Le réalisme est plus tendance que jamais en matière d’aménagement d’intérieur. Les grandes marques et magazines lifestyle renoncent peu à peu aux clichés retouchés et aseptisés pour privilégier des espaces moins parfaits et plus humanisés. Décryptage.

Les intérieurs léchés, aux meubles sans patine, aux matériaux  » photoshopés  » à l’extrême pour paraître plus beaux et plus nobles, aux livres savamment alignés sur la table du séjour, à la corbeille chargée de fruits luisant comme du plastique, à la maîtresse de maison posant dans le sofa, cheveux brushés et sourire angélique… : tous ces clichés ont vécu. Ce qui est propre, net, aseptisé et… inhumain déserte peu à peu le monde de l’aménagement. Les images pomponnées et irréelles qui faisaient figure de référence dans les magazines, les campagnes publicitaires, les salons et autres rendez-vous design, il n’y a pas si longtemps encore, laissent place çà et là à un nouveau type de visuels où le réalisme s’impose. Fissures, papier peint décollé, carrelages ébréchés, meubles dépareillés, conduites d’évacuation des eaux et câbles électriques apparents, vaisselle non rangée, journaux éparpillés, bac à linge sale au bord de l’indigestion… Ces détails  » parasites  » sont aujourd’hui appréciés, voire recherchés, et génèrent une nouvelle esthétique en matière de décoration.

Ainsi, certains périodiques, comme Apartamento en Espagne et en Italie, proposent, dans leurs pages, des aménagements mettant en scène le quotidien de leurs habitants et la manière dont ils y vivent plus que l’exclusivité de leur agencement.  » Notre volonté n’est pas de montrer des intérieurs imparfaits ou en désordre mais de relater la vie de tous les jours, insiste Marco Velardi, co-créateur du média… et aujourd’hui directeur artistique de De Padova. Nous voulons avant tout raconter des histoires et tout nous inspire. Les sports, les gens, la nourriture, les plantes ou les blogs…  »

De grandes marques de design, elles, renoncent à leur catalogue en papier glacé, aux shootings liftés à l’excès, pour un mode de communication aux accents plus terre à terre. Précurseur, Vitra lançait, en 2003-2004, Vitra@home, une collection de meubles et d’accessoires pour l’habitat, en s’appuyant sur le concept de  » collage design  » cher à l’entreprise de Rolf Fehlbaum. Soit des aménagements d’intérieur intégrant des icônes de la marque dans un environnement  » naturel « , c’est-à-dire une pièce habitée et meublée sans esbroufe, et pas uniquement avec des articles  » sélect « . Pour l’expliquer, Fehlbaum raconte avoir découvert cette notion lorsqu’il avait 19 ans et visitait la maison de Charles et Ray Eames à Pacific Palisades :  » Un collage de meubles, d’objets, de culture populaire, de tissus, de tableaux, de plantes et de fleurs donnait une impression d’improvisation et en même temps d’ordre – chaque objet étant mis en valeur par la façon dont il s’intégrait à l’ensemble.  » Depuis, la photothèque de Vitra s’est remplie de nombreux clichés de tels collages, démontrant qu’un objet pointu peut se glisser dans un assemblage hétéroclite.

D’autres labels empruntent également le même chemin. Comme Flexform qui propose, cette saison, une publicité mettant en scène un canapé dans une pièce aux murs décrépis éclairée de quelques bougies :  » Nous jouons sur les contrastes entre un lieu défraîchi et notre sofa extrêmement élégant. C’est une façon originale de souligner la qualité de notre produit, mais aussi de transmettre une image moins froide.  » La griffe se sent néanmoins obligée de préciser, de peur que le message novateur ne soit mal perçu, que  » l’imperfection ne concerne que la photo et l’atmosphère, les meubles Flexform restant, eux, impeccables « . En 2010, chez Zanotta, on a également testé cette nouvelle voie de marketing avec une campagne racontant l’histoire d’un meuble, depuis l’usine jusqu’à la maison, un récit donnant lieu à des images moins clean. L’an passé, Muuto et Molteni, eux aussi, ont déjà joué sur cette esthétique décalée. Même Ikea a exploité le créneau, au printemps dernier, en proposant pour son édition limitée Annorlunda des images brutes de décoffrage où les créations colorées se pavanaient dans des espaces aux murs non parachevés et aux détails techniques laissés apparents. Une expérience que le géant suédois n’a toutefois pas étendue à son catalogue, toujours très propret.

