Eloge de l’imperfection, prééminence absolue du kawaii, imaginaire fantasmé : la féminité au pays du Soleil-Levant reste hypnotisante et se révèle plus complexe que les clichés. Explications.

Les visages peints en blanc et les coiffures fleuries des geishas, les allures manga-lolitesques des Sailor Moon, les Harajuku Girls et leurs cheveux aux couleurs hallucinogènes… En Occident, on contemple la beauté japonaise à travers un kaléidoscope de clichés qui occultent une réalité plus simple : malgré notre monde ultraconnecté, l’Extrême-Orient – du moins en ce qui concerne le  » beau  » – reste un mystère à nos yeux. D’autant que la philosophie qui sous-tend l’esthétique nippone se révèle en perpétuelle évolution. Certes, dans nos contrées, les produits  » made in Japan  » ont du succès, comme ceux de Shiseido ou Shu Uemura, et de marques plus confidentielles, comme Uka, qui produit des huiles pour ongles ultraraffinées. Les maisons européennes s’inspirent par ailleurs des textures et des goûts de ce lointain territoire pour concocter de nouveaux produits, comme Chanel, par exemple. Nous sommes régulièrement bombardés de descriptions minutieuses des rituels asiatiques. Mais il ne s’agit que de la pointe de l’iceberg du goût (de l’obsession, même) de ces Asiatiques pour l’industrie cosmétique :  » Les femmes dépensent beaucoup plus d’argent au rayon cosmétiques que dans le reste du monde. En moyenne, elles utilisent sept produits pour la peau chaque jour, et autant pour le maquillage. Elles emploient même un terme pour se reconnaître entre elles : « beauty maniacs » « , explique la maquilleuse Noriko Okubo. Mais il ne s’agit pas d’un simple surconsumérisme.  » Un vieil adage dit que le coeur est le deuxième cerveau et la peau le troisième. Il résume parfaitement l’importance de la beauté dans notre société « , explique Toru Sakura, membre de l’équipe de recherche scientifique pour Shiseido. En d’autres mots, là-bas, l’identité – individuelle et collective – se construit à travers les choix esthétiques.

Les crèmes, le maquillage et les teintures de cheveux ne sont que des atouts pour la fabrication d’une féminité qui, à son tour, définit le rôle des femmes face aux hommes dans une société où les codes de genre restent rigides. Mais, si en Europe et en Amérique rien n’est plus féminin qu’une femme forte, ouvertement sensuelle et physiquement  » parfaite « , les priorités sont différentes à l’autre bout de la planète. La délicatesse, la grâce et la douceur y sont, typiquement, les qualités auxquelles les filles aspirent. Pour elles, la perfection n’est pas le Graal à atteindre. L’esthétique wabi-sabi prône tout ce qui est imparfait, impermanent et incomplet.  » Je trouve la perfection moche. Dans les créations des hommes, je veux voir des cicatrices, des échecs, du désordre, des déformations  » : ces mots du créateur Yohji Yamamoto incarnent parfaitement la pensée de sa nation. Il ne s’agit pas seulement d’un idéal physique, mais de l’incarnation d’une émotion.

