Elle est parmi les plus chères du marché. Elle n’a jamais bénéficié de la moindre campagne publicitaire. Et pourtant, la Crème de la Mer connaît un succès extraordinaire… aux quatre coins du monde. Voici comment et pourquoi.

 » Max était un excellent ami, confie la comtesse Lucienne von Doz. Tous les mois, il m’envoyait quelques dizaines de pots de sa précieuse crème. A chaque fois, je lui demandais: « Mais Max, que dois-je en faire? » Il me répondait invariablement, avec son adorable accent: « Just sssschmier it all over ». Traduisez: appliquez-en simplement partout…

L’aristocrate est l’invitée d’honneur d’un dîner donné dans la Rainbow Room, au 65e étage du Rockefeller Center de New York, à l’occasion du lancement en Europe de la Crème de la Mer, créée dans les années 1950 par Max Huber et désormais commercialisée par le groupe Estée Lauder. Américaine de souche européenne, jadis mariée à un richissime comte autrichien, Lucienne von Doz fait partie de la jet-set dont les fêtes et les frasques font la Une du célèbre magazine life style  » Vanity Fair « . Elle tend le menton et se passe la main sur le cou.  » Regardez, clame-t-elle. J’ai 63 ans et je n’ai pas encore subi le moindre lifting.  » Adepte de la crème miracle depuis trente ans et paraissant remarquablement jeune pour son âge, la comtesse est devenue l’officieuse ambassadrice de la Crème de la Mer. Pour la remercier, le groupe Lauder, lui, ne manque pas de faire de généreux dons à la Singers Development Foundation, une fondation mise sur pied par von Doz pour contribuer financièrement à la formation et au perfectionnement de jeunes chanteurs d’opéra talentueux.

Excentricité, persévérance et glamour

L’histoire de la Crème de la Mer est un captivant mélange d’excentricité, de persévérance et de glamour. Rien d’étonnant d’ailleurs à ce que ce produit de beauté soit désormais commercialisé par le groupe Estée Lauder. Dans sa communication, cette multinationale américaine aime recourir aux récits féeriques. Et la saga familiale des Lauder, elle, ne se lit-elle pas comme un roman à suspense? En trois générations à peine, elle les a menés de la préparation de crèmes de beauté dans une arrière-cuisine à la vente de cosmétiques sur les cinq continents.

Au cours des dernières années, de rachats en acquisitions, le groupe Lauder s’est étendu au point de chapeauter désormais quinze marques. Leonard, le fils d’Estée et grand patron du groupe, souhaitait intégrer la Crème de la Mer dans le giron Lauder, depuis le milieu des années 1980. Il avait eu vent de la réputation de ce  » wonderful moisturizer « . Et il en adorait le nom. Seul problème: Max Huber, inventeur et propriétaire de la Crème de la Mer, ne voulait pas vendre. D’ailleurs, pourquoi l’aurait-il fait? Il en tirait un chiffre d’affaires annuel de plus de un million de dollars. Pas mal pour une micro-entreprise qu’il gérait avec la seule aide de sa fille! Pour pouvoir racheter la Crème de la Mer, Lauder a donc dû attendre 1996, quelques années après la mort de l’inventeur (en 1991).

Au début des années 1950, Max Huber était physicien à la Nasa quand il fut victime d’un grave accident de travail. Son visage fut entièrement brûlé et son état nécessita de multiples interventions médicales et plastiques. La Nasa lui accorda une pension anticipée. Les brûlures guérissèrent, mais les cicatrices subsistèrent.  » Les médecins lui ont dit qu’il était impossible de gommer des cicatrices aussi profondes, explique Joseph Gubernick, Senior Vice President Product Development Worldwide, un des hauts dirigeants d’Estée Lauder. Max Huber s’est donc mis lui-même en quête d’une solution. C’était un homme très original.  » Original et entêté.

En douze ans et 6 000 expériences, Max Huber met au point, dans son garage, la formule – toujours inchangée à l’heure actuelle – de la Crème de la Mer. Ecolo avant la lettre, il crée un produit ultracomplet, à base essentiellement d’algues, de vitamines et de sels minéraux. Mais le processus de production est encore plus important que les ingrédients. Max Huber est convaincu que la plupart des produits cosmétiques sont fabriqués à trop haute température, d’où une perte d’efficacité de leurs composants. Un peu comme les légumes que l’on cuit trop longtemps et qui perdent leur valeur nutritive. Il applique donc un processus éprouvé de biofermentation lente, qui dure près de quatre mois. Durant ce processus, le mélange est régulièrement exposé à des flashs lumineux et à des ondes sonores. Le résultat? Un onguent possédant des qualités hydratantes sans précédent, qui permet à Max Huber de guérir la peau de son visage. Peu avant sa mort, ses cicatrices avaient totalement disparu.

Max Huber commercialise son produit en 1965. La Crème de la Mer se constitue bien vite un cercle restreint de clientes privilégiées. Au fil de toutes ces années, elle n’a jamais bénéficié de la moindre publicité (une politique qu’Estée Lauder n’a pas l’intention de remettre en question). Malgré cette relative discrétion, elle devient un objet de culte. Dès les années 1980, elle est connue de tous…

Aucune société cosmétique ne parvient cependant à reproduire ou à imiter la Crème de la Mer.  » La liste des ingrédients était complètement farfelue  » poursuit Joseph Gubernick. En 1984, j’ai fait une proposition à Max Huber. Proposition qu’il a rejetée. C’est surtout sa fille qui ne voulait pas vendre. Elle voyait en nous les suppôts d’un satan impéraliste. Les Huber n’avaient pas besoin de nous. D’ailleurs, leurs affaires étaient excellentes et Max s’amusait comme un fou. Il faisait la Une des magazines people et était convié à tous les happenings mondains. « 

Du garage au laboratoire

Joseph Gubernick est toujours resté en contact avec les Huber, père et fille. A chacun de ses passages à Los Angeles, il les invitait à dîner. Au lendemain de la mort de Max, quand l’héritière s’est rendu compte qu’elle ne parviendrait pas à gérer seule la petite entreprise, elle a tout vendu à Estée Lauder.  » En échange de l’appréciable montant payé à la famille, nous avons mis la main sur une vague recette et sur quelques aquariums où croupissaient des algues, signale Joseph Gubernick. Il nous a fallu 18 mois pour reformuler l’incomparable crème. Nous avons vidé le garage préfabriqué des Huber et avons tout transféré dans notre laboratoire, afin d’y recréer exactement les mêmes conditions. Jusqu’à la bande sonore! « 

Un processus de production aussi complexe et fastidieux – les pots sont remplis à la main – justifie bien sûr les prix pratiqués. La Crème de la Mer se vend 4 800 F pour 30 ml et 8 500 F pour 60 ml. En revanche, il n’y a plus de liste d’attente, comme jadis. A en croire Joseph Gubernick, la Crème de la Mer provoque une assuétude. Le groupe Estée Lauder ne reçoit-il pas quotidiennement des réactions enthousiastes d’utilisatrices dans le monde entier?

Carnet d’adresses en page 96.

Trui Moerkerke Photos: Bart Michiels

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