis mise à faire de l’homme.

Pourquoi avoir choisi de défiler à Barcelone ?

J’ai davantage de clients à Barcelone qu’à Madrid. A Madrid, j’ai gardé la femme que je fais défiler depuis 1981 et je fais défiler l’homme à Barcelone depuis quatre saisons. J’ai aussi un défilé femme, plus sophistiquée, à Milan et un défilé enfants à Florence. Mais saluer le public avec 20 hommes  » agathisés « , c’est une expérience énorme.

L’homme est-il un marché porteur pour votre marque ?

Ce qui marche le plus, c’est la collection de cravates. Je pense que le marché de l’homme est plus facile. L’homme n’est pas compliqué, s’il aime une chemise, il en achète dix. Il est plus généreux, plus sûr de lui-même dans sa manière de consommer.

Un homme que vous avez décidé d’habiller avec une belle palette de couleurs, comme la femme…

L’homme a autant besoin de couleurs que la femme. C’est sûr, celui qui porte des costumes gris n’est pas mon créneau. Mais je suis convaincue qu’il y a une génération de jeunes hommes qui ont envie de couleurs. Cette collection est très Agatha mais transposée au masculin. J’utilise les mêmes couleurs que pour les femmes. J’adore les costumes vert clair, orange et mélanger les teintes, je n’aime pas beaucoup la mono couleur. Pour l’homme, j’utilise aussi les étoiles, les lunes mais pas les c£urs ou, exceptionnellement, sur les boucles de ceinture.

Cet amour des couleurs, c’est typiquement madrilène ?

Non, justement, tout le monde croit que Madrid, c’est coloré mais, à Madrid, les gens sont très classiques, très frileux. En réalité à Madrid, avec mes couleurs, je suis une exception. Au départ, les Espagnols, qui n’osaient pas adopter la couleur, ont acheté mes vêtements pour enfants. Ce qu’ils n’osaient pas arborer eux-mêmes, ils le faisaient porter à leurs enfants. C’est comme cela que je me suis fait connaître. ( Première interruption : le téléphone sonne. Agatha décroche et se lance dans une conversation en espagnol.)

La vision qu’on a de Madrid, c’est à travers les films d’Almodovar. Vous sentez-vous proche de l’univers du réalisateur espagnol ?

J’aime Pedro Almodovar, je le connais depuis vingt-cinq ans. C’est sûr, les appartements qu’il montre dans ses films sont toujours très colorés et kitsch… mais cette obsession du sexe, ce n’est pas du tout mon truc.

On retrouve un peu de Paul Smith dans votre collection homme…

C’est un des créateurs que j’apprécie énormément et j’aimerais beaucoup le rencontrer. Dans la mode, on croise des gens un peu frivoles, mais lui me semble une exception. Je sens qu’il y a chez lui une réflexion. J’aime beaucoup ce qu’il fait car c’est très masculin et très personnel.

On dirait que dans vos défilés le tableau d’ensemble importe autant, voire plus que le vêtement ?

J’adore la mise en scène. La mode, selon moi, est très importante pour sa partie spectacle. J’apprécie aussi qu’il y ait une unité entre mes défilés. Pas le même décor mais le même esprit. De la même façon, j’aime qu’il y ait une unité entre les défilés et les vitrines des boutiques et entre les défilés et les nombreux salons auxquels je participe comme  » Interieur  » en Belgique, par exemple, où j’ai présenté des objets de décoration. Le monde de la mode est, selon moi, trop focalisé sur les défilés.

Ce choix de la couleur vous démarque des autres créateurs…

Il y a, en mode, une dictature du noir ; toutes les journalistes de mode sont habillées en noir. Ce n’est pas la vie. La mode est dictatoriale et manque de liberté. En Inde, tout le monde est vêtu de couleur. Nous avons besoin de couleur. Chez moi, ma maison est colorée, du sol au plafond. Je porte de la couleur et je fais des défilés acidulés. ( Deuxième interruption : Agatha salue un ami espagnol qui débarque, sans prévenir, dans le bureau.)

Mais ça vous vient d’où alors ce besoin de couleur si ce n’est pas typiquement espagnol ?

Mon père, qui était collectionneur d’art contemporain, m’a initiée à la peinture. Petite, je connaissais tous les peintres. Je voulais d’ailleurs devenir peintre, c’est pour cela que j’envisage mon métier comme une styliste graphique. J’aime le côté pictural de la mode plus que le côté ajusté. Je m’intéresse davantage à l’intérieur de l’âme qu’au corps de la femme. Je trouve qu’il y a, dans le milieu de la mode, une obsession avec le corps.

Quelles sont les matières que vous utilisez le plus pour l’homme ?

Cet été, les costumes sont en coton et lin, les combishorts sont en lycra. Pour l’hiver, j’ai davantage recours à du velours. J’utilise le plus possible des matières naturelles mais quelquefois j’opte pour des matières technologiques.

Ces étoiles, ces lunes, ces c£urs, est-ce une manière de ne jamais couper avec l’enfance ?

Vous savez, on disait de Miro que c’était un peintre qui travaillait comme un enfant mais, en fait, sa peinture était très évoluée. Plus que celle de Picasso même. Elle était en relation avec des choses plus conceptuelles.

Agatha Ruiz de la Prada est une marque très prolixe…

A Madrid, nous avons plus de 20 000 références, c’est énorme, impossible de tout montrer dans la boutique parisienne. Il nous faudrait plus de 1 000 m2. L’idée, ce serait de faire un select-store de notre magasin parisien, un peu à la Colette, avec la brosse à dents Agatha Ruiz de la Prada, la poupée Agatha Ruiz de la Prada et jouer sur l’exclusivité en proposant un accessoire ou un objet de décoration Agatha Ruiz de la Prada un mois avant sa sortie. Nous y réfléchissons, ce sera mis en place très prochainement. ( Agatha fouille dans son sac à main (étoilé) pour en extraire un baume pour les lèvres de sa marque.)

Avez-vous encore d’autres projets ?

L’ouverture d’un magasin à New York aussi. Après celui de Madrid, de Paris, de Milan et de Porto, celui de New York est important pour nous car c’est une vitrine de notre collection, une manière pour nous de nous faire connaître. On me propose aussi maintenant de faire des housses de voiture mais bueno, il faut savoir s’arrêter… ( Agatha montre à Agathe, son attachée de presse, l’exemplaire de Weekend Le Vif/L’Express qu’elle feuillette nerveusement et s’émerveille devant les yeux vairons du chat figurant dans la production mode :  » Mira el gato, increible  » –  » Regarde le chat, incroyable « -).

Avec tout cela, avez-vous le temps de vous poser ?

Je vis dans les avions mais ma résidence principale est à Madrid. J’adore Madrid et plus je m’en éloigne, plus je l’aime. Nous nous y retrouvons pour les vacances avec mes enfants, Tristan, 17 ans, et Cosima, 14 ans, qui sont en pension en Angleterre.

A l’avenir, aimeriez-vous vous consacrer uniquement à la peinture ?

J’aimerais peindre, oui, mais j’adore la mode et je ne la laisserai pas tomber.

Agnès Trémoulet

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