Elle a deux amours : Bruxelles et Paris. En exclusivité, la styliste Lætitia Crahay (Chanel, Delvaux) a ouvert pour Weekend les portes de ses deux résidences. Deux villes, deux styles. Cherchez les coïncidences.

Il lui a fallu six mois de coups de téléphone à répétition passés à la directrice de studio de la mythique maison de la rue Cambon, à Paris, pour parvenir à décrocher une interview. Elle n’a pas renoncé… et sa tenacité a été payante. Après des études à La Cambre (dont elle est sortie diplômée avec la plus grande distinction), une collaboration entamée pendant ses années d’apprentissage du métier avec Olivier Theyskens, et une proposition chez Calvin Klein, la Belge Lætitia Crahay est devenue, à 24 ans et demi, responsable des accessoires et bijoux chez Chanel. Une fonction qu’elle exerce depuis cinq ans et demi avec passion auprès de Karl Lagerfeld,  » un être remarquable tant du point de vue professionnel qu’humain  » et qui vient de se doubler, depuis huit mois, d’une autre mission, celle de directrice artistique de la maison Delvaux. Chanel et son appartement parisien à deux pas de la rue Montorgueil, la semaine ; Delvaux et son loft bruxellois du quartier Sainte-Catherine, le week-end. Lætitia se partage aujourd’hui entre : un appartement haussmanien petit et cosy avec parquet, moulures, cheminées en marbre pour les courtes soirées parisiennes et un loft plus grand, plus minimaliste, plus contemporain pour recevoir les copains le week-end. Seul point d’ancrage entre les deux : sa chatte, qui ne la quitte pas. A deux ans et demi, Elektra suit Lætitia dans tous ses déplacements et dispose même de son fauteuil dans le Thalys, en première classe.  » Elle se glisse dans mon sac à main, un bag week-end et elle occupe une place à côté de moi, toujours dans le sens de la marche du train, c’est elle qui veut ça « , raconte spontanément Lætitia. Cette vie, dont elle dit elle-même qu’elle est un peu  » schizophrène « , la jeune femme l’apprécie, mieux, elle la revendique.  » J’ai les deux bons côtés à la fois de Paris qui est une ville active, très culturelle, où il se passe plein de choses et Bruxelles, plus calme, où je retrouve mes amis d’enfance. C’est un peu comme si j’avais ma maison de campagne à Bruxelles. C’est une vie de luxe, je double mes amis, mes émotions, c’est plus drôle. Je ne reconnais pas forcément tous les gens au risque parfois de passer pour une snob. Mais, entre tous ces déplacements, de Paris à Bruxelles en passant par Miami ou d’autres lieux où je dois me rendre pour le travail, parfois, je me réveille et je ne sais plus où je suis. Je me suis moi-même baptisée « Alzheimer girl « .

Belge avant tout

Si Lætitia a tout de la verve et de la répartie typiquement parisiennes, bien qu’elle affirme avoir  » un peu perdu sa grande gueule  » dans la capitale française, elle reste belge avant tout.  » L’artiste sonore Michel Gaubert me dit toujours que Véronique Leroy et moi, nous sommes très parisiennes car, pour lui, être parisien, c’est avoir été adopté par Paris. Mais moi je réponds que je suis belge. Je ne pourrai pas vous dire ce que c’est que d’être belge mais je pourrai vous expliquer ce que c’est que de ne pas être française . » Et Lætitia de se lancer spontanément dans une longue et passionnante argumentation. Argument numéro 1 :  » Le Belge est plus tourné vers les pays anglo-saxons en termes de littérature, de cinéma, de musique notamment. Il a une culture plus internationale que le Français qui parle à peine l’anglais et qui est très tourné vers son pays. Du coup, le Belge est plus underground et montre aussi une plus grande ouverture d’esprit « . Argument numéro 2 :  » Le Belge n’est pas fier et c’est une de ses chances, il se remet davantage en question que le Français, et s’intéresse aux autres « .