APPARENTE FRAGILITÉ

 » Kawaii !  » Ce mot, répété sans cesse et avec enthousiasme par les jeunes Tokyoïtes, constitue l’un des principaux concepts de cette population exportés à travers le monde. Pourtant, cette expression prend un sens qui va bien au-delà des dessins de Pikachu, des chevelures arc-en-ciel de Mon petit poney ou des minijupes évasées pastel portées par les teenagers faisant du shopping à Shibuya. Souvent traduit par  » mignon  » ou  » adorable « , le terme apparaît pour la première fois dans Le Dit du Genji, oeuvre littéraire du XIe siècle, en référence à ceux qui  » inspirent la pitié « . A travers les siècles, sa signification évolue et  » kawaii  » devient un adjectif qui se traduit par  » visage rougissant d’embarras « . Progressivement, il est associé aux femmes et à leur docilité. Dans son livre Kawaii Shokogun (Le syndrome kawaii), le sociologue Soichi Masubuchi explique que le goût du raffinement dansl’Archipel est remplacé, depuis les années 60, par un culte voué à tout ce qui est mignon. Selon Noriko Okubo,  » kawaii est un mot magique qui englobe toutes les qualités désirables chez ses compatriotes. Pour être attrayante aux yeux d’un homme, une fille doit être kawaii. En étant mignonne, délicate et douce, elle donne l’impression d’être fragile et d’avoir besoin d’une protection masculine. Même si cette fragilité n’est qu’illusoire !  » D’où le blush kabuki rose bonbon, le lip gloss couleur cerise – même si les ventes de rouges à lèvres fuchsia et corail augmentent, seules quelques intrépides ultramodernes osent le bordeaux ou le pourpre – ou le trait d’eye-liner tiré vers le bas.  » Souvent, les filles associent le liner à un fard à paupières couleur perle qu’elles appliquent sur la partie inférieure de la paupière. Cela donne un reflet semblable à celui d’une larme qui leur confère un air de vulnérabilité très kawaii « , ajoute Noriko. Et ces détails ne se limitent pas à une mode : ils imprègnent toutes les classes de la société, même chez les quadragénaires. Une businesswoman forte, par exemple, peut associer un teint nude avec un lip gloss transparent, trace visible d’une douceur  » cute « . Bien sûr, le kawaii va jusqu’au packaging : dans les drugstores qui se trouvent à chaque coin de rue à Tokyo, des amas de masques, shampooings, faux cils et boissons au collagène – aussi populaires que des milkshakes dans ce pays – sont décorés de dessins des Sailor Moon, de Doraemon ou de Mickey Mouse. Un gimmick infaillible pour fidéliser une clientèle déjà accro. D’ailleurs, plusieurs émissions de téléréalité mettent en scène des jeunes filles qui doivent réapprendre à se présenter sans maquillage devant les garçons, qui souvent les encouragent aux cris de  » kawaii « .

COPIES NON CONFORMES

Si les différences sémiotiques de la beauté entre le Japon et l’Europe sont indéniables, les Nippones restent fascinées par nos looks. Cet envoûtement n’est pas exclusif à l’industrie du soin – il suffit de mettre un nom en français sur un tee-shirt, un gâteau ou un lave-vaisselle pour que ses ventes se multiplient -, et il n’est pas récent. La preuve ? Quelques années après avoir fondé la compagnie Shiseido, en 1872, Arinobu Fukuhara voyage aux Etats-Unis et rapporte un soda-fountain. La boutique du quartier de Ginza devient alors l’endroit le plus à la mode de Tokyo. Et les influences de chez nous sont dès lors la marque de fabrique de la maison, qui ne cesse de grandir. Aujourd’hui, Shiseido est le plus grand groupe de beauté du pays, avec vingt marques et des supermarchés dans presque toutes les villes.  » Même si notre philosophie reste très japonaise, presque confucéenne – « Shiseido » veut dire « éloge des vertus de la terre qui nourrissent la vie » -, nos produits sont au croisement des valeurs de ces deux parties du globe, ce que les clients apprécient aussi bien à Paris qu’à Tokyo « , raconte Fukuko Kadowaki, du département marketing du label, qui estime que les Japonaises aiment tout ce qui est européen parce que c’est exotique et rare. Tout comme nous sommes attirées par ce qui est oriental. La différence est que les filles de là-bas essaient d’occidentaliser leurs traits :  » Elles mettent des stickers sur leurs paupières pour dilater leurs yeux, colorent leurs cheveux, toutes sans exception, et – même si la chirurgie esthétique n’est pas vraiment répandue – arrivent parfois jusqu’à opter pour agrandir leur nez.  » Des gestes associés à ceux qui sont spécifiquement asiatiques, comme l’application systématique de protection solaire et l’utilisation de crèmes blanchissantes afin de ne pas bronzer, ou les orthodonties destinées à tordre les dents, paradigme ultime du wabi-sabi et du kawaii. De leur côté, nombre d’entre nous passent aussi sous un filtre nippon. Sur les campagnes de la ligne de produits blanchisseurs Blanc de Perle de Guerlain qui décorent les murs du grand magasin Mitsukoshi, une Natalia Vodianova méconnaissable troque son look  » terracotté  » et sensuel contre un teint de lis, des lèvres maquillées au gloss et des yeux scintillants et malicieux aux proportions manga. Une image globalisée, mêlant tradition et lubie du kawaii.

PAR MARTA REPRESA

 » Je trouve la perfection moche. Dans les créations des hommes, je veux voir des cicatrices, des échecs, du désordre, des déformations.  »

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