BRISER LES RÈGLES

Si les marques semblent encore hésiter sous certains aspects, la tendance est néanmoins là. Plusieurs livres abordent d’ailleurs clairement le sujet. C’est le cas de A Perfectly Kept House is the Sign of A Misspent Life (en V.F. : Une maison parfaitement tenue est le signe d’une vie gâchée), aux éditions Rizzoli. Au fil des pages, Mary Randolph Carter, y illustre ce leitmotiv à travers des photos qui racontent l’histoire d’habitations et de familles,  » pour inspirer la créativité des lecteurs mais surtout leur offrir la liberté de vivre comme ils le veulent dans leur maison, non pas dans le désordre mais selon un encombrement qui leur est propre.  »

Christiane Lemieux, directrice artistique de DwellStudio, a, de son côté, publié au début de cette année Undecorate chez Clarkson Potter, présentant des intérieurs en perpétuel mouvement, où les objets et meubles se juxtaposent, sans suivre des règles stylistiques préétablies. Une belle illustration de ce qu’on appelle chez nous l’a-décoration. En avril dernier, le New York Times revenait sur ce mouvement, estimant qu’il s’agissait d’une évolution similaire à celle du Modernisme dans les années 40. À l’époque, touchés par la grande dépression, les Américains (comme les Européens) avaient misé sur ce courant venu d’Europe qui exprimait  » l’esprit frugal du moment « . Aujourd’hui, face à un nouveau marasme économique, les consommateurs opteraient donc pour une  » authenticité plus populaire, prenant un plaisir subversif à briser les règles du design establishment « . Le seul principe d’aménagement étant… qu’il n’y a pas de principe !

ÉTINCELLES DE VIE

Mais cette évolution vers plus de naturel et moins de perfection trouverait également sa source dans nos modes de consommation. Pour François Bernard, tendanceur et directeur de l’agence parisienne Croisements,  » les canaux d’achat en matière de décoration sont aujourd’hui tellement nombreux qu’il est possible de trouver des choses intéressantes partout, même gratuitement. C’est désormais vécu comme un talent de pouvoir dénicher un truc dans une poubelle « . Et de souligner le rôle que joue eBay et d’autres sites d’enchères en la matière. Cette facilité d’accès aux produits générerait dès lors des lieux où la cohérence de l’ensemble serait dictée par le hasard, et non par une recherche d’harmonie idéale.  » Ce qui devient crucial, c’est de raconter une histoire, la sienne, à travers un espace transgenre et évolutif, plus que de mettre au point une expression formelle « , résume l’expert. Une idée qu’il rattache à celle, ancestrale, du wabi-sabi au Japon qui reconnaît la beauté de l’imparfait, de l’inachevé, de la simplicité en somme.

Le monde 2.0. dans lequel nous vivons, dominé par les multimédias, serait également l’une des clés de compréhension de cette métamorphose du secteur. Pour le tendanceur français Vincent Grégoire,  » les gens en ont marre qu’on leur mente. Ils veulent voir des défauts, de l’humain. Face à cette société de plus en plus virtuelle, ils cherchent des étincelles de vie, ils compensent l’hyper-virtualité par une dose d’hyper-réalité « . C’est ainsi que, pour les mêmes raisons, les consommateurs apprécieraient, dans le domaine de la mode et de la beauté, les mannequins moins retouchés, les messages plus justes, les slogans qui ne trichent pas.  » Cette vérité rend les marques plus proches de l’homme, insiste Vincent Grégoire. Elles descendent de leur piédestal et créent une connivence avec le client.  » Ce qui est bien sûr vendeur…

LE LUXE DE L’IMPERFECTION

Ce réalisme rapprocherait donc le marché du design de ceux qui en acquièrent les produits. Mais de là à rendre le design moins élitiste, ce n’est pas si sûr… Selon Vincent Grégoire, cette recherche d’imperfection mène les clients à vouloir du sur-mesure, du fait-main, à rejeter ce qui est trop standardisé. Au même titre qu’ils veulent un sac haut de gamme assemblé par un artisan, ils rechercheraient des meubles rares, des assemblages uniques. Le défaut deviendrait un luxe, en matière de mobilier également, et serait dès lors réservé à un consommateur averti. François Bernard pense par ailleurs que cette déco  » downgradée  » serait en réalité prisée non pas par Monsieur Tout- le-Monde mais davantage par une certaine élite,  » pas matérialiste et m’as-t-vu mais intellectuelle et mondialisée, à l’image de l’homme nomade décrit par l’auteur Jacques Attali voilà près de dix ans « . Un homme qui parcourt la planète, portable à la main, et qui a fait de celle-ci sa maison. En toute imperfection.

PAR FANNY BOUVRY

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