Pour autant, Lætitia apprécie la vie parisienne, sort au Baron, le club de l’artiste taggeur André. A Bruxelles, ses lieux de prédilection sont la discothèque Le Mirano, ou le club le Milk et le restaurant A ton avis, rue de Florence à Ixelles, tenu par une copine. C’est dans ce restaurant que se sont retrouvés tous ses amis parisiens après la soirée des 175 ans de Delvaux, le 12 novembre dernier à laquelle Lætitia Crahay avait convié pas mal de Français. Un certain nombre d’entre eux ayant participé à l’élaboration de l’ouvrage anniversaire de Delvaux,  » 175 : D  » qui a marqué une des étapes dans le renouvellement de l’image de la marque belge.  » En fait, au départ, je devais simplement aider la maison Delvaux à chercher un directeur artistique puis ses dirigeants m’ont convaincue de le faire moi-même. Cela me paraissait difficile du point de vue de mon emploi du temps, mais finalement, j’ai accepté car c’était pour moi une manière de revenir à Bruxelles, de ne pas couper avec mon pays d’origine.  » Pour Delvaux, Lætitia gère l’image, les campagnes de publicité, les nouvelles vitrines et a dessiné la collection automne-hiver 2005 de sacs aux noms célèbres comme Astrid, Louise, Georges et Victor. Assortie d’une série de porte-monnaie et de pochettes multifonctions, cette collection associe l’esprit de la grande maison avec des lignes plus modernes. La nouvelle collection, elle, nous promet de passer l’été, avec au bras, le Paul, le Félicien ou l’Astrid et intègre des variantes dans les matières et les coloris.

 » C’est vrai que je ne pouvais pas espérer mieux. La maison Chanel est le top en termes de prêt-à-porter de luxe et la maison Delvaux représente quelque chose d’important, de l’ordre du patrimoine, pour une Belge. D’un côté, je bénéficie de l’élite parisienne, des gens très intelligents qui n’ont plus rien à se prouver, de l’autre, je dois relever le challenge de donner un coup de jeune à une maison prestigieuse.  » Pas étonnant donc que Lætitia soit bien déterminée à maintenir sa double activité aussi longtemps que possible. La nouvelle génération de stylistes ? Elle la trouve fainéante.  » Je suis en train de rechercher une assistante car la mienne, qui est belge, veut rentrer en Belgiqueà Franchement quand on explique le boulot aux jeunes stylistes, ils ont toujours une bonne raison de ne pas accepter. Au début, quand j’ai décroché le job chez Chanel, je me suis dit que j’avais de la chance mais je pense maintenant que c’était grâce à ma persévérance.  » Et pourquoi avoir choisi d’appeler Chanel pendant six mois et pas une autre maison ?  » Parce qu’il vaut mieux taper haut que taper bas. J’aurais pu créer ma marque mais je ne le sentais pas, j’arrivais après la génération des Olivier Theyskens, Veronique Branquinho, Raf Simons… et ne voulais pas non plus continuer à travailler dans l’ombre d’Olivier Theyskens. Et finalement, avec le 11 septembre 2001, je me suis rendu compte que ma propre marque n’aurait pas marché. J’ai été bien inspirée. J’ai toujours agi à l’instinct.  » On comprend mieux qu’avec une telle philosophie, Miss Crahay ait doublement réussi.

Double vue à Bruxelles…

Son hall d’entrée est un décor de film pour Enki Bilal, son toit-terrasse, le lieu idéal pour un défilé de mode. Voilà le genre de choses que l’on se dit en pénétrant dans le loft bruxellois de Lætitia. C’est dans les ex-locaux colossaux du journal  » L’Echo de la Bourse « , édifiés en 1930 et morcelés à la fin des années 1990 en appartements trendies avec vue sur le pentagone, que la jeune femme a aménagé récemment son pied-à-terre.  » Je passe de plus en plus de temps à Paris mais j’avais vraiment envie de conserver quelque chose dans ma ville « , dit-elle. Avec la collaboration de son père, Patrick Crahay, architecte formé lui aussi à La Cambre, Lætitia a transformé un cube brutaliste bétonné en un univers ouaté qui lui ressemble. Dans cet « open space » où seule la salle de bains est isolée û un bloc aveugle recouvert d’un papier peint de l’artiste Claude Closky figurant le cours du Nasdaq û, chambre, salon, cuisine communiquent dans une même continuité. Mais l’architecture n’est pas ce qui lui parle le plus. Aux mots axonométrie, perspective et m2, la demoiselle préfère ceux de matières, textures, couleurs.

Lætitia avoue sans détour son goût pour la déco tendance comme le placage en zebrano, un bois très fifties qu’elle a utilisé en résonance avec le parquet pour habiller portes et meubles ou le recours û très design hôtel û aux bandeaux lumineux, logés dans la chambre à raz de plancher. Un loft où s’impose aussi le noir et blanc. Pour ce qui est du noir : les chaises  » B301  » de Le Corbusier et Perriand, le lit capitonné de Mies van der Rohe ou un corbeau empaillé très hitchcockien. Pour ce qui est du blanc : les murs immaculés et les lampes sculpturales comme la  » Set up shades « , un empilement d’abat-jour signé Marcel Wanders pour le collectif Droog design. Quant aux peaux de zèbre à même le plancher, elles jouent la mixité chromatique ! Les objets û qui n’hésitent pas à tailler large (comme l’illustre, dans la cuisine, la lampe  » Taraxacum  » de Achille Castiglioni) û sont peu nombreux pour un maximum d’espace, histoire de laisser l’imagination circuler librement. Les rares notes de couleurs sont apportées par des objets de petite taille, plus intimes, plus personnels. Comme ce packaging collector jaune soleil en forme de trolley qui renferme des numéros de  » Interview « , la revue légendaire de Andy Warhol. Il y a aussi ces miniatures  » kidultes  » que Lætitia affectionne particulièrement.  » J’adore les robots et les jouets un peu kitsch. Une question de génération sans doute « , lâche-t-elle en évoquant sa collection de figurines à l’effigie de Karl Lagerfeld, Alexander McQueen ou Donatella Versace éditées par le magazine hype  » Visionaire « . Pour son anniversaire, on lui a offert une glace qui permet d’inscrire en diodes rouges luminescentes 7 500 caractères différents ; ludique, léger, un miroir fait à son image.

… et à Paris

 » Ce qui est génial dans le fait de vivre dans deux villes, c’est de pouvoir imaginer des ambiances à la fois très différentes et très proches « , s’enthousiasme Lætitia. A 350 kilomètres de Bruxelles, au c£ur du fief bobo du IIe arrondissement de Paris se niche son autre résidence. Belle façade classique, hall d’entrée rutilant, appartement de taille modeste découpée en plusieurs pièces, couloir latéral dans la tradition haussmanienne : le contraste avec l’adresse bruxelloise est maximal.  » Comme toujours à Paris, ça a vraiment été la galère pour trouver un appartement sympa. C’est un pur hasard : la fille de la créatrice de mode Maria-Luisa, qui est une amie, m’a fait rencontrer son voisin qui allait quitter l’endroit. J’ai sauté sur l’occasion.  »

Deux espaces que tout oppose en apparence. Mais pour qui connaît un tant soit peu l’imaginaire de la créatrice, les parallèles entre les deux territoires ne tardent pas à se manifester. Aussi classique que son loft bruxellois est alternatif, son  » deux pièces  » parisien recèle une sélection de meubles qui n’est pas sans rapport avec son autre domicile. Dans le salon, son attirance pour le design des années 1950 est pleinement réaffirmé à travers une sélection d’incontournables classiques tels le tabouret  » Butterfly  » de Yanagi ou la chaise à bascule en fibre de carbone de Charles Eames. Touffu, le lieu rappelle ce monde de l’enfance que Lætitia affectionne, tantôt dans sa version arty (un marcassin empaillé portant un bandage, de l’artiste belge Pascal Bernier), une biche en Plexiglas bleu électrique ou, plus littéralement, comme cet ensemble de Goldorak et autres jouets robots hérités de son oncle, l’artiste tournaisien Pierre Caille. A New York, Lætitia a craqué pour un globe terrestre à fond noir et malgré l’exiguïté de son domicile parisien, elle n’a pas pu résister.  » Oui, je sais, l’endroit est assez dense mais j’aime profondément chacun de ces objets. C’est très affectif pour moi.  » Dans la chambre attenante, où moulures et cheminée en marbre ont été conservées, Lætitia n’a pas voulu brouiller les cartes du classicisme. Enfin presque. Un lapin empaillé avec collier de perles fera bien frémir quelques âmes sensibles, sans doute les mêmes qui se demanderont comment depuis son lit, l’occupante peut trouver le sommeil face à ce dessin signé Charles Anastase qui représente un personnage tirant la langue. Ce que Laetitia pourrait bien répliquer à ceux y trouvant à redire.

Agnès Trémoulet et Antoine Moreno – Photos : Renaud Callebaut

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